J'ai une question sur la rémunération des Canuts.
Question d'origine :
Bonjour,
Je me demandais pourquoi les Canuts dans les années 1830 étaient payés uniquement à la remise de l'étoffe finale ?
Alors qu'il existait une grille de tarif minimum selon les étoffes et que les fabricants passaient eux-même les commandes.
Merci d'avance
Réponse du Guichet
Au début des années 1830, la réglementation arrachée lors de négociations sur la mise en place d'un tarif minimum à l'ouvrage n'ont pas été honorées. Ce tarif minimum fut long à appliquer et les rémunérations des ouvriers de la soie ont continué de se faire à l'étoffe. Les logiques capitalistes des négociants toujours en quête de compétitivité, pressurisant leur main d’œuvre sur le salaire et le rythme de travail, expliquent la logique de ce fonctionnement.
Bonjour,
Afin de mieux comprendre l'organisation économique et sociale de la soierie lyonnaise au début des années 1830, nous retranscrivons ce petit extrait issu du livre de Bernard Collonges, Le quartier des Capucins - Histoires du bas des pentes de la Croix-Rousse (p. 60) :
L'industrie lyonnaise de la soie, la "Fabrique", s'appuyait sur une organisation particulière comportant trois éléments. Les Négociants, appelés aussi Fabricants, achetaient le fil de soie, le faisait teindre et le donnait à tisser aux Maîtres-Ouvriers. Ceux-ci, appelés Chefs d'atelier ou Canuts, tissaient la soie selon les instruction des négociants. Ils travaillaient à leur domicile et avaient la charge de l'achat et de l'entretien des métiers à tisser. Ils étaient rémunérés "à façon", au prix fixé par les négociants. Les ouvriers tisseurs, Compagnons ou Apprentis, travaillaient chez les chefs d'ateliers et percevaient généralement la moitié du prix payé par les négociants.
La question du tarif minimum est prépondérante dans les événements insurrectionnels qui ont agité Lyon et l'industrie de la soie au début des années 1830. A l'automne 1831, les prix de façon qui déterminent la rémunération des chefs d'ateliers et compagnons n'ont pas augmenté, pire leur situation régresse depuis 20 ans : "A Lyon, en 1830, un ouvrier de la soie ne gagne pas le tiers de ce qu'il gagnait en 1810" (Jean Bruhat, Histoire du mouvement ouvrier, cité par B. Collonges p. 56, ibid).
A ce titre, une commission mixte est réunie en octobre 1831, sous l'égide du préfet du Rhône, grâce à la pression exercée par les chefs d'ateliers qui entendent exiger la fixation d'un tarif minimum. Un accord est trouvé entre canuts et négociants et une mise en application est prévue au 1er novembre. Vous pouvez visualiser cette grille tarifaire dans le 1er numéro de l’Écho de la Fabrique, numérisé sur la plateforme Numelyo. Mais à la demande des négociants, l'accord est rapidement désavoué par le ministre du commerce ainsi que le président du Conseil, Casimir Perrier. Selon eux ces tarifs sont sans engagement et n'ont aucune valeur obligatoire, ils contreviendraient par ailleurs aux principes de liberté du commerce. Ce désengagement provoque colère et indignation. Les patrons vont même jusqu'à refuser du travail pour mettre les canuts au chômage, c'est le début de l’insurrection de novembre 1831...
Pour plus de détails, voir cette précédente réponse du Guichet : Pourquoi les négociants payaient-ils si mal les canuts en 1831 ?
Qu'il s'agisse des tarifs minimum ou de la rémunération à l'ouvrage, la situation sociale des ouvriers de la soie à Lyon serait l'expression de la volonté purement capitaliste des négociants de préserver leurs intérêts face à la concurrence extérieure et intérieure de l'industrie. Le refus d'octroyer un salaire fixe entre dans cette même logique. Ici les mots de l'historien Jacques Perdu dans son ouvrage La révolte des canuts (p. 28) :
Les "soyeux" lyonnais ont toujours eu la réputation de cagots routiniers qui ne brillent ni par leur intelligence ni par leur libéralisme. Face à la concurrence étrangère, ils ne trouvent qu'une solution simpliste, capitaliste par essence, le maintien des salaires à des taux que le prix de la vie rendait plus qu'insuffisants (...)
Une lecture "marxiste" de ces mécanismes de domination est développée et illustrée dans le livre de B. Collonges (p. 60, ibid). Il note que contrairement à d'autres formes d'organisation capitalistes traditionnelles, les ouvriers ont ici la charge financière et la responsabilité de leurs outils de travail :
Cette organisation, spécifique à la Fabrique de soierie, dispensait les négociants des coûts d'investissement et d'entretien des métiers tout en leur permettant de fixer unilatéralement le prix du travail exécuté par les tisseurs. Les canuts, bien qu'ayant théoriquement le statut d'artisans, étaient en réalité "des prolétaires contraints d'acheter leur outil de travail". Ce mode de production permit aux négociants d'édifier des fortunes considérables en maintenant les maîtres-ouvriers et leurs compagnons dans une grande précarité.
Bien que ne répondant pas spécifiquement aux raisons pour lesquelles les ouvriers de la soie étaient rémunérés à l'ouvrage, ce rapport de la Chambre royale des manufactures de 1786, relayé par B. Collonges, à le mérite d'illustrer l'état d'esprit des négociants, l'asservissement volontaire des compagnons, et les raisons des fortunes extraordinaires qui s'amassaient à la vitesse grand V :
Pour assurer et maintenir la prospérité de nos manufactures, il est nécessaire que l'ouvrier ne s'enrichisse jamais. Personne n'ignore que c'est principalement au bas prix de la main-d’œuvre que les fabriques de Lyon doivent leur étonnante prospérité. Si la nécessité cesse de contraindre l'ouvrier à recevoir de l'occupation, quelque salaire qu'on lui offre, s'il parvient à se dégager de cette espèce de servitude, si ses profits excèdent ses besoins au point qu'il puisse subsister quelques jours sans les secours de ses mains, il emploiera ce temps à former une ligue. Il est donc très important aux fabricants de Lyon de retenir l'ouvrier dans un besoin continuel de travail, de ne jamais oublier que les bas prix de la main-d’œuvre leur est non seulement avantageux par lui-même mais qu'il le devient encore davantage en rendant l'ouvrier plus laborieux, plus soumis à leur volonté.
D'autres ouvrages sont été consultés sans qu'un argument, autre que le processus d'asservissement capitaliste, concret ne vienne expliquer les raisons du paiement à l'ouvrage :
Canut, qui es-tu ? / Virginie Varenne, Philibert Varenne ; en collaboration avec Ombline d'Aboville (Libel? 2020)
L'insurrection lyonnaise de novembre 1831. Le mouvement ouvrier à Lyon de 1827-1832. / Fernand Rude (Anthropos, 1969)
Le salaire minimum dans la soierie / André Mongin (1926)
Bonne journée,