Que sait-on des cours de Français donnés au lycée Kleber à Strasbourg entre 1871 et 1918 ?
Question d'origine :
Bonjour,
Des copies d'examen type bac (Reifeprüfung) ont été trouvées dans les caves du Lycée Kléber de Strasbourg, sur une période extraordinairement longue, de 1893 à 1918. Elles seront déposées aux Archives d'Alsace, avec les nombreuses autres archives trouvées dans ces caves insalubres. Ces copies sont écrites en Sütterlin, donc illisibles sans une formation à cette écriture particulière, sauf les copies de français. Car il y avait, dans l'ancêtre du lycée Kléber (Oberrealschule zum Kaiserpalast) durant la période allemande un cours de français et les copies sont rédigées dans une langue, excellente pour des élèves germanisés, et parfaitement lisibles. Nous n'avons pas d'informations quant à ce cours de français (qui ressemble plus à un cours d'histoire de propagande germanique) : horaires hebdomadaires ? programmes ? D'où mes questions : ce cours existait-il dans les autres lycées d'Alsace-Moselle ? quels sont les programmes ? les horaires hebdomadaires ? Auriez-vous connaissance de spécialistes de cette question que nous pourrions contacter ? d'ouvrages sur le système éducatif allemand durant la période 1871-1918 ?
Merci
Jean-Pierre Nafziger
Réponse du Guichet
L'enseignement public fut un outil clé pour la germanisation des territoires annexés par l'empire allemand en 1871. Un enseignement du français pouvait toutefois avoir lieu sous certaines conditions. Toutefois ses modalités variaient selon les régions, les époques et le type d'établissement scolaire. Sans pouvoir spécifiquement nous appuyer sur le lycée Kleber, nous revenons en quelques points sur la politique éducative allemande à cette époque.
Bonjour,
En tant que bibliothèque municipale de Lyon il nous sera difficile de préciser spécifiquement les modalités d'enseignement du français du lycée Kléber entre 1871 et 1918. Mais comme l'enseignement du français en Alsace (et dans les nouvelles régions de l'Empire) était un objet chaud pour les pouvoirs publics allemands, certaines sources nous permettent de vous éclairer sur la politique éducative impériale au lendemain de l'annexion.
A partir du 28 avril 1871 l'enseignement élémentaire devient obligatoire sur le territoire du nouvel empire. L'école devient alors l'un des piliers de la germanisation à marche forcée de la population alsacienne. Et plus particulièrement à l'école élémentaire où le français ne sera jamais enseigné malgré des revendications régulières dans les "régions dialectophones". Une plus grande tolérance fut octroyée au secondaire (collège et lycée) où il fut possible de donner des cours de français même si ces cours furent l'objet de tractations politiques comme lors de cette réforme au début des années 1880 :
La politique du français prend un nouveau tournant dans les trois départements en 1883 ; en effet, les heures hebdomadaires de français au nombre de quatre sont réduites à deux dans les lycées sous le prétexte de combattre le surmenage des élèves, expertises de professeurs de médecine à l'appui.
Mais des considérations d'ordre religieux et l'emportement d'une partie de la presse locale permirent de renégocier en 1884 le temps imparti au français :
En janvier 1884 les services académiques vont faire une enquête sur le français dans les établissements en Alsace, dont nous ne pouvons ici donner le détail faute de place. Toutefois, en fin de compte, le 28 novembre 1884 un compromis sera trouvé : on enseignera trois heures de français dans les lycées.
Sources : Théorie et pratique du Français en Alsace-Lorraine de 1870 à 1918.
Concernant la question des manuels scolaires, l'article de Georges Bathel précise que lors de la réouverture de l'enseignement secondaire en 1872 le lycée impérial de Strasbourg (actuel lycée Fustel-De-Coulanges) :
Le lycée impérial de Strasbourg adoptera les manuels de Ploetz pour les petites classes tandis qu'il continuera cette année 1872 d'utiliser L'histoire de la civilisation de Guizot, la Grammaire de Borel, Les hommes illustres de Rollin et le Choix de poésies de Benguerel, le directeur. Il serait trop long d'entrer dans le détail des manuels utilisés dans les établissements. Notons tout d'abord que les autorités académiques doivent donner leur accord sur les ouvrages à utiliser ; remarquons, mais nous y reviendrons, que c'est surtout le primaire supérieur qui intéresse les auteurs locaux, tandis que le secondaire est fourni par les auteurs allemands dont Ploetz déjà cité.
