Question d'origine :
Est-ce que beaucoup de choses sont subjectives selon la personne dans la vie? Est-ce que l'on peut vraiment prétendre à l'objectivité? Est-ce que la vérité objective existe?
Réponse du Guichet
L'opposition commune entre le subjectif et l'objectif selon laquelle notre subjectivité nous empêcherait d'avoir un point de vue objectif, est beaucoup plus complexe qu'il n'y parait, d'autant qu'il ne semble pas exister de "vérité objective"...
Bonjour,
Votre question sur l'objectif, le subjectif et la vérité, évoque les questionnements fondamentaux de la philosophie, sur lesquels les philosophes sont loin d'être unanimes, il est donc très difficile de répondre brièvement, simplement et exhaustivement, oserons-nous dire objectivement !
La subjectivité est la «condition du sujet pensant» (Vocabulaire de philosophie. 1 : Les mots du sujet ) ou ce «Qui est propre à un sujet déterminé, qui ne vaut que pour lui seul» (CNTRL ), ainsi une chose est subjective parce qu’elle est «Propre à une personne en particulier». On pourrait donc affirmer que toute chose (une valeur, une connaissance, une culture, une vérité, un jugement, une idée, une sensation, un goût, une vision, une opinion, une critique…) est subjective dès lors qu’elle émane d’un seul individu.
L’objectivité serait alors «ce qui correspond effectivement à la réalité et constitue le fondement même de l’accord des esprits, par opposition à ce qui, chez tel ou tel, n’est que représentation contingente ou passagère». L’objectivité serait le caractère de la démarche scientifique en ce qu’elle «tend à s’affranchir de la sensibilité subjective en construisant méthodologiquement son objet à partir de l’observation et de l’expérimentation». La philosophie de A à Z / Elisabeth Clément, Chantal Demonque, Laurence Hansen-Love, Pierre Khan
Mais cette opposition volontairement très schématique ne tient pas très longtemps, voici ce que nous dit Philosopher, les repères / Olivier Dekens :
«Le sens commun oppose ces deux notions comme le fondé au non-fondé, le rationnel au sentimental, l’impartial au partial. Cette présentation du débat suppose l’existence incontestable et évidente d’une vérité objective, présente de toute éternité et qu’il suffirait de percevoir justement pour avoir raison. La subjectivité relèverait ici de l’ignorance, de la mauvaise foi, de la passion ou de la bêtise; l’objectivité au contraire serait accessible aisément à tout individu suffisamment intelligent pour faire la part des choses entre ce qui vient de lui et ce qui émanerait de cette objectivité toujours déjà donnée. Une telle présentation du débat est fausse, et prend pour donnée de départ ce qu’il s’agit précisément d’établir. Il faut donc en venir au sens strictement philosophique du problème. Le subjectif désigne alors ce qui appartient à une pensée s’appréhendant elle-même par la conscience; l’objectif ce qui appartient à un objet conçu comme indépendant du savoir que le sujet peut en avoir. Le problème est alors le suivant: étant entendu que la connaissance met toujours en rapport un sujet et un objet, comment s’articulent en elle la part subjective et l’apport objectif? Autrement dit si tout savoir est, dès qu’il est formulé sous forme de pensée, subjectif, comment peut-on tirer de cette subjectivité essentielle un caractère d’objectivité, qui résiderait alors dans la fidélité de la connaissance à l’objet appréhendé ?» Un peu plus loin, il est noté: «Tout d’abord il est absurde de réduire le subjectif au singulier. Comme Kant, puis la phénoménologie l’ont montré, de l’objectif peut sortir du subjectif, en ce que celui-ci peut comporter des structures universelles de connaissance et de conscience.»
Voici dit autrement :
«La condition de sujet n’est pas personnelle mais universelle, on en déduira, avec Kant, que la subjectivité est universelle alors même qu’elle n’est concrètement réalisée que dans tel ou tel je pense singulier. En outre, si l’on peut explorer les principes de la pensée en tant que communs à tout je pense, on peut soutenir que la subjectivité est universelle une nouvelle fois au sens où elle est la même pour tous les sujets. On peut dire par exemple que tous les esprits jugent, sentent, désirent, etc, quoique leurs jugements, leurs sensations, leurs désirs diffèrent d’un individu à l’autre? La subjectivité n’est donc pas un obstacle à l’étude rationnelle de la pensée, ni à l’obtention de vérités universelles (aux deux sens du terme: portant sur tous les sujets et aptes à réaliser l’accord de tous les esprits). Descartes l’a compris, qui a fondé l’édifice entier de son système sur la vérité du cogito en existence et essence; puis Kant, qui cherche à fonder une science métaphysique du sujet.».cf. Vocabulaire de philosophie
Il semble donc que l’idée de dire que tout est subjectif est une impasse et que la subjectivité est la nécessite même de la connaissance. Quant à l’objectivité, la question de savoir si l’on peut y prétendre, c’est-à-dire avoir une représentation exacte de la réalité, est loin d’être tranchée, l’objectivisme pouvant amener à oublier le sujet par une conception naïve de l’objet. Si certains philosophes nient la possibilité même d’une objectivité, la majorité a réfléchi aux meilleures façons de l’atteindre, notamment dans le domaine scientifique. Le positivisme allant jusqu’à affirmer que seule la science est en mesure de produire des énoncés vrais (et donc objectifs) en se posant la question du «comment» (ou dégager des lois scientifiques en analysant les phénomènes) et non pas du «pourquoi» (à laquelle il n’y a pas de réponse).
