Je cherche à comprendre en quoi l'armée est un élément central de la culture américaine
Question d'origine :
Bonjour. Je cherche à mieux comprendre en quoi l'armée des États-Unis est un élément central de la culture américaine et comment elle façonne la société américaine ? Je trouve surtout des références en lien avec des institutions de l'armée US et peu d'études issues du milieu académique universitaire. Je vous remercie de votre réponse.
Réponse du Guichet
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Nous vous renvoyons principalement aux travaux de l'historien Thomas Rabino qui analyse en profondeur la culture de guerre consubstantielle aux Etats-Unis, par le biais de l'histoire diplomatique et militaire, mais aussi sociale et culturelle.
Bonjour,
Thomas Rabino explique très bien l'idée selon laquelle l'histoire des États-Unis repose sur une succession de conflits armés et sur la présence constante de la violence. Si bien qu'une "culture de guerre" est ancrée dans les mentalités, dans les différentes institutions américaines et pèse sur l'économie. Il présente dans l'article intitulé Obama et la culture de guerre américaine les racines de cette atmosphère belliciste latente :
... si les ÉtatsUnis ont fait la guerre depuis leurs origines, force est de constater que la guerre elle-même a fait les ÉtatsUnis : nés d’une guerre d’indépendance, façonnés au gré d’un expansionnisme fatal aux peuplades indiennes comme aux nations limitrophes, reconstruits par une guerre civile parée des atours de première guerre moderne, affirmés grâce à une politique extérieure conquérante, portés au pinacle par deux guerres mondiales et renforcés durant plus de quatre décennies de guerre froide, les États-Unis, lancés après le 11 septembre 2001 dans la « guerre contre le terrorisme », revendiquent et occupent un leadership mondial sans précédent.
En contrepoint, les ÉtatsUnis se sont forgés sur des idéaux pacifistes imprégnés de messianisme qui, depuis l’arrivée des premiers migrants fuyant les persécutions et les guerres du Vieux Continent, cohabitent sur leur sol avec une violence endémique et multiple. De séquences historiques en réalités sociales, les affrontements coloniaux, la conquête de l’Ouest et la quasi-extermination des tribus indiennes, la guerre de Sécession ou Civil War – le plus sanglant conflit du XIXe siècle –, la ségrégation et les émeutes raciales des années 1960, l’attachement populaire, sinon culturel, au droit constitutionnel relatif à la détention d’armes et à la peine de mort apparaissent emblématiques d’un rapport à la violence paradoxal.
Dans un État qui compte, bon an mal an, un million de soldats en service actif, et dont les crédits alloués à la défense voisinent depuis plus d’un demi siècle avec 50 % du budget, la frontière séparant la sphère civile du monde militaire se révèle forcément poreuse. En résulte une situation prophétisée par le président Eisenhower dans son célèbre discours d’adieu, le 17 janvier 1961 : pendant quarante années de course aux armements, l’imbrication des intérêts entre les industries de défense, le Pentagone et le Congrès a connu un renforcement substantiel. Les grandes entreprises d’armement disposent d’une influence sans précédent sur les citoyens lambda vivant directement ou non de l’activité créée par leurs usines, mais aussi sur la vie politique dont elles financent en toute légalité partis et candidats, à l’image d’un Obama parvenu à supplanter ici son rival républicain [3]. Les questions militaires, en termes d’hommes comme de matériel, pèsent donc sur la société et l’économie comme dans nul autre pays, y compris durant des périodes de paix, au demeurant très brèves.
