Question d'origine :
Qu'est-ce que le changement social ? Quand est-ce que ce phénomène est entravé ?
Réponse du Guichet

La définition du changement social du sociologue Guy Rocher est universellement reconnue pour sa force synthétique, expliquant en quelques mots simples généraux, une multiplicité de phénomènes sociaux complexes. Les causes des changements et des "paralysies" du monde social sont encore débattues par les spécialistes. Nous sommes passés d'explications mono-causales à multi-causales, tandis que l'alliance des mathématiques à la sociologie s'évertue aujourd'hui encore à créer des outils explicatifs intelligibles.
Bonjour,
L'une des définitions les plus consensuelles du changement social serait celle du sociologue et professeur d'université québécois Guy Rocher, pour lequel : "le changement social est « toute transformation observable dans le temps, qui affecte, d'une manière qui ne soit pas que provisoire ou éphémère, la structure ou le fonctionnement de l'organisation sociale d'une collectivité donnée et modifie le cours de son histoire ».
Il est pourtant difficile de mettre la main sur une poignée de facteurs qui assureraient de chambouler ou de paralyser l'organisation sociale ou les représentations culturelles d'une société. L'histoire de la pensée est traversée par une obsession explicative des phénomènes sociaux, des plus structurelles aux plus conjoncturelles sans en avoir tranché la réponse.
On qualifie d'évolutionnistes les théories qui se proposaient au XIXème siècle d'expliquer le fonctionnement de sociétés et les changements sociaux par des modèles théoriques englobants. On pense aux modèles d'Auguste Comte ou de Karl Marx pour qui, les changements sociaux passés et à venir relèvent d'une même théorie. Ce sont des systèmes totalisants qui prétendaient à l'universalisme en identifiant des mécanismes sociaux généralisables d'une société ou d'une période historique à l'autre. Ceci est très bien expliqué en introduction de la fiche "Changement social" sur Universalis (disponible grâce à un compte BmL) :
Pour ces hommes du xixe siècle, non seulement la société est changement (ce qui est incontestable), mais les formes de ce changement sont réductibles à une expression unique qui se développe à travers le temps (ce qui apparaîtra de plus en plus douteux, au fur et à mesure que l'analyse sociologique gagnera en finesse et en rigueur). De ce deuxième point de vue naissent des difficultés probablement insolubles, mais dont l'examen a beaucoup enrichi la réflexion sociologique. Admettons que les « idées mènent le monde » (pour parler comme Auguste Comte), ou inversement, et pour reprendre un des énoncés fondamentaux de Marx, supposons que « les rapports de production » déterminent les superstructures juridiques, politiques, idéologiques, scientifiques. Si peu qu'on réfléchisse, on s'aperçoit que la nature du pouvoir causal attribué aux « idées » ou aux « rapports de production reste tout aussi mystérieuse dans le second énoncé que dans le premier.
Pour d'autres, le changement social est un phénomène trop complexe et protéiforme pour échapper à une explication monocausale. Les facteurs susceptibles d'influer sur ce changement sont tellement nombreux (politique, économique, technologique, culturel etc.) que certains sociologues renoncent à le définir par honnêteté intellectuelle. Raymond Boudon notamment, dans son ouvrage La place du désordre (1984) fut si critique à l'égard des théories du changement social, qu'il conclut à impossibilité pour le sociologue de présenter des théories à validité universelle (La sociologie face au changement social, Jacques Coenen-Huther, p. 128). D'après Boudon, aucun modèle sociologique conditionnel du type "Si A, alors B" ne saurait échapper à son contre exemple. Le penseur s'inscrivait dans une démarche méthodologique radicale qui entendait démontrer que tout changement social n'était que le résultat de l'agrément d'actions individuelles, déplaçant ainsi l'analyse du cadre macro au cadre micro-sociologique. Son objectif n'est pas de tourner le dos à toutes formes de déterminismes, il souhaitait simplement montrer que tout phénomène social est nécessairement nourri d'une part d'indéterminisme difficilement explicable.
Il est à ce titre rejoint par le philosophe des sciences Karl Popper, pour qui les lois sont par essences changeantes, conjoncturelles :
« Si nous en venions à admettre que les lois elles-mêmes sont sujettes au changement, le changement ne pourrait jamais être expliqué par les lois » [Popper, 1944-1945, p. 131]. Popper a raison en cela que le changement est premier et la loi seconde ; plus exactement, les lois n'ont de pertinence que dans un certain contexte. C'est généralement vrai pour toutes les sciences. Ainsi, la proposition « l'eau bout à 100 degrés » est conditionnelle, c'est-à-dire que l'eau ne bout à 100 degrés que si certaines conditions, dont la pression atmosphérique par exemple, sont réunies. Or, ces conditions étant le plus souvent réunies, on se passe volontiers de la partie conditionnelle de la proposition (« l'eau bout à 100 degrés si la pression atmosphérique est normale »).
Source : Sociologie des changements sociaux d'Alexis Tremoulinas (La découverte, 2006).
