Comment se déroulait la remise d’un privilège royal à un libraire-éditeur au XVIe siècle ?
Question d'origine :
Cher Guichet du savoir,
dans les années 1550, en quoi consistait concrètement la remise d’un privilège royal ? Le libraire-éditeur se rendait-il en personne à un endroit précis (qui ne bougeait pas) ou à la cour où se trouvait le roi ?
Si l’éditeur n’y allait pas en personne, pouvait-il s’agir d’un de ses employés ? Autrement dit, le contrat était-il signé et remis devant les parties physiquement présentes ?
Quelle était la fonction du représentant royal ? L’éditeur en profitait-il pour faire signer plusieurs privilèges ? A-t-on l’exemple d’une même personne physique représentant différents libraires-éditeurs ?
Par avance, je vous remercie pour vos recherches et votre réponse.
Réponse du Guichet
Le libraire-éditeur devait probablement se rendre en personne à la Chancellerie royale pour récupérer sa lettre patente et régler les droits.
Bonjour,
Avant 1566, un privilège est un acte juridique qui peut être délivré par différentes instances, au niveau national ou régional : certains sont octroyés par la chancellerie royale et sont en vigueur sur tout le royaume, d'autres par des cours souveraines comme les parlements ou encore par des officiers royaux comme les préfets, baillis, sénéchaux... avec une portée plus locale.
L'objectif initial était de prévenir la contrefaçon et de s'assurer de la protection du roi. Ces privilèges pouvaient être accordés aux libraires mais parfois aussi aux auteurs directement, à charge pour eux de les vendre plus ou moins cher à un libraire. Au XVIe siècle, ils étaient pour la majorité d'entre-eux de courte durée et accordés pour des œuvres nouvellement imprimées.
A partir de l’ordonnance de Moulins de 1566, le privilège royal devient obligatoire pour toute édition nouvelle.
Si nous trouvons beaucoup d'informations sur le contenu de ce document, les différentes sources consultées n'indiquent pas qui venait précisément le récupérer à la chancellerie royale.
Tout d'abord, quelques informations générales sur les privilèges :
Dans la France d'Ancien Régime, un livre nouvellement imprimé devait paraître sous privilège pour être considéré comme licite. Les lettres de privilège ou lettres de permission d'imprimer, également qualifiées de privilège d'impression, ou encore de privilège en librairie ou de librairie pour les distinguer des autres privilèges commerciaux, constituaient alors une grâce fondée en justice. Octroyées par une autorité de justice telle que la chancellerie royale – les ordonnances de Mantes (10 septembre 1563) et de Moulins (février 1566) formulent explicitement l'obligation de la permission royale pour toute impression d'un livre nouveau –, le parlement (de Paris ou de province) et les juridictions subalternes (bailliages, sénéchaussées, présidiaux, prévôtés), elles assuraient un « monopole d’impression et de diffusion d’un texte ou d’un ensemble de textes accordé par le pouvoir royal ou une autorité de justice à un auteur ou à un libraire pour une durée déterminée »[1]
Elles avaient force de loi dans le ressort où elles avaient été octroyées, de sorte que reproduire un livre couvert par un privilège dans ledit ressort relevait de la contrefaçon.
Le premier privilège de librairie connu en France date de 1498. D’une durée de cinq ans, il a été délivré par la chancellerie royale à l’imprimeur Johannes Trechsel pour un livre intitulé Explanatio in Avicenne canonem, par Jacques Despars (Lyon). Les dernières lettres de privilège inscrites dans le Registre des privilèges accordés aux auteurs et libraires pour les années 1788-1790 ont quant à elles été octroyées par Louis XVI au « Sr Langlois Pere », libraire à Paris, le 21 juillet 1790, afin qu’il puisse « donner incessamment au Public l’ouvrage intitulé Etrennes intéressantes des quatre parties du monde et des troupes de France ».
source : Privilèges de librairie
Dans l'extrait suivant, il est indiqué que l'ouvrage devant recevoir une permission par lettre scellée pouvait être apporté à la Chancellerie royale ou expédié par le libraire ou par son auteur. Nous supposons qu'il en est de même pour les demandes de privilèges :
La réglementation royale au XVIIIe siècle résulte en partie des mesures prises dès le XIIIe siècle, et qui concernaient le contrôle des manuscrits. La monarchie imposait que les libraires présentent « leurs nouveaux manuscrits aux délégués de l’Université, chargés de contrôler s’ils ne contenaient rien de contraire à la religion, aux mœurs et aux institutions royales1 ». Après l’apparition de l’imprimerie, en 1521, la surveillance se renforça, et le roi François Ier édicta le premier acte royal réglementant le droit de publier des livres2. Il interdit aux libraires et imprimeurs de publier des livres traitant de questions religieuses sans l’autorisation de l’Université de Paris et le Parlement fut chargé de veiller à l’application de la règle. Puis, à cette conception théologique de la censure comme institution veillant au salut des lecteurs, s’opposa la conception romaine, selon laquelle exercer le droit de censure revient à contrôler l’opinion publique3, ce qui amena le Parlement à ajouter sa propre censure à celle de l’Église4.
