Sait-on si la vie d'Alphonse Allais était à l'image de ce qu'il décrit dans son œuvre ?
Question d'origine :
Bonjour le guichet,
Sait-on si la vie privée d'Alphonse Allais était à l'image de ce qu'il décrit dans son œuvre : un célibataire avec de nombreux amis, assidu près de débits de boisson, avec une vie amoureuse fantasque et animée. Réalité ou fiction ?
Bien à vous.
Réponse du Guichet

Alphonse Allais a assurément fait partie de la jeunesse bohème parisienne de la fin du XIXe siècle caractérisée par ses mœurs libres et sa fréquentation de cafés et cabarets littéraires et artistiques.
Bonjour,
Alphonse Allais a écrit "J'ai toujours eu l'amour des terrasses de café, et la conception la plus flatteuse du paradis serait, pour moi, une terrasse de café, d'où l'on ne partirait plus jamais." (Le Chat noir, 20 juin 1885)
A la lecture de sa biographie rédigée par François Caradec, Alphonse Allais aurait effectivement fait preuve de beaucoup d'assiduité auprès des cafés, cabarets, brasseries, et autres débits de boisson. Il reprend quelques mots d'artistes ayant côtoyé l'humoriste (pages 331 et suivantes) :
"Allais, qui a toujours l'air entre deux vins, pas drôle entre deux vies drôles, entre deux ahurissements", notre justement Jules Renard. Son "regard humide et tendre, un peu lointain, des gens qui boivent", ajoute Sacha Guitry ; qui dit d'ailleurs, à propos des "Mousquetaires" (Jules Renard, Alfred Capus et Tristan Bernard, qui se réunissent chez son père, Lucien Guitry, place Vendôme) : "Sur quoi taquineraient-ils Allais ? Sur rien, jamais. Ils auraient pu le taquiner sur la boisson, bien sûr - car hélas ! il buvait. Mais, tous, ils savaient bien qu'il en mourrait un jour". [...]
Quand ils racontent une histoire de poivrot, les collaborateurs du "Journal" la dédient à Alphonse Allais. [...]
Sa réputation est assez bien établie pour que Willy, dans les vœux qu'il publie dans "L'Echo de Paris" du 1er janvier 1896, souhaite "à MM. Alphonse Allais et Raoul Ponchon deux bars parallèles".
A cette époque, il fréquente en effet les bars anglais et américains qui se sont ouverts à Paris au moment de l'Exposition de 1889, autour des Champs-Elysées, de la gare Saint-Lazare et de l'Opéra. [...]
Ses bars préférés sont ceux de la rue d'Amsterdam les plus proches de la gare Saint-Lazare (et du train qui relie Paris à Honfleur) [...] Mais ce qu'il a toujours préféré, ce sont les terrasses des cafés du boulevard.
source : Alphonse Allais / François Caradec
Déjà, l'étudiant en pharmacie préférait fréquenter les cafés plutôt que de se rendre en cours ou aux examens. Comme indiqué dans :
- Alphonse Allais étudiant. In: Revue d'histoire de la pharmacie, 36ᵉ année, n°121, 1948. pp. 352-353.
- À propos du centenaire d'Alphonse Allais / Bonnemain Henri. In: Revue d'histoire de la pharmacie, 43ᵉ année, n°144, 1955. pp. 25-29.
Avec ses amis du quartier latin, il fait partie de plusieurs groupes fantaisistes comme "Les Fumistes", "Les Hydropathes" ou "Les Hirsutes".
