Un poème de Verlaine a t-il été utilisé par Radio Londres pour annoncer le Débarquement ?
Question d'origine :
Bonjour,
Chacun connaît les vers de poème "Chanson d'automne" de Verlaine .
Ces strophes ont-elles bien annoncé l'imminence du débarquement le 5 juin 1944, ou est-ce une légende ?
Les versions divergent sur l'utilisation du mot "blessent" ou "bercent mon coeur" dans le message diffusé. Quelle est la teneur exacte du message de Radio Londres ?
Et je me demande également qui a choisi ce poème ?
Merci pour votre aide !
Réponse du Guichet
Oui, cette célèbre strophe de Verlaine que l'on a tous.tes apprise à l'école fut bien utilisée pour annoncer à un réseau de résistance le débarquement du 6 juin 1944 !
Bonjour,
Votre question appelle à se demander comment a été en réalité annoncé le débarquement de Normandie sur les ondes de la BBC en juin 1944. Pour mieux comprendre la teneur d’un tel message, il faut revenir légèrement en arrière soit à l’année 1944 et plus précisément au début du mois de mai 1944.
Alors que la situation des Allemands en janvier 1944 se durcit sur le front russe, ses positions à l’Ouest restent solides notamment en France où l’Occupation et le régime de Vichy arrivent au paroxysme du contrôle. Au même moment, l’invasion des Alliés en France est déjà toute décidée : l’opération « Overlord » est alors lancée en décembre 1943 à la conférence de Téhéran sous l’égide de Churchill, Roosevelt et Staline. Si les Allemands se méfient d’une invasion alliée qui est en 1944 certaine de par la concentration progressive de troupes au nord de l’Europe, ils pensent toutefois qu’elle aura lieu au Nord, dans le Pas-de-Calais grâce à une campagne de désinformation (opération appelée « Fortitude ») menée par les Alliés. Cette opération est capitale dans la réussite du débarquement puisque l’effet surprise de l’invasion en Normandie a fonctionné et permis une avance favorable aux Alliés.
Dans un contexte plus large, celui de la Seconde Guerre mondiale, il faut rappeler l’importance de la radio et son rôle. En effet, les historiens ont souvent évoqué la « guerre des ondes ». Si la radio est au début de la guerre encore un média jeune, elle devient rapidement un enjeu majeur pour la propagande, la guerre psychologique sur les populations mais aussi la distribution d’informations capitales qui sont autrement bien souvent, écrites, et donc facilement censurées surtout en pays occupé comme c’est le cas de la France. Sous le régime de Vichy, la radio contribuait largement à la popularité du maréchal Pétain à travers les ondes de Radio-Vichy mais aussi de Radio-Paris, une radio allemande en langue française contrôlée par les Allemands. Ces deux radios adoptèrent un ton anglophobe pour contrer les ondes de la BBC, où s’articulaient de grands réseaux de radiodiffusion secrets entre les résistants français et les Alliés depuis l’appel du général De Gaulle en juin 1940.
De fait, la radio joua un rôle essentiel dans la Résistance et fut un outil majeur de communication entre résistants et Alliés. En plus de ces réseaux, Radio-Londres autorisa la diffusion d’une émission française à destination des Français, appelée « les Français parlent aux Français » diffusée entre 20h30 et 21h. L’émission s’ouvre sur ce jingle d’un ton moqueur :
« Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand ».
Son but est d’abord de permettre aux soldats séparés de leur famille de transmettre de leurs nouvelles mais, peu à peu, des messages codés s’immiscent et participent à échanger des informations aux divers réseaux de résistance. Dès 1940, les Allemands ne sont pas dupes : ils interdisent et punissent l’écoute de Radio-Londres, décision entérinée par le régime de Vichy par la loi du 28 octobre 1941 qui interdit catégoriquement l’écoute des radios britanniques en lieu public et privé. En cas d’infraction, en plus d’une amende de 200 à 10 000 francs s’ajoutait aussi un possible emprisonnement allant de six jours à deux ans ainsi que la saisie systématique des postes radios.
A la veille du D Day, alors que l’invasion de la France n’était plus un mystère pour les Allemands mais plutôt imminente, les nombreuses arrestations et saisie des postes radio firent parties du quotidien. En mars 1944, des saisies massives furent effectuées au nord de la France en prévision de l’invasion. La TSF devint un objet rare, précieux et de plus en plus coûteux environ 7 000 francs (soit 1 528 euros actuels) d’occasion au marché noir alors qu’un ouvrier est payé en moyenne 10 francs l’heure (soit 2,18 euros actuels) !
C’est par cette fameuse émission, les Français parlent aux Français, qu’au 1er juin 1944 des centaines de messages codés furent diffusés pour alerter les réseaux de résistance de l’approche du débarquement mais aussi inciter les populations au global à mener une résistance civile plus accrue qu’à l’accoutumée. Parmi ces messages, on retrouve la première strophe du poème Chanson d’automne de Verlaine :
« Les sanglots longs des violons de l’automne ».