La réglementation royale se mit lentement en place. Face à la multiplication des pamphlets, les autorités cherchèrent à mieux contrôler les auteurs, les libraires et les imprimeurs. Les privilèges furent officiellement créés, par lettres patentes de Charles IX du 10 septembre 1563 portant défense d’imprimer aucun livre ne portant la permission de la chancellerie5, dispositions réitérées en 1565, 1566, 1571, 1783 6.
[...]
Depuis l’ordonnance de Moulins de février 1566, nous l’avons vu, les ouvrages ne pouvaient être imprimés qu’après avoir obtenu une autorisation d’impression. Ces « permissions par lettres scellées du grand sceau » étaient, à l’origine, de deux types : les permissions et les privilèges15 ; puis, au XVIIIe siècle, avec le développement de la production imprimée, d’autres formes d’autorisation préalable apparurent.
1- Les permissions scellées
Avant toute impression, un manuscrit devait être approuvé par un censeur royal16. Il était présenté ou expédié, par le libraire ou par son auteur, au chancelier ou au garde des sceaux qui désignait un censeur chargé de l’approuver ou de le refuser. L’approbation, imprimée sur l’ouvrage, occupait généralement peu de lignes, et se présentait le plus souvent ainsi : « J’ai lu sur ordre de Monseigneur le Chancelier [tel ouvrage], et je n’ai rien remarqué qui puisse en interdire l’impression… ». Suivaient la date et la signature du censeur. La règle était donc simple.
Placée au début ou à la fin de l’ouvrage, l’approbation était suivie ou précédée « des copies entières des privilèges et permissions17 ». Dans le « privilège du Roi » était toujours indiquée la durée du privilège, de six à neuf ans en général ; on en trouve plus rarement, de vingt ou vingt-cinq ans18. Le monopole de l’impression ou de la réimpression était également spécifié :
Permettons par ces présentes de faire imprimer l’Ouvrage ci-dessus, en un ou plusieurs Volumes, & de les faire vendre & débiter par tout notre Royaume, pendant le tems de [neuf] années consécutives, à compter du jour de la datte desdites Présentes… Faisons défenses […] à tous Libraires, Imprimeurs & autres, d’imprimer, faire imprimer, vendre, faire vendre & contre-faire ledit Ouvrage...19.
L’obtention d’un privilège interdisait donc toute publication par d’autres imprimeurs, et son intérêt économique était évident pour le libraire ou l’auteur possesseur du privilège, qui se trouvait alors légalement protégé de la concurrence et des contrefaçons.
Dans les faits, les libraires connaissaient probablement les officiers royaux ou secrétaires susceptibles d'octroyer les privilèges avant de leur adresser la demande écrite :
"En pratique, les relations plus ou moins étroites du requérant avec l'autorité dispensatrice du privilège, sa proximité géographique avec elle, facilitent probablement l'obtention de privilèges. [Du Bellay a par exemple entretenu des relations d'amitié avec l'un des secrétaires, Jean Duthier, signataire d'une grande partie de ses privilèges]." (p.56)
source : Privilèges d'auteurs et d'autrices en France [Livre] : XVIe-XVIIe siècles : anthologie critique / édition critique par Michèle Clément et Edwige Keller-Rahbé
Les libraires devaient fort probablement se déplacer à la chancellerie pour récupérer la lettre patente et régler les taxes.