Ploetz dont la postérité n'aurait pas retenue une maitrise irréprochable des langues. Pour la petite anecdote :
À propos de l'introduction de manuels de français conçus par des Allemands, citons deux exemples de réception par la presse. C'est le quotidien de Mulhouse, L'industriel alsacien , du 5 novembre 1874, qui démontre que non seulement G. Ploetz ne sait pas le français, mais qu'en plus il ignore l'allemand ! En l'occurrence, le Vocabulaire systéma¬ tique de conversation française serait bourré d'erreurs, parfois cocasses comme la tra¬ duction de « Gesetzgebung » par « culte » en raison de l'existence d'un ministère des cultes en Prusse, ou de « raisin » en « Wein »
Sources : Théorie et pratique du Français en Alsace-Lorraine de 1870 à 1918.
Durant cette période, les manuels scolaires devaient faire l'objet d'un contrôle strict de leur contenu pédagogique par des inspecteurs mandatés (des auteurs experts, souvent les mêmes). Voilà le genre de tractations qui entouraient la validation d'un manuel dans les écoles du secondaire, faisant ressortir qu'il n'y avait pas un mais des manuels de français selon les régions et les établissements :
Le 7 novembre 1882 Plattner fait une première demande ; sa Franzôsische Schulgrammatik est expertisée par Grôber le 18 décembre 1882 ; la version publique de l'avis reprend l'essentiel du manuscrit. Le principal reproche semble être de ne pas suivre le standard scientifique de la philologie de l'époque ; c'est pourquoi la grammaire de Lucking est jugée « supérieure ». Sans doute y avait-il gêne au Oberschulrat, puisqu'un second Gutachten du proviseur du lycée de Mulhouse du 30 janvier 1883 rappelle cette vérité première que Plattner corrige Ploetz, mais que son ouvrage est trop important pour l'emploi au lycée. Après discussion, le juge¬ ment est plutôt négatif. Pour lui faire plaisir, le manuel est autorisé à Château-Salins. Lorsque paraît le Elementarbuch derfranzôsischen Sprache , Grôber le recommande pour la Realschule le 26 avril 1887, mais non pour le lycée. Mais déjà avant le directeur de l'école latine avait rappelé que sa méthode était autorisée à Charlottenburg, Gotha, Jena, etc. Le 2 août le refus était maintenu. C'est pourquoi il refera une demande pour son Elementarbuch le 29 décembre de la même année. Avis de Lebierre, proviseur du lycée de Mulhouse, et du directeur de la Realschule de Strasbourg en début 1887. Il serait fastidieux d'énumérer toutes ces demandes d'autorisation, à moins d'entrer dans le détail de ces avis circonstanciés, ce que nous nous proposons de faire ultérieurement, puisqu'ils donnent une vue de l'intérieur de l'enseignement du français.
Sources : Théorie et pratique du Français en Alsace-Lorraine de 1870 à 1918.
Alfred Wahl souligne que l'enseignement du français était aussi un outil dispensé aux élèves de la classe dominante pour assoir leurs privilèges et se distinguer socialement :
Si tout au long du Reichsland et en particulier après 1890, des élus réclamèrent le retour de l'enseignement du français, c'était pour le réserver aux enfants des couches dirigeantes. Celles-ci tenaient à conserver le privilège de la maitrise de la langue française afin de se distinguer de la masse. L'on en reviendrait ainsi à la situation du début du XIXème siècle. D'ailleurs de très nombreuses familles de notables, celles de Mulhouse notamment, inscrivaient leurs fils dans les lycées de Nancy, Belfort ou Paris.
Source : La vie quotidienne en Alsace entre France et Allemagne (p. 298
Quant à lui, l'enseignement de l'allemand ne fut imposé que de manière progressive dans les écoles des régions francophones :
Au cours de la période du reichsland, les régions francophones obtinrent un statut d'exception : contrairement à la règle, les élèves continuaient d'y bénéficier de l'enseignement en français. Les autorités se contentèrent d'introduire cinq heures hebdomadaires d'enseignement en allemand à partir de 1874. Les instituteurs y appliquaient une méthode originale d'apprentissage mise au point par Bauch, un pédagogue immigré. Elle consistait à introduire d'abord, à partir de la deuxième année scolaire un enseignement uniquement oral de l'allemand, le recours à l'écrit ne venant qu'au cous des années suivantes.
Source : La vie quotidienne en Alsace entre France et Allemagne (p. 297)
Si vous souhaitez en savoir davantage sur le contenu des cours au lycée Kléber nous vous recommandons de prendre contact directement avec les archives de la ville de Strasbourg ou avec les archives départementales du Bas Rhin.
En espérant que ces quelques informations vous auront été instructives,
Bonne journée