Pourquoi appelle-t-on un journal un "canard" ?
Question d'origine :
Bonjour,
Pourquoi certains disent "canard" pour parler d'un journal ?
Merci
Réponse du Guichet
Bien que l'étymologie des mots d'argot tendent à s'enraciner dans un passé obscur, il semble que l'utilisation du mot "canard" pour désigner un journal soit lié à une expression ancienne désignant la duperie... le "canard" a donc peu a peu désigné un mensonge, une fausse nouvelle, un fascicule spécialisé dans les nouvelles douteuses, sans qu'il soit toujours possible de démêler l'ordre dans lequel ces sens ont dérivé les uns des autres.
Bonjour,
Voici ce que nous répondions il y a quelques années à la question Pourquoi appelle-t-on un journal un canard ? :
Le Journal historique de la langue française indique que « Le sens figuré archaïque de « fausse nouvelle lancée dans la presse » (v. 1750), issu d’une expression d’origine inconnue bailler un canard à moitié « tromper » (1584), a donné lieu par extension à celui de « journal de peu de valeur » puis « journal quelconque » (le Canard enchaîné, nom d’un journal satirique). »
Voici en complément les explications apportées par Libération :
« Le mot «canard» qui désigne aujourd’hui n’importe quel journal, n’a pas toujours eu ce capital cocasse et chaleureux. Son origine ne doit rien au palmipède dandinant baptisé ainsi depuis le XIIIe siècle. Péjorative, elle remonterait plutôt à l’expression «bailler un canard à moitié», autrement dit raconter un mensonge, faire des promesses impossibles à tenir. C’est dans ce sens-là que l’utilise, dès 1584, l’écrivain François d’Ambroise dans sa comédie les Néapolitaines. La tournure elle-même viendrait de l’ancien français «caner», caqueter, qui a aussi produit «cancan». On se rapproche… Le Dictionnaire de Furetière confirme en 1690 : «On dit proverbialement, donner des canards à quelqu’un, pour dire, luy en faire accroire, ne luy pas tenir ce qu’on luy avoit promis, tromper son attente.» Les ragots déforment la vérité, constate encore Mérimée dans une lettre à la comtesse de Montijo (1870). «Mme X. m’avait annoncé le mariage de Sabine, mais il paraît que c’est un canard.»
Du coup, avec la presse, dès 1750, notre canard bobard évolue vers la version écrite du récit mensonger, insérée dans un journal. On brûle. «Le canard est une nouvelle quelque fois vraie, toujours exagérée, souvent fausse. Ce sont les détails d’un horrible assassinat, illustrés parfois de gravures en bois d’un style naïf ; c’est un désastre, un phénomène, une aventure extraordinaire : on paie cinq centimes et l’on est volé», définit ainsi Gérard de Nerval, dans son Histoire véridique du canard (1845). Caustique à souhait, celui qui fut journaliste à ses heures dresse un inventaire des informations farfelues relevées dans les gazettes : l’enfant né avec une dent d’or, l’accouchement «phénoménal» de 300 enfants par une comtesse de Hollande, la femme à la tête de mort, l’invalide à la tête de bois, «le bateau sous-marin destiné à tirer Napoléon de son île ; puis le soldat de l’Empire échappé de Sibérie, qui se mettait en marche généralement vers le mois de septembre».
L'ouvrage de Serge Bénard Les mots de la presse écrite, que nous avons pu consulter, retient une explication semblable : "Au XIXè siècle, il s'agissait d'une fausse nouvelle, d'un récit mensonger inséré dans un journal" - citant Nerval et Balzac qui parlent de canard en ce sens.
Cependant le mot n'a pas désigné que les fausses nouvelles fabuleuses, mais également les organes spécialisés dans leur diffusion. Gallica, bibliothèque numérique de la BnF, a consacré son dossier Des canards aux Histoires tragiques, l’information aux XVe-XVIIe siècles à ces publications :
Le canard, apparu en France dès 1488 pour rapporter des faits politiques ou religieux d’envergure, est devenu la forme imprimée que prend le fait divers au XVIe siècle. Aussi appelé « occasionnel », il relate des événements rares, par leur fréquence et leur singularité. Il raconte ce qui est « outre l’ordinaire », selon l’expression d’Ambroise Paré, à la fois ce qui n’est pas commun et ce qui ne se conforme pas à l’ordre de la nature : désordres moraux, troubles sociaux, catastrophes naturelles, monstres et diableries.