D'après l'ouvrage de Elizabeth Armstrong Before copyright : the french book-privilege system, 1498-1526, les tout premiers privilèges étaient accordés par le roi en personne qui faisait ensuite rédiger l'acte par ses secrétaires mais par la suite, ils furent gérés par des secrétaires royaux ou par le personnel de la chancellerie :
"La demande de privilège était transmise à l'un des secrétaires présents, pour être traitée à la chancellerie. Une administration très développée existait, sous la direction du chancelier, pour effectuer cette tâche. Les lettres patentes étaient authentifiées par le sceau royal et par la signature d'un secrétaire royal ou d'un autre signataire autorisé de la chancellerie. La signature du roi n'était pas requise sur ces lettres patentes." (page 26)
"Une fois habilité à procéder à l'octroi du privilège, ou en mesure de le faire en vertu des pouvoirs qui lui étaient délégués, le secrétaire rédigeait le texte des lettres patentes. Il avait devant lui la demande écrite de l'auteur ou du libraire. Il avait également des notes sur les instructions qui lui étaient données par le Conseil du roi ou par le Chancelier. Il recherchait des spécimens de formulaires qui avaient été utilisés dans des circonstances similaires, pour servir de modèles. Une fois le texte établi, il faisait, ou demandait à un commis de faire, une copie au propre des lettres patentes, et la signait lui-même une fois terminée et vérifiée. La rédaction du projet et la transcription prenaient environ deux heures. Le document était ensuite apporté à l'audience suivante pour être scellé. Lors de l'audience, le Chancelier était assis solennellement à une table, avec le grand sceau devant lui. Les documents lui étaient apportés un par un et, s'ils étaient approuvés, étaient dûment scellés par le chauffe-cire. Les lettres simples comme les privilèges de livres, conférant une concession de durée limitée, étaient scellés à la cire jaune sur un seul ruban. Les détenteurs de privilèges très prudents mentionnaient parfois ce fait lors de l'impression de la lettre patente, bien que ce soit une pratique courante. Le document, une fois scellé, était présenté à l'audience suivante, qui était une réunion purement financière, au cours de laquelle les droits dus pour chaque document étaient déterminés et enregistrés dans les comptes. Le destinataire pouvait alors payer les droits et réclamer sa lettre patente." (pages 64-65)
Les libraires de province devaient se déplacer sur Paris mais pouvaient également profiter d'un séjour du roi dans leur ville pour demander ces privilèges. Ils étaient parfois prêts à voyager plus loin pour rechercher un privilège... (p.31-32)
Dans son mémoire, Laura Vanham explique que lors de ses déplacements en province, le roi pouvait accorder ses privilèges aux libraires locaux :
Il faut savoir qu’une certaine somme d’argent était réclamée au requérant pour l’élaboration du document et l’usage du sceau royal ; nous ne disposons pas de chiffres précis, mais au vu du profit que pouvaient représenter les privilèges royaux pour le Trésor, l’on peut supposer qu’ils coutaient assez cher. Ces frais constituaient sans doute un inconvénient minime pour les libraires, imprimeurs ou auteurs souhaitant s’offrir les avantages d’une protection royale, mais ils devaient par contre faire face à un autre désagrément bien plus important : l’instabilité de la Chancellerie royale. Le roi se déplaçait fréquemment hors de la capitale pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois et il emmenait alors avec lui une bonne partie de son gouvernement, les secrétaires d’état, la Chancellerie, etc. Celle-ci n’était donc pas toujours facile à atteindre ; la présence du roi en province pouvait devenir une opportunité précieuse pour les requérants de ces régions, mais pour les Parisiens, ces déplacements compliquaient forcément les choses. Seuls les marchands importants ou les auteurs bien en cour étaient au courant des allées et venues du roi et étaient donc en mesure de briguer facilement un privilège « du grand sceau ».
source : Les privilèges dans l’imprimerie parisienne au premier quart du XVIe siècle : étude de la figure d’éditeur / Mémoire réalisé par Laura Vanham
Concernant les demandes groupées, voici ce qu'explique Laura Vanham :
Dans son énumération, Armstrong a dénombré une quantité importante de privilèges groupés mais peu de privilèges généraux – c’est-à-dire accordés pour toutes les œuvres d’un auteur, ou pour toutes les publications d’un libraire-éditeur – vu que c’est une pratique spécifique du monopole qui est encore peu utilisée en ce début du XVIe siècle mais qui ira en augmentant par la suite. On retrouve dans notre corpus une majorité de privilèges simples – accordés pour l’impression d’un seul ouvrage – et deux privilèges groupés, pour lesquels nous disposons à chaque fois des textes présentés dans deux ouvrages repris dans ces privilèges.
Les livres concernés sont premièrement "Le temple de Jehan Boccace de la ruyne d’aulcuns nobles malheureux" et "Le temple de bonne renommée", dont le privilège a été obtenu en 1516 par Galliot du Pré aux côtés de deux ouvrages aux numérisations malheureusement indisponibles, tandis que le deuxième privilège groupé concerne "Les faictz et dictz" de maistre Alain Chartier et "Le Roman de la Rose", obtenu par Galliot du Pré en 1526.
Nous n'avons pas trouvé d'exemples précis au court de nos lectures pour répondre à votre dernière question mais nous vous conseillons de poursuivre ces premières recherches par la consultation de ces documents :
Before copyright : the french book-privilege system, 1498-1526 / Elizabeth Armstrong. N'hésitez pas à consulter ce livre dans son intégralité pour en savoir plus.
