Quelles langues étaient parlées dans les Etats latins d'Orient conquis par les croisés ?
Question d'origine :
Bonjour et merci d'exister. Votre travail est assez impressionnant.
Ma question concerne les Etats latins d'Orient, qui furent conquis par les Croisés du Moyen-Age. Les Croisés étaient des chrétiens occidentaux de différentes origines. Des populations locales (arméniens, byzantins...) se sont mélangées aux colons de ces états nouvellement constitués. Au vu de la nature très hétéroclite de ces populations, je voudrais savoir quelle langue y était parlée.
Réponse du Guichet

En effet, la conscience de la complexité linguistique émerge parallèlement à l'idée de prêcher à la Croisade. Il n'est pas inutile de rappeler que le pape Urbain II a utilisé, pour s'adresser aux fidèles et se faire comprendre le 27 novembre 1095, une langue romane simplifiée.
Aujourd'hui, différents chercheurs apportent des informations et des points de vue intéressants et complémentaires, bien que parfois contradictoires, sur les échanges linguistiques entre les Francs ou Latins et les populations autochtones au Levant à l’époque des Croisades.
Bonjour,
L’article en ligne intitulé "Etats croisés" offre un aperçu du Moyen Orient sous la domination des croisés et consacre quelques lignes aux questions de communication dans un univers multi-ethnique:
" Comme la plupart des croisés venaient de France, la langue officielle des États croisés était la langue d'oïl, qui était alors parlée dans le nord de la France et par les Normands. En revanche, la plupart des populations autochtones, quelle qu'ait été leur religion, parlaient soit l'arabe, soit le grec (ou les deux).
En raison des barrières linguistiques et religieuses, ainsi que de celles qui séparaient les gouvernants des gouvernés, l'intégration culturelle entre les Occidentaux et les peuples qu'ils dominaient est très faible. Les contacts se limitaient plutôt aux affaires juridiques, économiques et administratives. Si intégration culturelle il y eut, elle se fit surtout sentir du côté des Francs et se traduisit par l'adoption des coutumes locales. Il est également vrai que les colons venus de l'ouest n'étaient pas toujours des nobles et que toutes les professions imaginables s'étaient embarquées pour une vie nouvelle et difficile au Moyen-Orient. Peut-être que ces gens plus ordinaires s'intégrèrent un peu mieux à la population locale, du moins dans les villes les plus cosmopolites. La vie dans les communautés rurales, cependant, continua comme avant l'arrivée des croisés. "
Dans son livre Les Latins en Orient XIe-XVe siècle, le spécialiste des relations entre les mondes latin et byzantin, Michel Balard, pose la question des relations entre les populations, et donc dans un champ plus large que le phénomène linguistique. Il veut préciser de quelle société il s’agit et cerner les processus culturels que l’établissement des Latins a induits en Terre Sainte. Ainsi, il observe :
La coexistence d’un élément latin minoritaire mais détenteur du pouvoir, et de communautés indigènes majoritaires, mais sujettes, pose le problème de la réalité ou de l’échec de l’acculturation. Quelques exemples suffisent à l’évoquer. En Terre Sainte, l'historien Joshua Prawer avait souligné le caractère «colonial» de l’établissement des Francs, désertant les campagnes pour s’installer en ville et y créer une société d’apartheid. Prenant le contre-pied de cette thèse, un autre érudit, Ronnie Ellenblum, en conjuguant les données des textes et les résultats de fouilles, a démontré que l’on pouvait parler d’une société franco-syrienne, «société de frontière», à condition d’en exclure l’élément musulman, les Francs s’étant installés dans les zones rurales majoritairement occupées par les chrétiens orientaux. (p. 165)
Marc Bayard poursuit en comparant les sociétés formées au Levant suite aux Croisades avec les phénomènes ayant lieu en Crète, à la même époque, où « l’on s’accorde à décrire la naissance d’une culture vénéto-crétoise ». Il évoque les recherches de Sally McKee basées sur les sources notariales qui, selon lui,
" mieux que les sources officielles décrivent la coexistence des Grecs et des Latins. (…) Une grande proportion de la société candiote compte au fil du temps des ancêtres à la fois grecs et latins. La croissance d’une population mixte et continuelle. Les conséquences sociales et culturelles sont considérables. Les crétois ont une grande familiarité avec la civilisation occidentale: … des parties de leurs maisons portent des noms italiens (portego, loggetta, camaretta), les œuvres des écrivains italiens des XIVe et XVe siècles se retrouvent dans les bibliothèques des grandes familles grecques. D’autre part, les Vénitiens de Crète s’hellénisent progressivement…". (p. 166)
En Romanie génoise, c.à.d. dans l’Empire latin mis en place à Constantinople par les Croisés de la quatrième Croisade, les Génois occupent, de préférence les quartiers centraux de chacun des comptoirs, il n’y a pas de ségrégation entre les diverses ethnies dans le domaine de l’habitat.