«Peu de philosophes refusent absolument l’idée d’objectivité. L’universalité, ou du moins la généralité qu’elle implique semble constitutive de l’idée même de science; reste à savoir comment une telle objectivité est atteignable. Doit-on, à la suite de Descartes et des principaux rationalistes, considérer que la raison humaine est structurellement capable de parvenir, par son universalité propre, à une connaissance objective? Doit-on comprendre le terme objectivité en un sens plus modeste, et faire de la science la synthèse organisée des expériences qu’un sujet fait de l’objet ? L’objectivité se construit dans les deux cas à l’intérieur de la pensée d’un sujet. Mais son contenu provient dans le premier cas du sujet lui-même, alors que c’est finalement l’objet qui fournit son objectivité à la connaissance dans une théorie empiriste (Locke, Hume, Condillac). Kant apporte une solution originale au problème, en distinguant l’objet transcendantal, qui est la cause inconnue des phénomènes, et l’objet de connaissance dont l’objectivité vient des conditions de possibilité a priori et universelles de toute expérience. L’objet est la synthèse des intuitions empiriques et des concepts de mon entendement (Critique de la raison pure). La phénoménologie définit l’objet comme ce qui est visé et constitué par un acte intentionnel de la conscience. Il y a de l’objectivité dans la subjectivité quand celle-ci est considérée dans ses structures propres d’appréhension, qui sont universelles (Husserl, Recherches logiques). La phénoménologie est sur ce point fidèle à son double héritage cartésien et transcendantal. Quand peut-on dire finalement qu’une connaissance est objective? Si on a renoncé depuis Kant, à prétendre dire l’essence des choses, on considère en général, à la suite de Popper (Le réalisme et la science), que l’objectivité est avant tout le fait d’une exclusion de toutes les propositions trop singulières pour être soumises à des tests intersubjectifs.» cf. Les repères
Mais revenons au fait que cette opposition trop tranchée entre subjectif/objectif présuppose qu’il y aurait une vérité objective et donc à la fin de votre question. Nous vous conseillons la lecture du chapitre La science, la raison et la vérité de Les grandes questions philosophiques d’Olivier Tibloux ainsi que celui sur la Vérité du Nouvel abrégé de philosophie : séries ES et S / Jacqueline Russ, France Farago.
Voici si l’on devait tenter de les résumer très grossièrement. La vérité est longtemps apparue pour les philosophes, comme absolue, comme un idéal et une valeur, permettant de se détacher de l’opinion (subjective) et d'atteindre une connaissance véritable. Outre ceux qui affirmaient être en mesure de trouver la vérité (les dogmatiques) et ceux qui à l’inverse pratiquaient systématiquement le doute (les sceptiques), tous les philosophes se sont beaucoup questionnés sur les critères de cette vérité (l’essence chez Platon, l’évidence selon la doctrine cartésienne, l’expérience selon l’empirisme), jusqu’à ce que la «révolution copernicien» de Kant vienne bouleverser les modèles classiques de la vérité «en déplaçant le pôle du vrai vers la structure de l’esprit organisant la connaissance». Ainsi «la vérité est-elle relative à nos facultés, dépendante de la structure a priori et universelle de l’esprit humain et des formes a priori de la sensibilité. Seuls les phénomènes sont connaissables. La réalité en soi que Kant appelle la Chose en soi ou l’X est inconnaissable car seule la réalité en relation avec nos facultés peut faire l’objet d’une mise en ordre cognitive. En ce sens on peut donc dire que la connaissance est relative.». Ainsi, suite à Kant, puis Nietzsche qui verra dans la vérité une illusion, les théories contemporaines de la vérité ont conduit à l’idée de vérités plurielles et relatives. Sans oublier que la vérité est tributaire du langage: «Vrai et faux sont des attributs de la parole; et non des choses. Là où il n’est point de parole, il n’y a ni vérité, ni fausseté» (Hobbes, Léviathan).
Vous pouvez aussi lire cet article sur les notions de base philosophiques concernant la vérité dans l’Encyclopédie Universalis : Vérité (notions de base), écouter cette série d’émissions sur France culture Philosophie : qu'est-ce que la vérité ? ou encore regarder cette vidéo sur la chaîne Micro philo : micro-philo : subjectif / objectif :
Il n'y a qu'un seul monde et il est faux, cruel, contradictoire, séduisant et dépourvu de sens. Un monde ainsi constitué est le monde réel. Nous avons besoin de mensonges pour conquérir cette réalité, cette "vérité". Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance
Bonne journée,