Apologue, le canard était souvent élaboré selon une trame identique : il introduisait une sentence, exposait les faits et concluait en forme de morale. Si le texte était court, le ton saisissait : en frappant l’imagination, en suscitant l’admiration ou l’étonnement, le canard divertissait et, enclin à sermonner, il éduquait, il édifiait. Les événements extraordinaires, décrits avec un luxe de détails pour faire vrai, étaient relatés, de bonne foi, par des auteurs le plus souvent anonymes ; des listes de témoins étaient d’ailleurs présentées comme pour mieux paraître authentiques.
Au-delà d'un goût prononcé pour le sensationnel, les canards se reconnaissent bien par leur facture matérielle, se distinguant par une composition éditoriale hâtive. Le papier était de mauvaise qualité, la typographie peu homogène, les coquilles nombreuses et les images de récupération. Ces feuilles volantes, brochures ou almanachs, parfois illustrés, étaient vendus à la criée et racontés devant un auditoire plutôt que lus dans la sphère privée. En fonction des publics, ils étaient appréciés différemment, et leurs contenus reçus sans réserve, avec scepticisme ou avec amusement. Cette formule à succès s’explique par une économie de moyens et une narration volontiers stéréotypée dont les références partagées étaient comprises des contemporains.
En outre, les canards ont alimenté le genre littéraire des Histoires tragiques, en vogue au début du XVIIe siècle. À la fin des guerres de religion, dans un contexte intellectuel et moral propice, l’activité littéraire avait, tout en distrayant, une fonction pédagogique. Réalité et fiction ne se distinguant pas de façon nette, l’imagination apportait aux faits attestés une tension romanesque. Un événement historique pouvait ainsi être décrit à la façon d’un prodige, et les informations dramatisées selon les motivations morales de l’auteur.
Une fois les occasionnels lus, les contemporains s’en débarrassaient, aussi les collections sont-elles aujourd’hui exceptionnelles. Mais si leur caractère éphémère les a rendus rares, les canards constituent un matériau d'une grande richesse pour l'historien de la culture et des représentations.
L'organisation thématique du corpus ici proposée répond avant tout à la commodité d'un classement fait en fonction de ce qui apparaît comme la caractéristique majeure de chaque événement relaté. Mais les sujets évoqués dans un même canard empruntent souvent à plusieurs rubriques. Une catastrophe naturelle pourra, par exemple, trouver une explication dans un sacrilège, et les diableries être rapportées à des désordres moraux.
Si le canard "fausse nouvelle" et le canard "feuille à scandale" semblent assez évidemment liés, nous ne saurions affirmer quel sens a dérivé vers l'autre. Philippe Nieto, auteur du chapitre L’éclectisme du style dans le « canard » au xixe siècle dans l'ouvrage collectif La Communication littéraire et ses outils : écrits publics, écrits privés paru aux éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques et lisible gratuitement sur OpenEdition, ne tranche pas :
Sur l’origine du terme même de « canard » pour désigner ce type d’occasionnel, certainement issu de l’argot des imprimeurs, les propositions de Balzac, Nerval et d’autres, rapportées par Jean-Pierre Seguin, se révèlent plutôt floues. Elles concordent sur un point : un certain mépris pour le contenu des informations, traitées de « racontars », « billevesées », de « fait qui a l’air d’être vrai mais qu’on invente pour relever les faits-Paris quand ils sont pâles », de « nouvelle quelquefois vraie, toujours exagérée, souvent fausse ». Nous retrouvons presque mot pour mot l’appréciation de Pierre de L’Estoile, grand amateur d’occasionnels et de placards, occasionnels qu’il égratigne pourtant en les qualifiant de « balivernes », « fadezes », « fables », « sornettes »…
Mais c’est surtout l’objet désigné par ce terme qui reste plutôt imprécis. Le canard est-il la nouvelle elle-même ? L’imprimé qui rapporte cette information ? Le personnage qui la vend dans la rue, en criant, ou plutôt caquetant « comme un canard » ? Sans être dépourvu d’ambiguïtés, l’exposé le plus clair à ce sujet se trouve dans [l'ouvrage de 1841] Les Français peints par eux-mêmes. Le terme y désigne à la fois la feuille, imprimée par un « canardier », et le crieur lui-même.
Pour incroyables qu'elles soient, ces feuilles auraient eu une certaine importance dans l'histoire littéraire française au début du XIXè siècle, si on en croit l'article de Filip Kekus, Du canard romantique : enjeux de la mystification pour la génération de 1830 », Romantisme, 2012/2 (n°156) !
Bonne journée.