"Les Juifs ont un quartier particulier, une judecha à Péra, à Chio et à Caffa, mais il n’est pas rare d’y trouver la résidence de Latins et de Grecs. Les relations de voisinage impliquent des contacts quotidiens, donc des échanges linguistiques. Les autorités génoises prennent à leur service des interprètes, mais il est probable que des notaires et des marchands établis de longue date en Orient comprennent telle ou telle langue du lieu et que les Orientaux aient pu acquérir des rudiments de génois : on note en effet la présence dans les actes notariés de témoins qui servent d’interprètes, sans avoir de fonction officielle. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que le Codex cumanicus, sorte de lexique trilingue écrit vers 1303 et dont l’éditeur attribue la paternité à un Génois soit né dans une société caffiotte où races et religions se mêlent, où les nécessités du commerce imposent des rapports constants entre les diverses ethnies. C’est dans ces milieux d’outre-mer que se forme une lingua franca utilisant un vocabulaire nouveau imprégné de mots arabes, grecs, arméniens ou turcs. La langue des notaires génois installés en Orient se colore de tous ces apports orientaux, du même que celle des Grecs, des Arméniens ou des Tatars dut s’enrichir d’éléments de vocabulaire génois.» (p. 166-167)
L’histoire moderne des Croisades de Jonathan Phillips, spécialiste dans son domaine et professeur à l’Université de Londres, semble appuyer la vision d’une société plus ouverte et plus favorable à l’acculturation. Voici l’aveu de Foucher de Chartres, participant de la première croisade qui a décidé de rester au Levant. Il avait laissé cette description des terres franques datant de 1120 :
" Nous qui avons été des Occidentaux, nous sommes devenus des Orientaux (…); celui qui habitait Reims ou Chartres se voit citoyen de Tyr ou d’Antioche. Tels d’entre nous possèdent déjà en ce pays des maisons et des serviteurs (…); tel autre a épousé une femme qui n’est point sa compatriote, une Syrienne ou Arménienne, ou même une Sarrazine qui a reçu la grâce du baptême (…). Les idiomes les plus différents sont maintenant communs à l’une et à l’autre nation, et la confiance rapproche les races les plus éloignées (…). Celui qui était étranger est maintenant indigène, le pèlerin est devenu habitant. " (p. 63)
Dans cette description, l’orientalisation des Francs semble contrer la thèse d’une société levantine où les communautés demeurent séparées. Néanmoins, il faudrait garder un tableau nuancé de ces populations selon les sources, les communautés, les classes sociales, l’intensité et le caractère des interactions, les régions et peut-être même les périodes étudiées.
Après une expérience de traductrice-interprète, Zrinka Stahuljak, professeure de littérature et civilisation médiévales à l’Université de Californie, souligne dans son ouvrage sur les fixeurs (c.à.d. les interprètes accompagnateurs) au Moyen Age, un point qui lui paraît très important :
"Même si on peut considérer que la récupération de la Terre dite sainte est une conquête voire une colonisation, le but des traités n’est jamais d’imposer la langue du conquérant, comme cela a été le cas dans la colonisation menée par les Etats-nations modernes. Au contraire, le but est d’apprendre et de maitriser les langues des territoires à conquérir. L’occupant n’impose pas sa langue, mais apprend celle de l’occupé. L’apprentissage des langues étrangères pour le conquérant, pour les croisés, est le moyen d’exercer le contrôle sur le territoire conquis, et de s’en servir pour convenir et par conséquent rallier la population au dogme et à la vraie foi". (p. 74)
Pour aller plus loin:
Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval de Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, chap. Ecrit/oral, éd. Fayard, 1999 ;
Croisades et croisés au Moyen Age d’Alain Demurger, éd. Flammarion, 2006 ;
Croisades et orient latin XIe-XIVe siècle de Michel Balard, Armand Colin, 2017.
Une réponse à notre usager déjà formulée par le Guichet du Savoir, et notamment sur les langues utilisées par les marchands européens médiévaux, peut également vous intéresser !
Nous vous souhaitons une très bonne lecture !
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