De batailles mineures en affrontements de plus en plus importants, la population américaine, vivier des premières forces armées du monde, subit à chaque génération les conséquences des bouleversements politiques, économiques et sociaux d’un nouveau conflit. Moment de « retour en arrière » et véritable « faillite de la civilisation » [4] pour le prix Nobel de la paix Romain Rolland, une guerre engendre son lot de législations liberticides, d’arbitraire gouvernemental, de contagion militariste et d’acclimatation à la violence contre un ennemi déshumanisé, sur fond de propagande que le progrès technique rend toujours plus efficace ; aux États-Unis, l’impact des lois sur l’espionnage (juin 1917), l’internement des Américains d’origine nippone (19411945), l’hystérie maccarthyste, le chaos vietnamien, les censures et autocensures diverses rencontrent un impact dont l’écho résonne bien au-delà des circonstances qui les ont vus naître. Avec des dossiers aussi polémiques que le vote du Patriot Act, la zone de nondroit instituée à Guantanamo, les transferts secrets de présumés terroristes vers des régimes dictatoriaux, les détentions extrajudiciaires d’individus suspects et autres tortures d’Abu Ghraib, l’ère post 11 Septembre creuse un même sillon. Même condamnés a posteriori par des médias et une opinion guéris de toute fièvre guerrière, ces coups portés à la démocratie américaine laissent des traces juridiques et morales plus ou moins visibles. La répétition des situations de belligérance produit ainsi un ensemble de doctrines politiques, de textes législatifs, de comportements, de croyances, de représentations, de discours et autres produits matériels imprégnés de l’idée de guerre : construit et reconstruit au fil des conflits, modifié et vivifié par la modernité, cet ensemble constitue une culture de guerre.
Comme son nom l’indique, cette culture, au sens large, se nourrit de la guerre, et inversement. Elle se propage dans la société, pèse sur son fonctionnement, en contamine les esprits. Quoique omniprésente, elle reflue de manière cyclique en temps de paix tout en conservant ses fondamentaux : apologie d’une histoire nationale dénuée de critique, conviction de l’existence d’une mission civilisatrice à accomplir, patriotisme démonstratif, fidélité revendiquée au Président comme aux responsables de l’administration, soutien indéfectible aux troupes, culte d’une armée forte et omnisciente jusqu’au cœur d’une société de consommation sur-développée. Au fil du temps, la culture de guerre effectue un travail de sape qui prépare les nouvelles générations. À l’approche d’un conflit, sous l’influence d’institutions gouvernementales et médiatiques soudainement unies, l’opinion subit différents stimuli qui redonnent toute sa vigueur à cette culture assoupie. Baignant dans une atmosphère dont le quotidien se rapporte tout entier à la guerre, une majorité plus ou moins large adopte, par la loi du consensus, les desseins de l’exécutif. Auréolées d’un climat d’exception, les mesures les plus extrêmes finissent par faire l’objet d’un consentement populaire qui assure au pouvoir une amplitude d’action aussi large que temporaire.
Quelques livres pour aller plus loin :
De la guerre en Amérique : essai sur la culture de guerre / Thomas Rabino
Réflexion par un historien spécialisé dans la civilisation américaine et la Résistance sur le rapport qu'entretiennent la guerre et les Etats-Unis. Née d'une guerre d'indépendance, la nation américaine semble exister quand elle se bat. Deux siècles et demi d'histoire ont ainsi été jalonnés par une soixantaine d'interventions militaires sur différents théâtres.
L'Amérique, Dieu et la guerre / Stanley Hauerwas
Stanley Hauerwas, théologien parmi les plus réputés aux États-Unis, propose ici une réflexion originale sur le sens du pacifisme chrétien. En s’appuyant sur les différentes guerres menées par l’armée américaine, il montre comment l’entreprise guerrière est comprise par le peuple américain – et chrétien – comme une action morale censée défendre la démocratie et le bien. L’auteur réfléchit théologiquement sur la guerre, l’Église, la justice et la non-violence, en explorant des questions telles que la dépendance de l’Amérique à la guerre, les sacrifices que la guerre implique et pourquoi elle est considérée par beaucoup comme « nécessaire ». Il examine également les théories de la non-violence de Martin Luther King et C. S. Lewis. Finalement, pour Stanley Hauerwas, le christianisme ne peut se comprendre et s’appliquer au quotidien qu’en défendant un pacifisme absolu.
La Culture stratégique américaine : l'influence de Jomini / Bruno Colson
La culture stratégique désigne l'ensemble des pratiques traditionnelles et des habitudes de pensée qui, dans une société, gouvernent l'organisation et l'emploi de la force militaire au service des objectifs politiques. Les principes de Jomini, général suisse au service de Napoléon Ier, a fortement influencé les Américains.
