Je cherche de la jurisprudence sur la régulation des contenus sur les réseaux sociaux.
Question d'origine :
Bonjour,
Je suis à la recherche de pistes de réflexion quant à la régulation des contenus sur les réseaux sociaux.
Jusqu'ici, j'ai pensé à la nécessité de la modération comme à la "responsabilité éditoriale" des plateformes en les considérant plutôt comme des médias à part entière, dits sociaux; notamment en ce qui concerne les discours de haine, le harcèlement, la désinformation ainsi que les algorithmes renforçant les clivages d'opinion qui se "heurtent" plus ou moins avec l'idée de libre diffusion de contenus et d'internet comme espace démocratique.
En outre, je me pose surtout la question du pouvoir des pays ou de groupements de pays comme l'UE au niveau législatif pour encadrer les réseaux sociaux et les dérives liées tout en garantissant le droit de libre diffusion de contenus et la liberté d'expression. Auriez-vous de la jurisprudence concernant les condamnations en justice de plateformes ou personnes liées ? Comment chercher cette jurisprudence de manière efficace ?
Merci d'avance pour votre réponse et bonne fin de semaine.
Réponse du Guichet
Les réseaux sociaux sont devenus de véritables espaces publics. Ils offrent des opportunités inédites de libre expression et de partage, mais comportent aussi des risques démocratiques majeurs : bulles informationnelles, désinformation, diffusion de contenus haineux. La régulation de l'information sur les réseaux sociaux est donc un enjeu brûlant, questionnant la notion de censure, celle de désinformation et de liberté d'expression en ligne. Cela représente des défis complexes pour les plateformes et les états, avec pour objectif de garantir un environnement d'information équilibré tout en respectant les droits individuels.
Bonjour,
Votre question porte sur 4 points :
- statut des plateformes et responsabilité éditoriale
- dispositif législatif des états ou UE pour encadrer les réseaux sociaux et leurs dérives
- condamnations en justice de plateformes ou personnes liées et jurisprudence
- méthode pour chercher de la jurisprudence
Commençons par cette citation de Marcel Moritz, Maître de conférences à l’Université de Lille, en 2023 : " nous sommes passés en une vingtaine d’année d’un paysage médiatique dans lequel la publication d’une information supposait le plus souvent une responsabilité éditoriale (presse, radio, télévision) à un paysage de nouveaux médias de masse, les réseaux sociaux, pour lesquels il n’existe pas de responsabilité éditoriale du diffuseur car le principe même est celui d’une absence de contrôle préalable des messages. Certains peuvent y voir le triomphe d’une liberté d’expression totale. D’autres, de plus en plus nombreux, se disent que le prix à payer est décidément trop important en termes de désinformation, de haine en ligne, ou encore d’enjeux démocratiques du fait des « bulles de filtres » [...] Le droit et son évolution offrent bien sûr des réponses, comme en atteste en France le projet de loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Mais son application dans le cyberespace reste toujours complexe. »
Plateformes comme « médias sociaux »
Les grandes plateformes de réseaux sociaux restent juridiquement qualifiées d’« hébergeurs » et non de médias classiques, mais elles se voient imposer une responsabilité renforcée sur les contenus haineux, le harcèlement, la désinformation et les effets systémiques de leurs algorithmes, surtout dans l’Union européenne depuis le Digital Services Act du 19 octobre 2022. Les États et l’UE disposent aujourd’hui de pouvoirs importants (obligations de modération, transparence, amendes, codes de conduite, encadrement de l’IA et protection des mineurs) et mesurés car ils se doivent de respecter la liberté d’expression. Cela conduit à des mécanismes de contrôle ex post, de « notice and take down » et de « garanties de recours » plutôt qu’à une censure préalable.
Les réseaux sociaux se rapprochent de « médias de masse » puisqu’ils structurent l’espace public et l’accès à l’information, mais leur statut juridique reste, en Europe, celui d’hébergeurs qui stockent des contenus fournis par les utilisateurs. Cela signifie qu’en principe ils ne sont pas responsables a priori de tout ce qui est publié, mais deviennent responsables s’ils laissent en ligne des contenus manifestement illicites après notification ou s’ils ne mettent pas en place des dispositifs de signalement efficaces.
Cette logique vise à préserver la libre diffusion de contenus (pas de contrôle éditorial préalable), tout en luttant contre les dérives : haine, harcèlement, désinformation, atteintes à la dignité, etc. D’où la tension permanente entre l’idée d’Internet comme espace démocratique ouvert et l’exigence d’un minimum de responsabilité éditoriale de fait, dans la façon dont les plateformes modèrent et organisent les flux d’information.