Privilèges d'auteurs et d'autrices en France [Livre] : XVIe-XVIIe siècles : anthologie critique / édition critique par Michèle Clément et Edwige Keller-Rahbé
Les privilèges dans l’imprimerie parisienne au premier quart du XVIe siècle : étude de la figure d’éditeur / Mémoire réalisé par Laura Vanham
Le régime des privilèges et permissions d'imprimer à Rouen au XVIIe siècle / Mellot Jean-Dominique - In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1984, tome 142, livraison 1. pp. 137-152.
Le régime des privilèges et les libraires de L'Astrée / Jean-Dominique Mellot - Pages 199 à 224
La grande chancellerie et les écritures royales au seizième siècle : 1515-1589 / Hélène Michaud
Par ailleurs, nous avons transmis votre question aux conservateurs de notre fonds ancien. S'ils trouvent davantage d'éléments sur la remise des privilèges aux libraires ou auteurs, ils ne manqueront pas de compléter notre réponse.
Bonne journée.
Complément(s) de réponse
Bonjour,
Voici quelques compléments d'informations proposés par l'un des conservateurs du Fonds Ancien de la Bibliothèque municipale de Lyon, que nous remercions :
Il faut d’abord avoir en tête que le privilège n’est pas un contrat qui engage deux parties, mais un acte juridique qui émane d’une autorité qui donne privilège à quelqu’un. Cette autorité peut être le roi, un parlement, un prévôt, etc. Comme tous les actes et tous les autres type de privilèges, il est inscrit sur un registre d’actes de l’autorité donnée, et n’est signé que de l’autorité qui le donne. Une copie ou un extrait peut être remis à celui qui en faisait la demande, généralement cela était aussi payant, et nécessitait la présence d’un notaire ou d’un officier agréé. Au fil du temps, les privilèges de librairie ont fait l’objet de registres spécifiques.
Concrètement, quand on lit les privilèges de libraires ou d’auteurs, on voit qu’ils font suite à une requête, supplique, etc. Donc celui qui souhaite obtenir un privilège pour une publication commence par le demander. L'objectif est d'atteindre la chancellerie. Pour ce faire, il peut, s’il en a l’occasion, rencontrer effectivement l’autorité mais ce n’est sans doute pas le cas majoritaire. Il est probable que la plupart du temps, cela passe par le réseau de connaissance, voire en partie par correspondance mais on écrivait pas directement à la chancellerie : une supplique peut-être remise par l’intermédiaire de quelqu’un qui connaît le moyen de demander à l’autorité le droit de publier. Vu les difficultés de se déplacer, on écrivait ou faisait porter par un employé ou une aide, un message demandant à quelqu’un de confiance (famille, ami bien placé, etc.) d’aller à la chancellerie. Les procurations sont des choses tout à fait courantes au XVIe siècle.
Sauf à ce que le monarque ne s’arrête dans la ville du libraire et mette en place des audiences pendant lesquelles les libraires demanderaient un ou plusieurs privilèges. Un travail sur les dates d’enregistrement des privilèges serait nécessaire pour savoir si l’autorité ou l’administration travaillait éventuellement en série, en délivrant le même jour une série de privilège. C’est loin d’être certain.
De même, je ne connais pas d’agent qui serait spécialisé dans la demande de privilèges. Tout au plus peut-on sans doute rencontrer des personnalités à la fois influentes auprès de l’autorité et sensibles à un milieu littéraire qu’il souhaiterait aider, d’une certaine manière « parrainer » en ajoutant son crédit à la demande d’obtention d’un privilège.Cette autorité peut déléguer son pouvoir, généralement à l’administration, c’est-à-dire à la chancellerie (grande chancellerie royale, petite chancellerie de parlement, chancellerie présidiale, selon l’autorité).
Le privilège est signé du représentant qui a la délégation, ce qui montre que c’est plutôt lui, qui, d’une manière ou d’une autre a instruit la demande.
Il n’y a aucun lieu de croire que cela donne lieu à une quelconque cérémonie.
Pour approfondir, on peut sans doute conseiller :
- Ce projet universitaire, qui porte plutôt sur le XVIIe et le XVIIIe siècle, mais qui rappelle les grandes lignes de la législation en matière de privilèges de librairie : Privilèges de librairies
- Ce livre de Michèle Clément et Edwige Keller-Rabhé : Privilèges d'auteurs et d'autrices en France : XVIe-XVIIe siècles : anthologie critique
- La définition dans le Dictionnaire encyclopédique du livre
Bonne journée.