L'Eglise catholique a-t-elle été condamnée pour avoir donné un certificat à A. Eichmann ?
Question d'origine :
Bonjour,
Est-ce que l'Eglise catholique a été condamnée pour avoir fourni un certificat d'indulgence à Adolf Eichmann lui permettant ainsi de transiter jusqu'à l'Italie puis l'Argentine?
Cordialement
Réponse du Guichet
La question de la participation de l’Église dans la fuite des nazis est un sujet relativement récent et qui fait polémique.
Bonjour,
L’Église catholique n'a pas fait l'objet de condamnation - du moins en termes pénal - et le sujet de l'aide apporté par l’Église dans la fuite des nazis est passé sous silence jusqu'au début des années 2000 ; l'article de 2003 publié dans le quotidien Il Secolo XIX dénonce les agissements de certains ecclésiastiques et du silence de l’Église. Le sujet fait alors l'objet de polémiques : de la défense d'une Église ayant sauvé des "juifs à la condamnation du silence de Pie XII et du rapport de certains prélats avec le nazisme. Les ouvrages mentionnés dans cette réponse révèlent un sujet relativement récent et pleinement ambigu.
Le 10 décembre 2016, Libération publiait un article d'Olivie Wieviorka, "Eichmann plastronne en exil. Enquête de Bettina Stangneth" qui présentait les conclusions de l'auteure sur sur la fuite Eichmann et des complicités dont il avait bénéficié :
C'est au demeurant parce qu'il craignait les foudres de la justice que l'Obersturmbannführer se cacha quelques années près de Celle (Basse-Saxe), avant de préparer minutieusement sa fuite vers l'Argentine. Aidé par des réseaux nazis, bénéficiant de la mansuétude de l’Église catholique, il fut hébergé sans gêne aucune par le pouvoir de Juan Perón qui accueillit libéralement dignitaires grands ou petits du régime nazi. Vivant dans une relative discrétion dans la province de Tucumán, Eichmann ne tarda pas à sortir de l'ombre : sa famille le rejoignit en 1952, avec la complicité des autorités de Bonn, et ce petit monde s'installa, au vu et au su de tous, à Buenos Aires en 1953.
(…)
De même, le Vatican paniqua, craignant que l'aide apportée aux fugitifs de la croix gammée ne soit révélé
Par ailleurs, la fuite d'Eichmann est ainsi évoquée dans Eichmann avant Jérusalem. La Vie tranquille d'un génocidaire par Bettina Stangneth ·(2016) également disponible à la bibliothèque
Elle avait déjà fait l'objet de diverses études dont celle en 2010, La traque d'Eichmann de Neal Bascomb (certains extraits sont consultables sur google livres) :
La filière eut été infiniment moins efficace sans le soutien de l’Église catholique, et en particulier celui de l’évêque Alois Hudal, recteur du collège Santa Maria dell’Anima à Rome (..) sous la protection de Hudal, Autrichien et grand admirateur de Hitler, toujours fier d’exhiber sa carte du parti nazi, l’église offrit l’asile à des criminels et contribua à les exfiltrer d’Europe, en étroite collaboration avec les agents de Perón .En 1948, Hudal prit la plume en personne pour demander à Perón des visas pour 5000 Allemands et Autrichiens qui avaient « courageusement lutté » contre le communisme. Il réfutait la qualification de « criminels de guerre », estimant que ceux qu’il aidait n’étaient coupables d’aucun crime puisqu’ils n’avaient fait qu’obéir à leurs supérieurs. Hudal jouissait du soutien de nombreux prêtres, couvrant toute l’étendue de la hiérarchie, du cardinal jusqu’au simple curé. Un réseau de monastères et de couvents en Allemagne en Suisse, en Autriche et en Italie était utilisé pour abriter les membres des filières nazies..Le pape Pie XII ne donna jamais son approbation officielle à l’implication du Vatican dans ces réseaux, mais il avait manifestement choisi de fermer les yeux – notamment parce que l’Église se considérait comme un rempart contre la propagation du communisme.
En 2011, Annette Wieviorka dans Eichmann: de la traque au procès retraçait sa fuite et les soutiens reçus :
de Bolzano, le voyage reprit pour Vérone et Gênes, où Eichmann trouva asile dans un monastère francicscain (…) Au monstère, Eichmann passa ainsi ses dernières semaines en Europe et tua le temps de son attente (…) en parlant du monde avec le « vieux moine Franziscus ».
Plus généralement, la responsabilité de l’Église dans la fuite des nazis est mise en avant dans divers articles et relayée notamment dans Le Monde le 21 novembre 2003 "Qui, à Gênes, a aidé des criminels nazis à s'enfuir ?" de Patrice Beer :
Le quotidien italien « Il Secolo XIX » a publié une enquête longue et fouillée sur les complicités dont ont bénéficié, au début des années 1950, Eichmann ou Barbie. Y compris de la part de membres du clergé
(...)
