Le polar préhistorique de Hannelore Cayre est-il véridique historiquement ?
Question d'origine :
Bonjour,
Je suis en train de lire le passionnant polar préhistorique "Les doigts coupés" de Hannelore Cayre.
J'aimerais savoir si on a réellement découvert dans certains sites des mains féminines aux doigts coupés et si l'intrigue de ce roman, qui repose sur l'hypothèse de mutilations infligées à des femmes pour les cantonner aux taches les plus ingrates, a recueilli l'assentiment de la communauté des historiens. Certaines sociétés de chasseurs cueilleurs, en particulier les Dani de Papouasie, sont cités dans le livre pour pratiquer ces mutilations.
Merci beaucoup à vous de toute précision que vous pourriez éventuellement m'apporter!
Réponse du Guichet
Voici quelques pistes de réflexion sur la place des femmes durant la préhistoire, ainsi que sur l'énigme des mains amputées durant cette période.
Bonjour,
Le roman que vous mentionnez prend effectivement sa source dans un fait historique, à savoir le phénomène des mains aux doigts manquants dans certaines peintures pariétales du Paléolithique supérieur en Europe.
Nous vous apporterons donc deux éléments de réponse. Tout d'abord nous ferons un point sur cette découverte archéologique et les explications avancées par les historiens, puis nous vous proposerons quelques références ayant trait à la place de la femme durant la période préhistorique.
Mais commençons par vous confirmer que les membres de la tribu Dani en Papouasie-Nouvelle-Guinée se mutilent bien les mains. En effet, certaines cultures estiment que cette représentation physique de la douleur émotionnelle est essentielle au processus de deuil. C’est le cas chez cette tribu de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Certains membres de cette tribu ont amputé le haut de leur doigt après avoir assisté à des funérailles.
" Ce rituel est spécifique à la population féminine de la tribu Dani. Une femme amputera le haut de son doigt si elle perd un membre de sa famille ou un enfant. Cette pratique visait à satisfaire et à chasser les esprits, tout en offrant également un moyen d’utiliser la douleur physique comme expression de la tristesse et de la souffrance. Les membres de la tribu Dani ont la croyance religieuse que si le défunt était une personne puissante de son vivant, son essence resterait dans le village dans un tourment spirituel persistant.
La pratique commence par l’attache d’une corde serrée autour de la moitié supérieure du doigt pendant environ 30 minutes. Cela permet au doigt de devenir engourdi pour un retrait «presque» indolore. Le doigt est ensuite amputé à l’aide d’une hache et la plaie ouverte est cautérisée à la fois pour arrêter le saignement et pour former de nouveaux doigts calleux.
Le morceau restant du doigt est séché puis soit brûlé en cendres, soit conservé dans un endroit spécial. Ce rituel est maintenant interdit en Nouvelle-Guinée, mais la pratique peut encore être observée chez certaines des femmes plus âgées de la communauté qui ont des extrémités mutilées.
La pratique consistant à infliger une douleur physique pour exprimer le chagrin et faire face au deuil peut également être observée dans de nombreuses autres cultures. La découpe des bras, des jambes et du corps, le rasage des cheveux de la tête et la brûlure de la peau sont des rituels utilisés par d’autres cultures lors du processus de deuil. Le deuil est une réponse naturelle à la perte de quelqu’un et chacun a des façons différentes de faire face au chagrin." (source Les arts et cultures du monde)
Précisons toutefois que parfois, les hommes pratiquent aussi ce rituel et se coupent un segment de doigt.
Venons-en à présent au rituel pratiqué chez les hommes préhistoriques. Voici ce qu'explique le magazine Science et Vie :
" Selon des scientifiques canadiens, les doigts manquants sur les peintures rupestres seraient le résultat d’un rituel qui consisterait à se couper le doigt pour calmer les divinités ou favoriser la cohésion sociale.
Dans un article présenté lors d’une réunion de la Société Européenne pour l’Évolution Humaine, des scientifiques présentent des peintures vieilles de 25 000 ans en Espagne et en France, représentant plus de 200 empreintes de mains comportant au moins un doigt manquant.