Voir aussi : Responsabilité des contenus publiés sur internet : quelles sont les règles ?
Haine, harcèlement, désinformation et algorithmes
Les contenus haineux et le cyberharcèlement sont désormais clairement appréhendés par le droit pénal (propos discriminatoires, harcèlement moral aggravé, menaces, etc.), et les auteurs peuvent être condamnés même s’ils contribuent « seulement » à une dynamique de harcèlement collectif via un tweet, un hashtag ou un commentaire. Les plateformes, elles, doivent offrir des mécanismes de signalement accessibles, retirer promptement les contenus manifestement illicites signalés et coopérer avec les autorités et des « signaleurs de confiance » (associations, autorités spécialisées). Les algorithmes de recommandation et les « bulles de filtres » sont désormais visés comme des risques systémiques : polarisation, manipulation électorale, amplification de la désinformation et des discours de haine. Le DSA impose aux très grandes plateformes d’évaluer régulièrement ces risques, de mettre en place des mesures d’atténuation (ajustement d’algorithmes, plus grande diversité de sources, outils de signalement renforcés) et de se soumettre à des audits indépendants, en lien avec les autorités nationales et la Commission européenne.
Aller plus loin
Le Digital Service Act face à la radicalité en ligne
Dossier législatif : Instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne
Au niveau de l’UE, plusieurs textes clé structurent aujourd’hui la régulation des réseaux sociaux, en cherchant un équilibre avec la liberté d’expression :
· Digital Services Act (DSA) : obligations de transparence sur la modération, procédures de retrait et de recours, obligations spécifiques pour les très grandes plateformes (analyse des risques systémiques, audits indépendants, coopération avec « signaleurs de confiance », sanctions financières importantes en cas de non-respect).
· Digital Markets Act (DMA) : vise surtout le pouvoir économique des « gatekeepers », mais contribue indirectement à rééquilibrer les rapports entre plateformes et éditeurs de presse.
· European Media Freedom Act (EMFA) : renforce la protection de l’indépendance des médias et prévoit un traitement privilégié pour les contenus de médias respectant certains standards déontologiques sur les grandes plateformes.
· AI Act : encadre les usages de l’IA, impose la transparence et la traçabilité des contenus générés (deepfakes, hypertrucages), pour limiter la manipulation et la désinformation.
Source : Le modèle français et européen à l’heure du numérique
Les États membres, comme la France, complètent ce cadre : la loi SREN de 2024 renforce la régulation de l’espace numérique, la lutte contre la haine en ligne et impose par exemple la vérification d’âge pour les sites pornographiques, avec un contrôle de l’Arcom. Des projets comme la « majorité numérique » à 15 ans ou des référés spécifiques contre les fausses informations illustrent la volonté de mieux protéger les mineurs et la dignité des personnes, mais se heurtent parfois au droit européen (notamment au DSA), ce qui conduit à chercher des solutions harmonisées plutôt que purement nationales.
Liberté d’expression et garde-fous
Pour éviter de basculer dans la censure, plusieurs garde-fous sont inscrits dans les textes européens : pas de contrôle éditorial préalable, justification des retraits, droit de contester les décisions de modération, voies de recours effectives pour les utilisateurs. Le principe est que « ce qui est illégal hors ligne doit l’être en ligne », mais que les contenus simplement choquants ou contestataires restent en principe protégés, sous réserve de ne pas tomber sous le coup du droit pénal (incitation à la haine, diffamation, menaces, etc.).
L’UE recourt également à des instruments souples pour respecter la liberté d’expression tout en orientant les pratiques, comme le code de bonnes pratiques contre la désinformation intégré au DSA, signé par de grandes plateformes, des acteurs publicitaires, des médias et des organisations de la société civile, ou encore un code de conduite contre les discours de haine illégaux en ligne. Ces codes sont utilisés comme référence pour évaluer si les plateformes prennent des mesures suffisantes contre la désinformation et la haine tout en respectant le pluralisme et le débat démocratique.
Aller plus loin :
[Revoir] La régulation des réseaux sociaux à l’heure européenne ; le dossier Legipresse
Exemples de condamnations et responsabilités
Plusieurs types d’acteurs peuvent être tenus responsables en justice lorsque des contenus illégaux sont publiés en ligne : l’auteur des propos, éventuellement le directeur de publication d’un service de communication en ligne, et l’hébergeur ou la plateforme s’il n’a pas respecté ses obligations légales. En France, des décisions illustrent cette mise en cause graduée :
· Condamnations pénales d’individus pour incitation à la haine raciale, injure raciale ou harcèlement moral aggravé via des messages sur Twitter ou Facebook, avec des peines d’amende ou de prison, parfois dans des affaires très médiatisées de cyberharcèlement.
