Comment étaient calculés les rangs des armoriales des évêques français au 19e siècle ?
Question d'origine :
Bonjour aux personnes qui voudront bien me lire
Question = héraldique épiscopale française entre 1800 et 1900 (Concordat à Séparation)
L'Armorial de Tausin (édition 1874) montre que environ 70% des évêques français qui timbrent leurs armes avec le chapeau de sinople lui mettent toujours un rang de glands en trop : 10 par 1 +2 +3 +4 = 10 alors qu'ils devraient se contenter de 6
D'où vient cet usage (tradition, usurpation ?)
Quand un prêtre est nommé évêque, comment fait-il connaître ses armes ? Qui les valide, les enregistre ?
D'avance, merci de votre assistance // P. Gagnaire
Réponse du Guichet
Tout comme son pendant profane, l'héraldique ecclésiastique obéit à des règles et conventions venues dans le temps clarifier les usages, même si l'on ne peut que constater la difficulté à les faire respecter.
Bonjour,
Tout comme son pendant profane, l'héraldique ecclésiastique obéit à des règles et conventions venues dans le temps clarifier les usages, même si l'on ne peut que constater la difficulté à les faire respecter.
Votre remarque porte sur le timbre, ornement extérieur à l'écu sur lequel figurent les armoiries proprement dites. Dans le cas des ecclésiastiques, il s'agit très majoritairement d'un chapeau cardinalice. L'emploi d'un tel timbre provient de la nécessité de distinguer au premier coup d’œil la nature du titulaire des armoiries. Nous pouvons nous en référer aux travaux de Bruno-Bernard Heim, spécialiste des coutumes héraldiques dans l'Église catholique, pour en savoir plus sur ces usages : "le timbre ecclésiastique le plus généralement employé est le chapeau pontifical, prélatice ou simplement ecclésiastique. Les coiffures jouent un rôle capital dans l'héraldique. Elles protègent et ornent la tête, partie la plus noble de l'individu, et elles sont en même temps très visibles et bien reconnaissables de loin et dans la foule. Le heaume, coiffure chevaleresque des premiers porteurs d'armoiries, est devenu tout naturellement le premier timbre héraldique. De la même manière, on a employé la mitre, coiffure liturgique des évêques, et les couronnes et chapeaux, coiffures de cérémonie de la noblesse et des ecclésiastiques (Heim (Bruno-Bernard), Coutumes et droit héraldiques de l'Église, Paris, Beauchesne, 2012, p. 79. Cet ouvrage a été publié une première fois en 1949)".
Concernant la forme, le chapeau cardinalice est un "chapeau de pèlerin assez plat, à large bord. Le bord est percé par deux cordons, terminés, aux extrémités libres, par une houppe. Autrefois, on liait ces cordons sous le menton, ou on les y réunissait à l'aide d'un anneau coulant" (Heim, p. 80).
Le premier des chapeaux ecclésiastiques qui reçut la distinction d'une couleur spéciale est le chapeau cardinalice. D'après une tradition universellement acceptée, c'est [le pape] Innocent IV (1243-1254) qui, lors du concile de Lyon, conféra le chapeau rouge aux cardinaux pour les faire reconnaître et distinguer des autres prélats. [...] La plupart des auteurs supposent que [la mesure] remonte à 1245" (Heim, p. 79).
Le chapeau cardinalice est ensuite adopté par les protonotaires apostoliques, avec le choix de la couleur noire. "L'exemple fut bientôt suivi par les patriarches, les archevêques et les évêques, surtout en Italie. Ces prélats timbrent d'un chapeau vert, qui [...] serait venu d'Espagne où, anciennement le chapeau vert était effectivement porté par les évêques" (Heim, p. 81).
La distinction hiérarchique va également se faire sur le nombre de rangs de houppes accompagnant le chapeau. Henri Tausin, que vous citez, en donne l'usage dans son Armorial des cardinaux, archevêques et évêques contemporains de France de 1874 : "Le chapeau des évêques est de sinople (émail héraldique décrivant la couleur verte), comme celui des archevêques, mais il porte un rang de houppes de moins, car ce sont les houppes qui déterminent la hiérarchie. Ces houppes, au nombre de six de chaque côté, sont posées : une, deux et trois" (Tausin, p. 14).