De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis / Noam Chomsky
Analysant la guerre comme chemin pris par le capitalisme pour s'imposer au monde, cet essai se fonde sur la politique impérialiste des Etats-Unis en vue de dévoiler quelques-unes des stratégies déployées pour rendre légitime un système qui aggrave les inégalités devant le droit et l'économie. Augmenté d'une postface inédite de l'auteur.
Le piège américain : pourquoi les Etats-Unis peuvent perdre les guerres aujourd'hui ? / Vincent Desportes ; préface d'André Kaspi
Une description de la culture stratégique américaine et de ses différentes composantes : histoire, géographie, poids du peuple, influences conceptuelles. L'auteur caractérise l'expression de la puissance militaire américaine afin d'en cerner les limites, puis constate sa faible adéquation aux nouveaux conflits dans lesquels les Etats-Unis sont et seront engagés.
La nation armée : les armes au coeur de la culture américaine / André Kaspi
Une analyse, historique et économique, du sujet des armes à feu aux Etats-Unis et de ce qu'il révèle de la société américaine sous la présidence de D. Trump. L'importance de la liberté d'être armé dans cette culture, les débats passionnels divisant le pays après les tueries de masse ou la perception de ces divers éléments par les Français sont abordés.
Etre Américain aujourd'hui : les enjeux d'une élection présidentielle / Didier Combeau
Dans cet essai sur les fondamentaux de l'identité américaine, le politologue analyse sept sujets de discorde : l'immigration, l'émergence de nouvelles identités politiques, les inégalités sociales, la violence, l'environnement, l'évolution des institutions et le système électoral. L'ensemble permet de mieux comprendre l'origine des fractures qui divisent le pays.
Hollywood propaganda : cinéma hollywoodien et hégémonie culturelle américaine et Hollywood propaganda : final cut / Matthew Alford
Une critique de l'industrie du cinéma hollywoodien et des liens étroits qu'elle entretient avec les forces politiques et militaires américaines. A travers une analyse de nombreux films tels que Transformers, Terminator ou encore La chute du faucon noir, Hollywood est présenté comme le versant culturel d'une politique impérialiste.
Raconter la guerre : le cinéma militaire de John Ford, John Huston et William Wyler (1942-1947) / Dorian Merten
Analyse des documentaires de guerre réalisés par ces trois réalisateurs hollywoodiens qui, engagés dans l'armée, ont réalisé des films sur la Seconde Guerre mondiale montrant la réalité des combats. Ces oeuvres participent à la guerre des images, donnent naissance aux notions de nation et de peuple américains au cinéma et influencent la forme du cinéma moderne.
Quelques articles :
- Rabino, T. (2009). Obama et la culture de guerre américaine. Le Débat, n° 155(3), 92-101.
- Vaïsse, J. (2003) . 5. « Je ne savais pas les Américains un peuple si guerrier » Les États-Unis entre zéro mort, jacksonisme et maintien de l’ordre. Dans Hassner, P. et Marchal, R. (dir.), Guerres et sociétés États et violence après la Guerre froide. ( p. 137 -164 ). Karthala.
- Doppler-Speranza, F. (2017) La balle au chevet de la sécurité nationale. La seconde guerre mondiale et l’avènement du « siècle sportif américain. Guerres mondiales et conflits contemporains, N° 268(4), 97-116.
- Zajec, O. (2019). Genèse d’une culture stratégique américaine autonome. Le prisme des Principles of War et de leur développement doctrinal. Politique américaine, N° 33(2), 113-133.
- Tessier, M. et Fortmann, M. (2001). Les États-Unis : mutation d'une superpuissance dans l'après-guerre froide. Revue internationale et stratégique, n° 41(1), 163-170.
- Le débat stratégique américain contemporain : état des lieux. (2019). Politique américaine, 33, (2).
- La culture américaine de la victoire / Etienne de Durand
Bonne journée.