· Décisions engageant la responsabilité de plateformes en tant qu’hébergeurs lorsqu’elles ne mettent pas en place un dispositif de signalement conforme (ex. formulaire uniquement en anglais pour le public français) ou lorsqu’elles tardent à retirer un contenu manifestement illicite après en avoir eu connaissance : voir les exemples mentionnés dans le document de l’INC.
Dans l’UE, le DSA ouvre désormais la voie à des enquêtes et sanctions administratives lourdes contre les très grandes plateformes. Sans leur conférer pour autant un rôle de « censeur » général, mais en les rapprochant, ces évolutions vont dans le sens d’une véritable responsabilité éditoriale fonctionnelle au cœur d’un espace public numérique régulé. Mais, à ce stade, il y a surtout des mises en cause formelles plutôt que des condamnations définitivement prononcées. Les motifs portent principalement sur la désinformation, les contenus haineux ou violents, la protection des mineurs, les manquements aux obligations de transparence (publicité, accès des chercheurs aux données) et l’insuffisance des mécanismes de signalement et de modération.
Procédures DSA visant Meta et TikTok
Les motifs retenus sont directement liés à la lutte contre la désinformation, à la protection des mineurs et à la réduction des risques systémiques que créent les algorithmes de recommandation (amplification de contenus préjudiciables, manque de contrôle sur les flux sponsorisés, etc.
L’UE épingle Meta et TikTok pour infraction à ses règles sur les contenus en ligne
Enquête et amende annoncée contre X (ex‑Twitter)
X fait l’objet, depuis 2023, de la première enquête formelle ouverte par l’UE dans le cadre du DSA, notamment pour diffusion de fausses informations, de contenus violents ou à caractère terroriste, et de discours de haine après certaines crises internationales. Bruxelles prépare désormais une amende qui pourrait être décidée avant la fin de 2025, pour des infractions notifiées à X en 2024 : tromperie des utilisateurs via le système de coche bleue, manque de transparence sur les publicités, non‑respect de l’accès aux données internes pour les chercheurs agréés.
Il ne s’agit pas seulement des contenus en eux‑mêmes, mais aussi de la manière dont la plateforme organise leurs signaux de fiabilité, la publicité et l’accès à ses données, ce qui rejoint la question de la « responsabilité éditoriale » fonctionnelle.
Source : La plateforme X sous la menace d’une amende par l’UE ; Le réseau social X est accusé par la Commission européenne de tromper ses utilisateurs et de violer les règles de l’UE avec ses coches bleues
En résumé, pour 2025, les seules sanctions déjà fermement prononcées sont : 200 M€ contre Meta au titre du DMA, et 530 M€ contre TikTok au titre du RGPD, tandis que les sanctions DSA liées directement aux obligations de modération, de transparence publicitaire et d’accès aux données sont encore au stade d’enquêtes et de décisions préliminaires.
Les sanctions accessoires et injonctions imposées à Meta et TikTok en 2025 tournent essentiellement autour de trois axes : modification de leurs modèles économiques (publicité / abonnement), renforcement de la transparence (pubs, algorithmes, données) et mesures de protection accrues (mineurs, données personnelles, risques systémiques). Ces mesures accompagnent les amendes financières et conditionnent l’absence de nouvelles sanctions. En pratique, ces sanctions accessoires et injonctions visent moins à « éditorialiser » directement les contenus qu’à encadrer la manière dont les plateformes collectent les données, ciblent la publicité, conçoivent leurs algorithmes et protègent les utilisateurs, ce qui influe indirectement sur la circulation de la haine, du harcèlement et de la désinformation.
Voir aussi les sources suivantes : Meta critique l’Europe et ses « demandes aberrantes » pour les données de Facebook ; IA et RGPD : Les défis juridiques de Meta en Europe ; Union européenne : 700 millions d'euros d'amendes contre Apple et Meta
Recherche de jurisprudence
Concernant la méthode pour rechercher de la jurisprudence je vous renvoie vers les fiches pratiques du Jurisguide éditées par la bibliothèque Cujas :
Méthode pour la recherche de notes ou de commentaires de jurisprudence.
Jurisprudence en ligne : panorama
Un pouvoir malhonnête