Cette pratique est établie très tôt, selon Tausin, qui cite Barbier de Montault : "tel était l'usage, dès le commencement du XVIe siècle" (Tausin, p. 15). Il faut cependant attendre le siècle suivant pour trouver les premières tentatives de hiérarchisation de l'usage des timbres ecclésiastiques. "C'est un héraldiste français du XVIIe siècle, Pierre Palliot, qui, après avoir essayé d'établir une hiérarchie des heaumes et des couronnes, fit un des premiers essais tendant à établir un système fixe dans la hiérarchie de ces chapeaux" (Heim, p. 82). En 1660, dans La vraye et parfaite science des armoiries..., Palliot se montre laconique, mais le nombre de houppes est fixé : "Les euesques ont le chappeau de mesme couleur que les patriarches et archeuesques, mais qui n'a que trois rangs de houpes..." (Palliot, p. 211).
Venons-en maintenant au coeur de votre préoccupation : comment se fait-il qu'en plein XIXe siècle, alors que les usages sont connus depuis trois siècles, on trouve une majorité d'armoiries épiscopales ornées d'un timbre archiépiscopal ? Il sera difficile de répondre de manière claire à cette question, faute de sources en la matière, mais on ne peut que constater des mésusages semblables dans l'héraldique nobiliaire, avec des barons arborant des couronnes comtales, des comtes coiffés de couronnes de marquis... Sans doute est-il permis d'y suspecter quelque vanité exprimée à peu de frais dans un domaine certes soumis à des règles établies, mais dépourvu de législation appliquée, sauf en ce qui concerne l'usurpation d'armoiries, laquelle ne portant que sur l'écu et non ses ornements extérieurs.
"Les chapeaux ne se rangèrent pas si vite sous une discipline uniforme" (Heim, p. 82), et ces mésusages semble tellement répandus que la plus haute autorité ecclésiastique se sent obligée, au début du XXe siècle, de rappeler les bonnes pratiques. Le motu proprio (lettre apostolique) Inter multiplices curas, émis le 21 février 1905 par Pie X, constitue ainsi "le document le plus important pour le droit héraldique ecclésiastique. Pie X [...] déplore que souvent, soit par mauvaise intention, soit par une interprétation fausse ou trop large, la discipline ecclésiastique n'ait pas été observée et que la dignité épiscopale ait été offensée. Malgré les nombreuses réclamations et prescriptions de ses prédécesseurs (Alexandre VII, Benoît XIV, Pie VII et Pie IX), par des efforts ambitieux et des subterfuges trop faciles, l'usage des insignes et des prérogatives était redevenu immodéré, entamant la dignité et l'honneur des vrais pontifes" (Heim, p. 58). Le motu propio de Pie X traite de fait des insignes autorisés comme timbre des armoiries ecclésiastiques.
Enfin, en précisant que "les quelques irrégularités qui subsistent encore dans la haute sphère des chapeaux verts semblent se justifier par leur ancienneté immémoriale" (Heim, p. 82), Bruno-Bernard Heim semble évoquer le poids de la tradition et de l'ancienneté de certains mésusages, comme vous l'aviez vous-même subodoré.
Pour ce qui est de la nomination d'un prêtre à la charge épiscopale, nous laisserons une dernière fois la plume à Bruno-Bernard Heim : "Comme le droit canon et l'histoire nous l'apprennent, l'Église ouvre l'accès de ses plus hautes charges à tous ses prêtres, quelle que soit leur origine. Beaucoup accèdent aux dignités les plus élevées qui n'ont aucun blason personnel et comme ces charges exigent l'emploi de sceaux et d'armoiries, force leur est de s'en créer. Pour l'écu lui-même, l'Église, nous le savons, leur laisse entière liberté et les nouveaux prélats n'ont pas d'autres prescriptions à suivre que celles de l'art du blason. ils doivent tenir compte aussi, des interdictions du droit héraldique qui les empêchent d'adopter, sans y avoir droit, des armoiries déjà existantes" (Heim, p. 152).
Il n'existe donc pas d'organisme chargé d'enregistrer ou valider les armoiries nouvellement créées.
Nous espérons avoir pu vous apporter quelques lumières sur ces questions d'usages en matière d'héraldique ecclésiastique.