Claude Monet a-t-il tenté de se suicider dans la Seine, si oui pourquoi ?
Question d'origine :
Bonjour,
J'ai lu que le peintre Claude Monet avait tenté de se suicider dans la Seine.
Où puis-je trouver plus d'informations sur cet événement ? A-t-on connaissance des raisons qui ont poussé Monet à cet acte ?
Je vous remercie par avance pour votre réponse !
Réponse du Guichet

Claude Monet s'est bien jeté dans la Seine à Bennecourt un jour de juin 1868. Ses biographes évoquent une tentative de suicide tandis que Monet estimait avoir fait une "boulette" dans un moment irréflechi. Bon nageur et aidé par la torpeur du courant à l'été, Monet se serait immédiatement ressaisi au contact de l'eau et se serait extrait du fleuve sans difficultés. Sans doute possible, ce sont misère financière et matérielle et le manque de reconnaissance de son travail qui ont conduit l'artiste à ce geste d'imprudence à une période où celui-ci luttait pour exister sur la scène artistique et pour faire vivre sa femme Camille et leur jeune fils Jean.
Bonjour,
Le saut de Claude Monet dans la Seine fin juin 1868 à Bennecourt, est bien documenté par D. Wildenstein et P. Bonafoux dans leurs biographies respectives de l'artiste. Le marchand et historien de l'art D. Wildenstein, dans son ouvrage Monet, le triomphe de l'impressionnisme (Taschen, réédition 2022), s'appuie sur la correspondance entre Monet et le peintre Frédéric Bazille, dont une lettre datée du 29 juin 1868 rédigée à Paris dans laquelle Monet raconte selon ses mots sa "boulette" de la veille. Sans argent et en manque de reconnaissance, le peintre devenu jeune père l'an passé et qui doit désormais assurer la charge d'une famille, aurait eu un geste "irréfléchi", sautant dans un bras de Seine pour s'y noyer (p. 77) :
Une lettre de Monet à Bazille datée de "Paris, ce 29 juin", nous apprend qu'il a été mis à la porte de l'auberge "nu comme un vers". Ayant casé Camille et le "pauvre petit Jean" dans le village, il s'est rendu dans la capitale d'où il compte repartir le soir même pour Le Havre afin de tenter sa chance auprès de M. Gaudibert favorablement impressionné par son demi-succès au Salon. La veille au soir, avant de quitter Bennecourt il a "fait la boulette" de se jeter à l'eau, sans conséquences fâcheuses heureusement. Cet incident a donné lieu à des discussions passionnées. La réalité pourtant est simple : il y a bien eu un geste irréfléchi de désespoir, mais Monet était heureusement trop bon nageur pour se noyer dans un bras de Seine en plein été. Sa nature courageuse a tôt fait de reprendre le dessus, et jamais plus il ne sera question d'un acte de ce genre.
Monet décrit son geste de désespoir à son ami dans ce post scriptum d'une lettre envoyée le 29 juin 1868, repris par Pascal Bonafoux dans sa biographie Monet 1840-1926 (Perrin, 2007) (p. 108) :
Et celui qui signe "Votre vrai ami tourmenté", d'ajouter ce post-scriptum :
"J'étais si bouleversé hier que j'ai fait la boulette de me jeter à l'eau ; heureusement il n'en est rien résulté de mal". "Boulette"... Ce mot est-il le plus adéquat pour nommer ce qu'aurait été une tentative de suicide ? A peine tombé dans l'eau, Monet a repris ses esprits...
En 1868 donc, Monet n'est pas encore le peintre de la révolution impressionniste (ou du moins il n'est pas encore reconnu comme tel) ni le propriétaire de la somptueuse demeure de Giverny et ses jardins. Ses œuvres sont régulièrement refusées par le Salon officiel, certains de ses tableaux sont saisis pour dettes, et il doit souvent emprunter de l’argent à ses amis, notamment Bazille, pour subvenir aux besoins de sa famille (loyer, chauffage, nourriture) et se fournir en matériel de peinture. Un échange par lettres interposées entre Bazille et Monet retranscrit dans le livre de Pascal Bonafoux Monet 1840-1926 (Perrin, 2007), illustre les moments très difficiles que traversent les deux artistes à cette époque. Monet décrit la misère, les dettes, sa responsabilité de père de famille et supplie son ami de lui prêter de l'argent ou au moins d'honorer les paiements de l'achat de l'un de ses tableaux, tandis que Bazille se défend de ne pouvoir payer davantage, expliquant qu'un contrat de paiement mensualisé à hauteur de 50 francs par mois (pour un montant total de 2500 francs) avait été décidé entre les deux hommes et qu'il n'avait jamais manqué à cet engagement, mais qu'il ne peut l'aider plus que ça (p. 105-106).
Il faut encore attendre le retour de son exil aux Pays Bas et à Londres, lors du déclenchement de la guerre franco-prussienne, pour que Monet peigne un matin de l'année 1872 au Havre, l'emblématique toile "Impression, soleil levant", qui donna son nom au mouvement impressionniste, et patienter encore jusqu'à la fin du siècle pour que la reconnaissance artistique de Monet s'affirme en Europe et aux Etats-Unis. L'exposition universelle de 1889 à Paris consacrera officiellement ce mouvement en exposant des toiles de Monet mais aussi Pissaro, Manet ou Cézanne, sortant petit à petit l'auteur des Nymphéas des tourments de la misère et de l'anonymat, qui l'ont conduit à se jeter dans la Seine à l'été 1868.
Pour aller plus loin dans nos collections :
Claude Monet par Anne Martin-Fugier (Gallimard, 2023)
Claude Monet : fragments d'une vie par Gérard Poteau (Editions des falaises, 2021)
Monet-Clemenceau : correspondance (RMN Grand Palais, 2019)
Claude Monet et l'exposition : une stratégie de carrière à l'avènement du marché de l'art par Félicie Faizand de Maupeou (Presse universitaire de Rouen et du Havre, 2018)
Bonne journée.