Seules trois interprétations sont faites de ces peintures : l’art pour l’art, le totémisme et la chasse. Voilà pourquoi cette absence de doigts sur les mains des hommes et femmes peints étaient attribués auparavant à la “licence artistique” des peintres rupestres, ou aux problèmes médicaux réels (engelures). Cependant, selon l’archéologue Marc Collard de l’université de Vancouver, la vérité pourrait être plus sordide. « Le scénario qui correspond le mieux aux images de mains de l’art rupestre est l’ablation de segments de doigts au cours de la vie afin de faire appel à une aide surnaturelle.», a-t-il expliqué.
De plus, le rituel des doigts coupés est un rituel courant, qui se pratique dans diverses régions du monde et “inventé indépendamment à plusieurs reprises” selon l’équipe de chercheurs. Des sites en Afrique, en Asie du Sud et du Sud-Est, en Amérique du Nord et en Australie contiennent des preuves d’amputation des doigts. Pour Marc Collard et son équipe, cette pratique d’auto-mutilation n’était pas forcément routinière, “mais s’est produite à différents moments de l’Histoire”. Cette étude divise encore la communauté scientifique. Elle doit par conséquent être considérée comme une hypothèse.
Bien que souvent illégaux, les rituels de doigts coupés existent encore aujourd’hui. On parle de Yubitsume chez les Yakuzas, et le peuple Dani, une tribu en Papouasie, croit que cette pratique apaise les esprits des morts."
D'autres théories précédemment proposées sur la signification de ces étranges images suggèrent qu'elles ont été faites par des mains intactes, aux doigts repliés, pour représenter une langue des signes ou un système de numération. Les chercheurs écartent ces hypothèses car davantage de motifs différents auraient dû être observés s'il s'agissait d'une langue des signes et le pouce, étant le plus facile à replier, aurait dû être plus souvent absent des empreintes. Ils optent pour une explication plus d'auto-mutilation.
Nous vous conseillons également d'écouter ce podcast de France Inter : Les doigts coupés du Paléolithique où intervient le préhistorien Jacques Jaubert.
Enfin, terminons par nous pencher sur le rôle de la femme dans la société préhistorique. Hannelore Cayre évoque une mutilation imposée aux jeunes filles ayant des velléités d'indépendance et d'affranchissement du patriarcat préhistorique.
La recherche historique a récemment requestionner la place de la femme durant la période préhistorique et en est arrivé à la conclusion que les femmes avaient toute leur place dans le fonctionnement sociétal et n'étaient pas spécialement brimées ou reléguées à un rang inférieur.
Nous vous conseillons pour avoir une vision globale du sujet, la lecture de l'article Aux origines étaient les femmes, ainsi que la conférence ayant eu lieu à la Bibliothèque de Lyon, Vous avez dit archéologie du genre ?
Derrière le mystérieux concept d'archéologie du genre, se cache une notion relativement récente en France qui cherche à étudier les traces des sociétés anciennes à travers le prisme des relations entre sexes. Ce travail permet de remettre en question nos à priori sur la vie de nos ancêtres. Le changement de regard porté sur les femmes est bien réel, et s’illustre jusque dans la recherche archéologique en questionnant également la place et la condition des femmes archéologues au sein de leur corps de métier.
On pensait auparavant que les femmes préhistoriques étaient cantonnées à s’occuper des enfants et de l’habitation. Il n’était pas envisagé qu’elles puissent avoir un quelconque pouvoir ou des responsabilités. Or c’était bien les visions genrées des chercheurs de l’époque, qui étaient calquées sur les sociétés préhistoriques, sans recherche d’objectivité et de prise de recul. Ainsi, dans de nombreuses sociétés préhistoriques, les femmes semblent avoir rempli des rôles religieux, de guérisseuses, commerçantes ou encore dirigeantes.
Pour aller plus loin, voici quelques références rassemblant les dernières recherches historiques sur le sujet :
Femmes néolithiques : le genre dans les premières sociétés agricoles / Anne Augereau
L'homme préhistorique est aussi une femme : une histoire de l'invisibilité des femmes / Marylène Patou-Mathis
Femmes de la Préhistoire / Claudine Cohen
Femmes d'hier : images, mythes et réalités du féminin néolithique / Jean Guilaine
Lady sapiens : enquête sur la femme au temps de la préhistoire / Thomas Cirotteau, Jennifer Kerner, Eric Pincas