Ce passage d'un modèle de mono causalité à multi causalité est bien expliqué dans la notice Wikipedia du Changement social, toujours en s'appuyant sur les analyses de Guy Rocher :
Attardons-nous sur les facteurs. Si le sociologue Guy Rocher défend le principe de la relativité historique et la pondération des facteurs de changement social, il précise qu’il existe « une pluralité de facteurs qui agissent simultanément et qui interagissent les uns sur les autres » et ajoute que « la recherche de [la] pondération relative des facteurs se fait [...] en tenant compte de leur influence ». Cette précision à son importance dans la mesure où on est passé d’une mono-causalité à une multi-causalité explicative. Par exemple, les thèses de Karl Marx et de Max Weber sur l’évolution du capitalisme ont souvent été opposées : on opposait les facteurs structurels aux facteurs culturels dans l’explication du changement social plutôt que de penser leur influence réciproque.
Guy Rocher identifie trois types d’influence sur le changement social : celui des facteurs structurels ou matériels (tels que la démographie, la technologie, les infrastructures économiques, etc.), celui des facteurs culturels (tels que les valeurs, les idéologies), et celui des conflits.
Mais l'influence et la postérité des idées de Boudon restent considérables dans la sociologie contemporaine. Pourtant, certains chercheurs continuent de croire aux pouvoirs de divination des sciences sociales pour anticiper, identifier et atténuer les effets néfastes des changements sociaux en devenir. En ce sens, une équipe de chercheurs du Laboratoire sur les changements sociaux et l'identité de Montréal a essayé en 2020, d'investir un nouveau champ disciplinaire : la psychologie du changement social. En se plaçant au croisement des deux disciplines que sont la sociologie et la psychologie sociale, ils ont souhaité faire le pont entre facteurs sociaux (macro) et facteurs individuelles (micro) en modélisant un outil prédictif mathématique du changement social. Quelles conditions faut-il réunir pour passer d'une forme de stabilité sociétale à un changement social soudain ? Au contraire, quelles situations conduisent à une forme d'inertie collective, en dépit des processus de changement continuellement à l’œuvre dans les sociétés humaines ?
Les avancées préliminaires du groupe de recherche étaient exposées dans cet article : Le changement social : le caractériser pour le modéliser et faisait parti d'un séminaire de recherche plus large intitulé "Bifurcation". Sur le potentiel des usages sociologiques des mathématiques, le compte rendu de recherche du même séminaire : La modélisation mathématique pour cartographier le complexe et l’inconnu est lui pertinent.
A titre d'exemple, nous pouvons citer les expérimentations d'un certain G. Hernes, détaillées au chapitre 2 du livre "Sociologie des changements sociaux" '(La découverte, 2006) d'Alexis Tremoulinas, qui dès les années 1970 avait pour ambition de créer un outil théorique permettant de catégoriser les formes de changements sociaux :
Hernes [1976], à partir d'une mathématisation des processus et d'une insistance sur les liens entre les niveaux micro et macro, propose une distinction entre le résultat d'un processus, sa fonction et ses paramètres (par exemple, le résultat d'un processus démographique peut consister en une pyramide des âges, sa fonction associée est alors les espérances de vie pour chaque âge et ses paramètres les taux de natalité et de mortalité).
Cette distinction le conduit à une typologie des changements sociaux. Quatre formes sont retenues : la reproduction, la reproduction élargie, la transition, la transformation. La reproduction simple correspond à l'absence de changement social. La reproduction élargie consiste en une reproduction de la fonction et du paramètre de la structure mais avec un changement du résultat : par exemple, le changement apparent qui consiste en une fausse démocratisation scolaire (le nombre d'étudiants au final a augmenté mais les règles régissant la reproduction des élites sont conservées). On parle de transition quand le résultat et les paramètres changent, à fonction identique (Hernes prend ici les exemples de la croissance économique et de la transition démographique : un changement dans le taux de croissance s'accompagnant d'un changement du résultat, ici de la population ou de la richesse). Enfin, la transformation décrit les situations où tout change. Hernes prend alors l'exemple de la diffusion de médicament analysé par Coleman et ses collègues (la forme de la diffusion correspond dans un premier temps à une diffusion logistique puis, dans un second temps, à une diffusion à taux constant).
Source : Sociologie des changements sociaux d'Alexis Tremoulinas (La découverte, 2006).
Pour une étude d'ampleur un peu plus actualisée, sur les changements sociétaux observés à moyen terme dans la société française, nous vous invitons à parcourir cette étude de Michel Forsé : Sept dimensions du changement social (L'année sociologique, 2001) (disponible sur Cairn).
Mais aussi l'excellent article : Comment problématiser le changement social ? de Jean Remy dans un ouvrage hommage à Maurice Chaumont aux Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles.
Pour une approche critique dans la prolongation de Boudon : Critique des théories du changement social de Etienne Gehin.
Les sciences politiques se sont aussi emparées du sujet, une approche des politiques publiques comme moteurs ou accompagnateurs des changements sociaux est lisible dans cet article de Jacques Chevalier, dans la Revue française d'administration publique (2005) : Politiques publiques et changement social.
Bonne journée,