Pourvu d’une exceptionnelle aptitude à aimanter les anticonformistes les plus inventifs parmi ceux qui hantaient les bistros du Quartier latin, Alphonse Allais fut à l’origine de la création du Club des hydropathes – dont Charles Cros composa l’hymne – lequel, après avoir donné naissance au « Salon des incohérents », devait se scinder en deux groupes : « Les Fumistes » et les « Hirsutes ». Mais c’est avec la création du « Chat noir », de Rodolphe Salis, qu’Allais atteint la maîtrise de son art d’écrivain. En plus d’être un Café théâtre avant la lettre (Debussy et Satie s’y produisent, le « théâtre d’ombres » y triomphe, Maurice Donnay y donne des sketches, Caran d’Ache met en scène), le « Chat noir » est un journal satirique à succès dont Allais devient le rédacteur en chef. Au fil des années, et d’une publication à l’autre, il exerce son talent aux dépens des autorités morales et littéraires de l’époque (ce sont souvent les mêmes) tout en élevant l’art du fantaisiste jusqu’à celui du fabuliste et du poète.
source : Charles-Alphonse Allais Honfleur, 20 octobre 1854 - Paris, 28 octobre1905 / Philippe Meyer
Lionel Richard dans Cabaret, cabarets: De Paris à toute l'Europe, l'histoire d'un lieu du spectacle précise le nom du café où l'Ordre des Zutistes fut créé :
En 1882-1883, le poète et savant Charles Cros, inventeur de la synthèse artificielle des pierres précieuses, de la photographie des couleurs, du phonographe, réunit ses proches compagnons, lui, dans un établissement régulièrement assez désert, la Maison de Bois, au 109 rue de Rennes, une sorte de chalet suisse, en face de l’appartement où il habite de l’autre côté de la rue. Chaque jeudi soir, il y accueille Alphonse Allais, Edmond Haraucourt, Georges Lorin, Jean Moréas, Laurent Tailhade, Willy. Ce qui « assure à ces réunions une place dans l’Histoire, c’est qu’elles furent le berceau d’une évolution lyrique », relève en 1919 dans le Mercure de France un témoin de l’époque, Ernest Raynaud. « l’Ordre des « Zutistes » y fut fondé », précise-t-il. Là, autrement dit, sous l’impulsion de l’absinthe, la poésie française aurait jeté bas, dans une fantaisie débridée, les conventions et poncifs.
Il fait indubitablement partie de la "jeunesse artistique bohème" de cette fin XIXe :
La carrière d’Alphonse Allais s’inscrit dans un contexte particulier, propice à la provocation, à l’anarchisme littéraire comme politique. Avec la libération de la presse et la liberté de réunion, deux modes de diffusion majeurs vont influencer les formes d’expression artistique : les petites revues et le cabaret. D’où la prolifération des formes brèves (contes, nouvelles, saynètes, etc.) et le développement des formes orales liées au théâtre burlesque : marionnettes, monologue. Des groupes se font et se défont. Après les célèbres zutistes, Émile Goudeau crée le Club des hydropathes. En 1878, la revue du même nom consacrera le numéro de janvier 1880 à Alphonse Allais. On croise au Chat noir, fondé à Montmartre en 1881 par Rodolphe
Salis, des peintres comme Willette, Henri Pille, des poètes comme Charles Cros, Albert Samain, Jean Richepin, des chansonniers comme Aristide Bruant, des humoristes, dont Allais, le comédien Coquelin Cadet. Erik Satie va y être engagé en 1888 comme pianiste. Le groupe des incohérents surenchérit sur la fantaisie des hydropathes en organisant, de 1882 à 1893, les expositions d’Arts incohérents, où l’on peut découvrir les monochromes d’Allais, des pieds sculptés « en marbre de gruyère » et autres tableaux « vivants », la règle étant que les artistes exposants ne sachent pas dessiner. Une partie de la jeunesse artistique bohème se retrouve donc dans le « fumisme ».
source : Yaouanq Tamby Emilie. Alphonse Allais, un fumiste d’avant-garde. In: Études Normandes, 5e année, n°1,2018. Mars - Juin 2018. pp. 20-27.
Lire aussi : Marquèze-Pouey, L.(1986) . Chapitre III - Rive gauche et rive droite. Le mouvement décadent en France. ( p. 47 -62 ). Presses Universitaires de France.
Qu'en est-il des femmes ? Alphonse Allais a, semble-t-il, beaucoup aimé les femmes, notamment les blondes ou rousses aux yeux bleus. S'il semble avoir eu de nombreuses aventures, il n'en est pas moins sentimental.
