Question d'origine :
Bonjour,
Les oiseaux jardiniers construisent des nids complexes et y apportent un soin extrême. Ils font de nombreux choix qui expriment leurs préférences quant à la disposition des objets, l'utilisation des couleurs ou des matériaux.
Peut-on dès lors affirmer que ces oiseaux ont un sens esthétique ? Sont-ils créateurs d'une oeuvre d'art ?
Merci
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 25/04/2014 à 10h16
Bonjour,
Le livre Sur les épaules de Darwin, de Jean-Claude Ameisen, tiré de l’émission radio du même nom, donne une réponse très complète à votre question dans le chapitre « La beauté existe dans l’esprit qui la contemple… ».
Les oiselles [des oiseaux jardiniers] semblent répondre à ce que nous appelons la beauté. Mais ressentent-elles cette beauté ? Ressentent-elles ce que Darwin appelait des émotions esthétiques ? Sont-elles émues par ce qui les séduit ? Et par celui qui les séduit ? […] Une réponse a commencé à être apportée à la fin des années 1990.
De nombreuses études avaient montré que, lorsque les chercheurs donnent à une oiselle la possibilité de choisir plusieurs prétendants, dont certains nous paraissent très beaux, et qu’elle s’unit avec celui qui nous semble le plus beau, les œufs qu’elle pond sont en général plus gros, les oisillons qui naissent sont plus robustes, et leur durée de vie à l’âge adulte aura tendance à être plus longue que si l’oiselle n’a pu choisir qu’entre des prétendants peu séduisants.
La conclusion de ces études a été que ce que nous appelons la beauté n’est qu’un indicateur de la robustesse et de l’état de santé du séducteur. Ce qu’évaluerait et choisirait l’oiselle, ce ne serait pas véritablement la beauté, mais la robustesse et la bonne santé. […]
Durant les années 1990, des chercheurs se sont un jour, par hasard, aperçus que lorsqu’ils mettaient une bague de couleur rouge ou de couleur verte aux pattes de messieurs pinsons, la couleur de la bague prenait le pas sur tous les autres pouvoirs naturels de séduction, les effaçait et les remplaçait.
Indépendamment de la beauté de leur chant, de leur plumage, de leur parade, les pinsonnes, quand on leur laissait la possibilité de choisir, choisissaient toujours un prétendant qui portait une bague rouge.
[…]
Est-ce le simple fait que l’oiselle soit séduite, que son cœur chavire, pourrait avoir, indépendamment des caractéristiques génétiques du père, une incidence sur l’oisillon auquel elle donnera naissance ?
[…]
Ces études indiquent que, lorsqu’une oiselle choisit un oiseau pour la seule raison qu’il porte une bague rouge, les œufs qu’elle pond sont en moyenne plus gros que si elle est obligée de choisir des prétendants qui, quelle que soit leur beauté naturelle, portent une bague verte.
Et ces études ont montré que l’émotion que ressent l’oiselle, au moment de son choix, et au moment de l’union avec l’élu à la bague rouge, provoque en elle une production d’hormones qui modifient les modalités de construction de l’œuf. En d’autres termes, ce que suggèrent ces études, c’est non seulement que l’intensité de l’effet de séduction provoque des émotions, mais aussi que les émotions ressenties par la future mère exercent une influence sur certaines des caractéristiques de sa descendance, tout du moins à l’échelle d’une génération.
Les émotions sont notre boussole, dit l’éthologue et primatologue Frans de Waal. Il n’y a pas de choix qui opère sans participation des émotions, dit Antonio Damasio. Et ce qui semble être le cas pour nous, semble aussi, à un certain niveau, être le cas chez nos lointains cousins non humains – les oiseaux.
Dans le même livre, le chapitre intitulé « Connaître un autre lieu… », s’attarde longuement sur les oiseaux jardiniers. Il explique notamment que chez l’oiseau jardinier satiné, une espèce d’australie, le goût des oiselles évolue avec l’âge. Pour les plus jeunes, c’est la couleur bleue qui les fait chavirer. Pour les moins jeunes, c’est la parade, la danse, les sauts, le chant, et les cris. À la lecture de ces textes, on peut donc affirmer que les oiseaux ont bien un sens esthétique.