Ce message est à destination d’un groupe de résistants nommé VENTRILOQUIST, basé en Sologne et dont l’ordre est ici de se préparer au sabotage des voies ferrées allant vers la Normandie afin d’éviter que les Allemands puissent y envoyer des renforts une fois l’invasion lancée. Chaque réseau connaissait sa phrase codée et l’ordre attendu. Comme autre phrase restée célèbre dans la mémoire pour annoncer le D day : « Les carottes sont cuites ».
Le 5 juin 1944 à 21h15, Radio-Londres donne enfin le coup d’envoi des actions en diffusant alors la deuxième partie du message codé. Pour VENTRILOQUIST ça sera la suite de la première strophe du poème de Verlaine :
« Blessent mon cœur d'une langueur monotone ».
Les résistants savent alors qu’ils ont 48h pour agir et que le Jour J aura bien lieu le 6 juin. Plus de 500 messages sont diffusés ce jour-ci. De très nombreux sabotages ont eu alors lieu en un temps record ce qui a grandement participé au déroutement des troupes allemandes qui s’attendaient à un débarquement dans le Pas-de-Calais.
Votre question soulève également une interrogation quant à la phrase exacte diffusée. Sur ce propos, les versions divergent et il est difficile de trancher de manière certaine les mots exacts utilisés. Cette différence et confusion entre « blessent » et « bercent » provient d’une chanson chantée par Charles Trenet en 1939 et qui reprends les vers de Verlaine. Celle-ci fut modifiée pour être mieux adaptée au chant. On le remarque aussi d’ailleurs dans la suite de la chanson où est modifié légèrement quelques vers
« Tout suffocant et blême quand sonne l'heure » (Verlaine)
Qui se transforme alors en :
« Tout chancelant et blême quand sonne l'heure » (Trenet).
Charles Trenet était un chanteur très célèbre des années 1930. Pendant l’Occupation, il se produit dès 1941 aux Folies Bergères. Il chante notamment un titre devenu classique intitulé « Douce France » marquant la nostalgie d’une patrie française, interprété et pris comme symbole de la Résistance. Bien que critiqué après la guerre pour avoir continué à chanter sous le regard des Allemands et en Allemagne, il paraît cependant clair que Charles Trenet ait pu incarner l’esprit de la Résistance d’où le choix possible de ses paroles comme message codé. Il est cependant impossible d’affirmer que ce fut réellement le cas. Selon le musée du 5 juin 1944 qui se trouve à Tourcoing, le message diffusé fut, selon les rapports allemands de l’écoute des messages, identique au poème de Verlaine. N’ayant pas trouvé d’autres sources pour en attester à 100%, il ne nous est malheureusement pas donné de pouvoir conclure quel fut le message exact véhiculé par la BBC le 5 juin 1944. Toutefois, l’existence de ce compte rendu allemand rend plus probable la thèse Verlaine et donc qu’il s’agisse bien de « blessent » et non pas de « bercent ».
Concernant le choix des messages codés, ils sont en réalité utilisés depuis 1941 par le SOE, le Special Operations Executive (en français « direction des opérations spéciales »), un service secret britannique créé par Churchill en juillet 1940 et qui a pour objectif d’aider les réseaux de résistance des pays occupés. Ainsi, ce sont bien les agents britanniques en accord avec les résistants réceptionnistes des messages qui choisissaient les codes. Les codes semblaient être transmis au préalable par d'autres messages antérieurs codés en morse. Chaque phrase, banale en apparence (pour ne pas trop attirer l'attention), pouvait alors signifier un type d’actions, un lieu, une heure. Quant à leur décryptage, ils dépendent du mode d’opération et de la localisation des réseaux. Hélas, nous ne sommes pas dans la confidence ! Impossible donc de pouvoir vous préciser plus que cela l’origine des messages.
Pour en savoir d'avantage sur le débarquement, son organisation secrète ainsi que Radio-Londres, voici une sélection d'ouvrages que vous pouvez retrouver à la bibliothèque ainsi qu'au CHRD :
- Le Débarquement : son histoire par l'infographie par Olivier Wieviorka et Cyriac Allard, Seuil, 2024.
- De sable et d'acier : nouvelle histoire du débarquement par Peter Caddick-Adams, Passés Composé, 2024.
- Le Débarquement : de l'événement à l'épopée sous la direction de Jean-Luc Leleu, Presses universitaires de Rennes, 2018.
- Le débarquement pour les nuls par Claude Quétel, First Editions, 2014.
- Radio Londres 1940-1944, les voix de la liberté par Aurélie Luneau, Perrin, 2005.
- Des Anglais dans la Résistance par Michael R.D. Foot, Tallandier, 2008.
- Melpomène se parfume à l'héliotrope : "Ici Londres..." : Le quotidien de la Résistance au fil des messages personnels par Michel Augeard, JC Lattès, 2012.
Ainsi que quelques ressources en ligne :
- Cet article sur la situation du conflit en 1944.
- Cet article sur Radio Londres.
- Cette mini interview (3 mn) sur le musée du 5 juin 1944 à Tourcoing.
- Charles Trenet interprétant sa version de Chanson d'automne en 1968.
En vous souhaitant d'agréables lectures ! :)
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