C'ÉTAIT LE 31 JUILLET, un jeudi de canicule en cet été 2003, quand le quotidien génois Il Secolo XIX a jeté un pavé dans le port italien. Non pas en raison de son supplément sur « La cuisine du Molise », mais avec la publication du premier volet d'une enquête sur une période noire de l'histoire de Gênes, quand, à la jonction des années 1940 et 1950, des milliers de criminels de guerre nazis et fascistes ont pu s'embarquer, en toute légalité et avec l'aide de réseaux quasi officiels, vers un havre de paix latino-américain.
On comptait parmi eux du gros gibier, comme le « docteur » Joseph Mengele, Adolf Eichmann, l'homme de la « solution finale » des juifs, Gerhardt Bohne, qui organisa l'élimination des handicapés, le bourreau de Lyon Klaus Barbie, Erich Priebke, responsable du massacre des fosses Ardéatines, en Italie, ou Ante Pavelitch, le chef des oustachis croates.
Certes, on savait que ces fugitifs avaient transité par Gênes, que la Croix-Rouge internationale et des membres du clergé avaient fermé les yeux, ou pis; mais le dossier du Secolo va plus loin. Il fournit en effet des dates, des adresses de caches, des noms, établit des connexions entre eux, rappelle le rôle de l'organisation Odessa, publie des documents compromettants.
Pis encore : dans une Italie catholique, il met en cause des prêtres et écrit qu'une des figures de la curie d'après-guerre, le cardinal Giuseppe Siri, ancien archevêque de Gènes, était au courant.
Dans un éditorial à la « une », Giuliano Galletta décrit cette affaire comme « les poisons de la guerre froide », à un moment où le communisme - puissant à Gênes - avait remplacé les nazis comme principal danger pour l'Occident. Le journal, dont les enquêteurs se sont déplacés à Rome et au Vatican, au siège du CICR en Suisse, au Canada, aux Etats-Unis et en Argentine à la recherche de preuves et de témoignages, raconte par le détail les journées de ces nazis - avec carte de situation et photo des demeures ou pensions où ils étaient logés - dans l'attente d'un passeport (vrai certes, mais sous une fausse identité) et d'un visa.
« UNE NOUVELLE VIE »
Ainsi apprend-on qu'en 1948 Mengele a habité au 3, via V.-Ricci, Eichmann en 1950 au 9, via Balbi, et Barbie l'année suivante au 6, via Lomellini. Mais aussi que, raconte un témoin, quand Barbie se présenta au bureau de Gènes de la direction argentine de l'immigration européenne (DAIE) - créée par le dictateur Peron pour aider la fuite des nazis -, « les employés argentins présents se sont levés, ont claqué les talons et l'ont salué, le bras tendu. Un accueil qui se voulait chaleureux, mais qui, au contraire, fit croire à Barbie qu'il était tombé dans un piège. S'il avait répondu au salut nazi, craignait-il, sa couverture aurait volé en éclats ».
Mais qui donc étaient ces religieux qui se sont compromis pour de tels criminels ? Il Secolo XIX cite le franciscain hongrois Edoardo Dömöter et le Croate Carlo Petranovic, proche des oustachis et recommandé au cardinal Siri par son homologue de Milan, Mgr Ildebrando Schuster, en raison de sa « connaissance linguistique et culturelle de la situation des réfugiés de guerre d'Europe de l'Est et d'Allemagne. Cette personne peut aider l'oeuvre caritative de l'Auxilium », organisme chargé de venir en aide aux réfugiés (édition du 2 août). Nonagénaire, émigré au Canada où il est devenu « Father Charles », puis « Monsignor », il achève sa vie dans une maison de retraite de Toronto, où il a refusé de recevoir l'envoyé spécial du Secolo XIX.
De 1946 à 1952, « Don Carlo, l'espoir des nazis », comme le surnomme le journal, a été fort actif. « Il avait un rapport personnel et constant avec Mgr Siri. (...) Il avait le droit d'utiliser sa Mercedes noire à plaques diplomatiques du Vatican. Il voyageait souvent, de nuit, entre Gènes et Rome, et revenait de nuit avec une «valise diplomatique» contenant les passeports offrant une nouvelle vie aux nazis en fuite », pouvait-on lire le même jour. En revanche, c'est le professeur Dömöter qui a avalisé, le 1er juin 1950, la demande de passeport d'un dénommé Riccardo Klement, alias Eichmann.
On peut imaginer le fracas suscité par cette enquête. Et la colère de l'archevêque Tarcisio Bertone, qui a volé au secours de son prédécesseur en « une » du Secolo : « Nous sommes propres. » Mais l'affaire ne s'est pas arrêtée là, puisque le journal a relancé la polémique avec d'autres documents...