Doit-on en conclure qu’ils sont créateurs d’une œuvre d’art ? Cette question n’est plus du ressort de la science, mais de la philosophie. Il n’existe pas de définition stricte de l’art. Selon le Dictionnaire culturel en langue française, l’art est la production par l’homme d’œuvres matérielles, grâce au travail manuel et à la technique ou grâce au travail intellectuel, réalisant une conception de la beauté. Cette définition empêche de considérer le travail de l’oiseau jardinier comme une œuvre d’art, puisqu’il n’est pas humain. Ce n’est pas le seul aspect qui pose question : la notion de « beau » peut aussi être remise en cause. Le livre L’art contemporain au-delà des idées reçues explique par exemple que de nombreux artistes craignent d’être associés à une recherche esthétique qui privilégie l’aspect attrayant (belles couleurs, harmonie de l’ensemble) aux dépens de la force de l’œuvre d’art (idée, concept, but de l’artiste). Selon le Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, l’art est un nom générique d’activités très diversifiées qui ont en commun de produire des objets ou d’autres manifestations non matérielles qui présupposent un talent de concevoir ou de réaliser et qui procurent en général une forme plus ou moins spécifique de satisfaction. Contrairement à celle du dictionnaire culturel, cette définition met en valeur la réception d’une œuvre d’art par le spectateur. La question à vous poser serait donc : le travail des oiseaux jardiniers vous procure-t-il de la satisfaction ? À partir de là, nous vous laissons juger si ce travail peut être qualifié d’œuvre d’art ou non.
Et la question bonus : les jardins et les parades des oiseaux sont-ils des œuvres d’art aux yeux des oiselles ? Nous vous laissons vous faire votre propre avis.
Bonnes réflexions !
Pour aller plus loin :
Le langage des oiseaux 2, émission sur les épaules de Darwin, à réécouter jusqu’au 25/12/2014 : explique le comportement des oiseaux jardiniers, vers la minute 35.
Le langage des oiseaux 3, émission sur les épaules de Darwin, à réécouter jusqu’au 08/01/2015 : émission qui contient le texte cité, vers la minute 9.
L’oiseau jardinier est-il un illusionniste ?
L’oiseau-Jardinier, de Paul Caro. Ce livre étant un recueil de chroniques, seul un chapitre est dédié à l’oiseau jardinier. À consulter sur place à la Bibliothèque de Lyon Part-Dieu.
Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, Jacques Morizot, Poger Puivet, 2007.
source : andreazampitella.com
Le livre Sur les épaules de Darwin, de Jean-Claude Ameisen, tiré de l’émission radio du même nom, donne une réponse très complète à votre question dans le chapitre « La beauté existe dans l’esprit qui la contemple… ».
Les oiselles [des oiseaux jardiniers] semblent répondre à ce que nous appelons la beauté. Mais ressentent-elles cette beauté ? Ressentent-elles ce que Darwin appelait des émotions esthétiques ? Sont-elles émues par ce qui les séduit ? Et par celui qui les séduit ? […] Une réponse a commencé à être apportée à la fin des années 1990.
De nombreuses études avaient montré que, lorsque les chercheurs donnent à une oiselle la possibilité de choisir plusieurs prétendants, dont certains nous paraissent très beaux, et qu’elle s’unit avec celui qui nous semble le plus beau, les œufs qu’elle pond sont en général plus gros, les oisillons qui naissent sont plus robustes, et leur durée de vie à l’âge adulte aura tendance à être plus longue que si l’oiselle n’a pu choisir qu’entre des prétendants peu séduisants.
La conclusion de ces études a été que ce que nous appelons la beauté n’est qu’un indicateur de la robustesse et de l’état de santé du séducteur. Ce qu’évaluerait et choisirait l’oiselle, ce ne serait pas véritablement la beauté, mais la robustesse et la bonne santé. […]
Durant les années 1990, des chercheurs se sont un jour, par hasard, aperçus que lorsqu’ils mettaient une bague de couleur rouge ou de couleur verte aux pattes de messieurs pinsons, la couleur de la bague prenait le pas sur tous les autres pouvoirs naturels de séduction, les effaçait et les remplaçait.
Indépendamment de la beauté de leur chant, de leur plumage, de leur parade, les pinsonnes, quand on leur laissait la possibilité de choisir, choisissaient toujours un prétendant qui portait une bague rouge.