"Dieu n'a pas fait d'aliments bleus. Il a voulu réserver l'azur pour le firmament et les yeux de certaines femmes" dit-il en invoquant le Créateur, ce qui chez lui n'est pas fréquent (Le chat noir, le 19 janvier 1890). Allais ne cache pas ses goûts. Il a toujours recherché le même type de femme. A l'en croire, il l'a parfois rencontré [...]
Quand il parle des femmes - et Dieu, justement, sait avec quelle délicatesse il le fait parfois - il y a bien çà et là quelques clichés de séduction, des tics d'auteur même (l'ambre clair, es frisons sur la nuque), un rien de provocation, mais aussi un bel appétit, une passion des chevelures blondes et rousses, jusqu'au fétichisme. [...]
Il faut faire en tout ce qu'il écrit la part de l'humoriste ; mais il insiste : "C'est gentil les parties carrées, mais (blaguez-moi si vous voulez) je suis une nature plutôt intime, qui préfère à tout autre plaisir la solitude à deux" (Le Chat noir, 18 juillet 1885). [...]
Derrière la blague, sa pudeur est réelle : "Ca me rappellera une portion importante de ma jeunesse, où je vivais exclusivement des générosités de quelques braves courtisanes, qui m'aimaient bien parce que j'étais rigolo." C'est un homme marié depuis huit mois à peine qui s'exprime ainsi publiquement dans Le Journal du 12 octobre 1895 ! Ce cynisme est feint, mais c'est vrai qu'il dut être "rigolo"... [....]
Mais ses rapports avec les femmes ne sont pas si simples qu'il veut nous le faire croire. On rencontre bien quelques petits garçons dans ses contes (ce sont ses neveux, précise-t-il, les deux fils de Charles Leroy), mais surtout des petites filles, de drôles de petites bonnes femmes avec lesquelles il peut partager sa fantaisie et sa tendresse en sachant que leurs rapports innocents n'iront pas plus loin. Quelle économie dans les sentiments ! Il peut les consoler de gros chagrins d'enfant sans céder aux fantasmes érotiques de son temps (Pierre Louÿs et son goût des "fruits verts"). Allais est amoureux des petites filles mais ne montre envers elles aucune attirance équivoque. Elles sont impubères, donc intouchables, et quand il les retrouve par hasard quelques années plus tard, devenues pétulantes et dégourdies, ce sont elles qui lui font des avances auxquelles il cède avec mélancolie.
source : Alphonse Allais / François Caradec (pages 337 et suivantes)
Il a été amoureux de Jane Avril (pseudonyme de Jeanne Louise Beaudon) qui refusa sa demanda en mariage. C'est finalement Marguerite Gouzée qu'il épousa et lui donna une fille, Paulette. François Caradec confie que ce mariage ne fut certainement pas très heureux et l'enfant peut-être adultérin... Quoi qu'il en soit, Allais semble s'être "rangé".
Après un voyage à New York et au Canada, Alphonse Allais épousera finalement Marguerite Gouzée, née le 23 septembre 1869 à Givet, (dernière ville des Ardennes françaises avant la frontière belge.) Sur les conseils de Tristan Bernard, le couple s’installe 7 rue Édouard-Detaille, (troisième étage/porte gauche), dans le quartier chic de la Plaine-de-Monceaux. Leur fille Marie Paule Suzanne, dite Paulette, voit le jour à Honfleur le 24 octobre 1898, chez ses grands-parents paternels, rue du Neubourg (actuelle Alphonse Allais).
Jules Renard écrit dans son Journal : Dîner Alphonse Allais. Ce bohème qui a passé sa jeunesse et pas mal de sa maturité dans les cafés et les hôtels meublés, le voilà rangé, dans un appartement de 3 500 francs.
source : Les mémorables
Nous vous laissons lire ces documents pour approfondir le sujet :
Alphonse Allais / François Caradec
Comme disait Alphonse Allais / Patrice Delbourg
Montmartre des écrivains / Rodolphe Trouilleux
Bonne journée