D'autres éléments sont apportés par Fabio Galluccio dans Indagine su EichmannIl boia nazista, nel dopoguerra, nascosto per anni in Italia La storia, i luoghi, i complici (2018)
Par ailleurs, le site wikipedia consacre un long article sur l’exfiltration des nazis :
En 2003, le média Il Secolo XIX publie une enquête sur les complicités dont ont bénéficié à Gênes, au début des années 1950, des nazis dans leur fuite. Des prêtres sont accusés d'avoir aidé les criminels et le cardinal Giuseppe Siri était informé de ces protections. Le franciscain hongrois Edoardo Dömöter et le Croate Carlo Petranovic sont cités. Ce dernier utilisait « la Mercedes noire à plaques diplomatiques du Vatican. Il voyageait souvent, de nuit, entre Gênes et Rome, et revenait de nuit avec une valise diplomatique contenant les passeports offrant une nouvelle vie aux nazis en fuite » 12.
(…)
L’existence des filières italiennes et argentines n’a été confirmée que relativement récemment, essentiellement à la suite de recherches effectuées dans des archives déclassifiées. Jusqu’aux travaux de Aarons et Loftus, et ceux d’Uki Goñi (2002), il était généralement admis que les ex-nazis eux-mêmes, organisés en réseaux secrets, avaient exploité seuls les filières d’évasion.
(.. ;)
On admet que des prêtres et prélats catholiques, notamment Hudal et Draganovic, ont été activement impliqués dans l’exfiltration de criminels de guerre recherchés en utilisant le réseau des couvents et des séminaires. Ce qui fait l’objet de débats est la question de savoir dans quelle mesure leurs actions ont été sanctionnées par leurs supérieurs hiérarchiques au sein de l’Église catholique.
Dans le cadre de sa fonction de visiteur apostolique aux Croates emprisonnés, Draganovic dépendait hiérarchiquement de l’évêque Giovanni Battista Montini, à l’époque secrétaire chargé des affaires extraordinaires au Secrétariat d’État du Vatican et qui allait plus tard accéder à la papauté sous le nom de Paul VI. Certains témoignages laissant entendre que Montini aurait été au courant des actions de Draganovic et les aurait approuvées ont récemment émergé dans un tribunal de San Francisco où un recours groupé de survivants de l’Holocauste contre la Banque du Vatican est toujours en cours (mai 2007). Un des témoins dans cette affaire est William Gowen, un ancien agent de renseignements de l’armée américaine basé à Rome au cours des années qui suivirent la guerre et chargé d’enquêter sur la filière Draganovic. Son témoignage n’a pas été publié officiellement, mais une copie en a été obtenue par le journal israélien Haaretz qui a publié en janvier 2006 un article accusant Montini sur la base des preuves de Gowen38.
Nous vous laissons poursuivre les lectures :
La guerre du silence : Pie XII, le nazisme, les Juifs / Andrea Riccardi, 2023 : "A partir d'une étude des archives du pontificat de Pie XII, l'auteur analyse le choix du pape très controversé de ne pas se manifester sur les exactions nazies pendant la Seconde Guerre mondiale. Il raconte l'histoire et les raisons de ces silences en rappelant le contexte historique complexe"
Le Vatican des espions : la guerre secrète de Pie XII contre Hitler / Mark Riebling, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj, 2022 : "Grâce à des documents inédits puisés dans les archives du Vatican et de l'Institut allemand d'histoire contemporaine, un éclairage sur les opérations clandestines auxquelles se livra le Saint-Siège pendant la Seconde Guerre mondiale. Il révèle le rôle de Pie XII dans l'espionnage antinazi et ses liens avec la Résistance intérieure allemande".
Les nazis en fuite : Croix-Rouge, Vatican, CIA / Gerald Steinacher ; traduit de l'anglais par Simon Duran, 2015 : "A partir de 1945, plusieurs dizaines de criminels de guerre nazis sont parvenus à fuir l'Allemagne et à échapper à la justice pour vivre, dans un anonymat relatif, en Amérique du Sud. L'historien révèle quelles filières ils ont suivies et de quelles complicités ils ont joui. Il retrace le parcours de certains de ces hommes comme Adolf Eichmann".
Le pape et le diable : Pie XII, le Vatican et Hitler : les révélations des archives / Hubert Wolf ; traduit de l'allemand par Marie Gravey, 2014 : "Cette étude sur le pape le plus controversé du XXe siècle bénéficie de l'ouverture des archives, jusqu'ici secrètes, du Vatican. Elle éclaire la politique de Rome à l'égard d'Hitler et de la solution finale durant la Seconde Guerre mondiale, les philosémites et les antisémites dans l'entourage de Pie XII".
L’Église catholique face au fascisme et au nazisme : les outrages à la vérité / Henri Fabre ; préf. d'Henri Caillavet, 1994.