[…]
Est-ce le simple fait que l’oiselle soit séduite, que son cœur chavire, pourrait avoir, indépendamment des caractéristiques génétiques du père, une incidence sur l’oisillon auquel elle donnera naissance ?
[…]
Ces études indiquent que, lorsqu’une oiselle choisit un oiseau pour la seule raison qu’il porte une bague rouge, les œufs qu’elle pond sont en moyenne plus gros que si elle est obligée de choisir des prétendants qui, quelle que soit leur beauté naturelle, portent une bague verte.
Et ces études ont montré que l’émotion que ressent l’oiselle, au moment de son choix, et au moment de l’union avec l’élu à la bague rouge, provoque en elle une production d’hormones qui modifient les modalités de construction de l’œuf. En d’autres termes, ce que suggèrent ces études, c’est non seulement que l’intensité de l’effet de séduction provoque des émotions, mais aussi que les émotions ressenties par la future mère exercent une influence sur certaines des caractéristiques de sa descendance, tout du moins à l’échelle d’une génération.
Les émotions sont notre boussole, dit l’éthologue et primatologue Frans de Waal. Il n’y a pas de choix qui opère sans participation des émotions, dit Antonio Damasio. Et ce qui semble être le cas pour nous, semble aussi, à un certain niveau, être le cas chez nos lointains cousins non humains – les oiseaux.
Dans le même livre, le chapitre intitulé « Connaître un autre lieu… », s’attarde longuement sur les oiseaux jardiniers. Il explique notamment que chez l’oiseau jardinier satiné, une espèce d’australie, le goût des oiselles évolue avec l’âge. Pour les plus jeunes, c’est la couleur bleue qui les fait chavirer. Pour les moins jeunes, c’est la parade, la danse, les sauts, le chant, et les cris. À la lecture de ces textes, on peut donc affirmer que les oiseaux ont bien un sens esthétique.
Doit-on en conclure qu’ils sont créateurs d’une œuvre d’art ? Cette question n’est plus du ressort de la science, mais de la philosophie. Il n’existe pas de définition stricte de l’art. Selon le Dictionnaire culturel en langue française, l’art est la production par l’homme d’œuvres matérielles, grâce au travail manuel et à la technique ou grâce au travail intellectuel, réalisant une conception de la beauté. Cette définition empêche de considérer le travail de l’oiseau jardinier comme une œuvre d’art, puisqu’il n’est pas humain. Ce n’est pas le seul aspect qui pose question : la notion de « beau » peut aussi être remise en cause. Le livre L’art contemporain au-delà des idées reçues explique par exemple que de nombreux artistes craignent d’être associés à une recherche esthétique qui privilégie l’aspect attrayant (belles couleurs, harmonie de l’ensemble) aux dépens de la force de l’œuvre d’art (idée, concept, but de l’artiste). Selon le Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, l’art est un nom générique d’activités très diversifiées qui ont en commun de produire des objets ou d’autres manifestations non matérielles qui présupposent un talent de concevoir ou de réaliser et qui procurent en général une forme plus ou moins spécifique de satisfaction. Contrairement à celle du dictionnaire culturel, cette définition met en valeur la réception d’une œuvre d’art par le spectateur. La question à vous poser serait donc : le travail des oiseaux jardiniers vous procure-t-il de la satisfaction ? À partir de là, nous vous laissons juger si ce travail peut être qualifié d’œuvre d’art ou non.
Et la question bonus : les jardins et les parades des oiseaux sont-ils des œuvres d’art aux yeux des oiselles ? Nous vous laissons vous faire votre propre avis.
Bonnes réflexions !
Pour aller plus loin :
Le langage des oiseaux 2, émission sur les épaules de Darwin, à réécouter jusqu’au 25/12/2014 : explique le comportement des oiseaux jardiniers, vers la minute 35.
Le langage des oiseaux 3, émission sur les épaules de Darwin, à réécouter jusqu’au 08/01/2015 : émission qui contient le texte cité, vers la minute 9.
L’oiseau jardinier est-il un illusionniste ?
L’oiseau-Jardinier, de Paul Caro. Ce livre étant un recueil de chroniques, seul un chapitre est dédié à l’oiseau jardinier. À consulter sur place à la Bibliothèque de Lyon Part-Dieu.
Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, Jacques Morizot, Poger Puivet, 2007.
source : andreazampitella.com
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