Pourquoi les négociants payaient-ils si mal les canuts en 1831 ?
Question d'origine :
Pourquoi, en 1831, les négociants payaient si mal les canuts ?
Réponse du Guichet
En 1830, la Fabrique doit faire face à l’essor de la concurrence étrangère: la situation privilégiée dont bénéficie la production Lyonnaise jusqu'à présent est mise à mal par les pays voisins, Suisse, Allemagne, Hollande, Angleterre. D'autres problèmes s'ajoutent à cette saturation du marché: la culture du mûrier, nécessaire à l'élevage des vers à soie, connait des difficulté en France, ce qui l'oblige à s'approvisionner auprès de l'Italie et de l'Espagne pour les soies grèges, à des prix souvent excessifs.
Pour pallier à cette situation, les négociants Lyonnais vont au plus simple, et optent pour une « une solution simpliste, capitaliste par essence »: ils rognent sur les prix des façons, payées aux ateliers non à la journée mais à la pièce (raison pour laquelle les ouvriers n'ont pas la garantie d'un salaire fixe).
Soyons précis sur l'étincelle qui déclenche la révolte de novembre 1831: alors que le tribunal des prud'hommes saisi par les chefs d'atelier, puis le préfet Bouvier du Molart estiment nécessaire la fixation d'un tarif au minimum, que ce tarif est signé lors d'une réunion des canuts et des négociants, celui-ci est contesté rapidement par ces derniers qui cherchent aussitôt à le faire abolir. Le préfet se rétracte alors et déclare que le tarif n'est qu'un engagement sans valeur obligatoire. La colère, un temps calmée par l'adoption du tarif, redouble de violence chez les canuts. Cette douche froide sur leur victoire avait déjà de quoi mettre le feu aux poudres, mais les négociants vont pousser le bouchon encore plus loin: ils refusent du travail pour mettre les canuts au chômage, et donc à la rue. Les conditions sont en place pour l'explosion qui va bientôt suivre. « Le tarif ou la mort! »
Pourquoi les négociants s'acharnaient-ils à refuser un tarif minimum aux canuts alors que même le préfet en admettait la nécessité ?
Pour citer La révolte des canuts de Jacques Perdu (p.28) :
Les "soyeux" Lyonnais ont toujours eu la réputation de cagots routiniers qui ne brillent ni par leur intelligence ni par leur libéralisme. Face à la concurrence étrangère, ils ne trouvent qu'une solution simpliste, capitaliste par essence, le maintien des salaires à des taux que le prix de la vie rendait plus qu'insuffisants (...)
Après un long âge d'or de la soie Lyonnaise dominant le marché international - ce qui n'empêche ni les crises, ni les tensions entre négociants et ouvriers: ces derniers bénéficiant peu des périodes de prospérité du marché de la soie - la concurrence étrangère frappe durement la Fabrique. L'abolition du tarif anglais en 1824, le recours aux machines à vapeur des ouvriers anglais contre les métiers à main des français, et le prix favorables que l'Angleterre obtient de de ses colonies pour les matières premières font par exemple de celle-ci un redoutable concurrent. Après 1826, la situation ne va faire que se dégrader pour l'industrie Lyonnaise. Ce n'est qu'en 1830 que l'ouverture du marché sud-américain vient interrompre quelque peu cette dégringolade. Pour autant les revenus des ouvriers n'augmentent pas.
L'histoire de l'industrie soyeuse Lyonnaise aura été un long bras de fer entre négociants et ouvriers. Le tarif a été obtenu, puis révoqué plusieurs fois, par exemple en 1789, 1793, en l'an XI et en 1811. La situation des ouvriers ne s'est pourtant jamais significativement améliorée, entre autre raison parce que, même durant les périodes fastes de la Fabrique, les ouvriers, mal payés, étaient le plus souvent incapables d'épargner, entretenus dans une situation de précarité permanente les laissant à la merci des négociants (et de leur employeur direct, les maîtres-ouvriers chefs d'atelier).
Il est d'autant plus facile pour les négociants d'entretenir cet état de fait que, n'étant pas à proprement parler leurs patrons, ils ne connaissent pas les ouvriers qui travaillent pour eux, pas plus qu'ils n'ont la moindre idée de leurs conditions de vie :
De par l'organisation de la Fabrique lyonnaise (...), les négociants ne sont pas en rapport direct avec le prolétariat misérable qu'ils exploitent. Ils ne connaissent pas les ouvriers qui travaillent pour eux. Ceux-ci leur sont aussi étrangers que les Indochinois qui récoltent le caoutchouc le sont à M. Michelin."
source: La révolte des canuts de Jacques Perdu, p.12