Question d'origine :
Au cours du Moyen-âge, le seigneur était-il propriétaire de toute source d'eau et fallait-il toujours son autorisation pour en prélever ?
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 19/06/2020 à 15h17
Bonjour,
Globalement, on peut répondre par l’affirmative à votre question, même si, comme vous le verrez dans les textes ci-après, il faut nuancer le terme « propriétaire ». L’eau est en effet sous la juridiction du seigneur plutôt qu’en sa propriété. De même, les situations sont parfois variées dans le temps et l’espace.
« Le seigneur enferme ses manants comme sous voûte et gonds ; du ciel à la terre, tout est à lui : forêts chenues, oiseau dans l’air, poisson dans l’eau, bête au buisson, l’onde qui coule, la cloche dont le son roule au loin. »
De la propriété des eaux courantes, du droit des riverains, et de la valeur actuelle des concessions féodales, de Paul Lucas-Championnière (p.183). Lire aussi à partir de la page 57.
« Nous connaissons mal les origines lointaines de notre droit de l’eau. Raisonnablement, il faut admettre que la disposition de l’eau a été, dans un premier temps, générale et libre. L’eau, comme l’air et le soleil, est un don du ciel, un don de la nature, elle est à celui qui en a besoin. Or, tous les hommes ont besoin d’eau, son usage est véritablement général et, comme il s’agit d’une nécessité vitale, cet usage est libre. Certes, la rareté ou l’abondance en fixe les limites. Relativement vite, les hommes en sont venus à prévoir des règles pour aménager une équitable répartition de la ressource hydraulique. L’organisation de la communauté des habitants l’imposait. Il n’était nullement question de propriété. Peu à peu, l’aménagement des ressources en eau a conduit à leur contrôle et à l’apparition d’un pouvoir de police qui est devenu la marque de l’autorité.
À l’époque féodale, cette autorité est exercée par les seigneurs qui contrôlent les rivières ; ils prélèvent des droits, rendent la justice, car plus que de pouvoir, c’est de justice qu’il faut alors parler. Les rivières entrent dans le patrimoine seigneurial : elles font l’objet de transactions, elles sont vendues, cédées avec les pêcheries et les moulins. De l’ensemble de ces prérogatives, certains juristes ont voulu faire un droit de propriété. Au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est peu vraisemblable.
Dans le même temps, les communautés d’habitants, les particuliers obtiennent des franchises, des concessions. Ils peuvent creuser des puits, faire jaillir des sources, aménager des étangs. L’ensemble de ces droits devait former pour longtemps la loi de l’eau. En précisant, en outre, qu’il faut tenir compte des diversités locales.
À partir du xve siècle — nous nous en tenons ici à des repères simples —, le droit des seigneurs est battu en brèche par le droit du roi. »
Le droit de l’eau en France entre permanences et mutations, Jean-Louis Gazzaniga et Xavier Larrouy-Castéra
«Le droit féodal se caractérise avant tout par la confusion de la souveraineté et de la propriété . Le seigneur exerce sur les terres et sur les hommes un pouvoir de contrôle et de juridiction. Il exerce la police et rend la justice. Comme il exerce son pouvoir sur le pays, le seigneur va faire entrer les rivières sous son autorité . Cette prérogative devient insensiblement proche de la propriété. En fait, ce n'est pas de propriété qu'il faut parler mais de justice : la justice que le seigneur impose sur la forêt, sur les ponts, sur les chemins, s'exerce aussi sur la rivière. Le contrôle de la rivière s'exerce sur tous les usages : le simple puisage, la navigation, le flottage du bois et l'installation des moulins . Les moulins sont essentiels, ils participent à « la révolution industrielle médiévale » (J. Gimpel). Ils sont fort nombreux dès le XIe siècle. Le droit du seigneur est très net. Il le fait installer sur la rivière qui coule en son fief ; il impose aux habitants de la seigneurie de venir moudre leurs grains en contrepartie du paiement d'une taxe. C'est le ban du moulin. Le seigneur peut aussi concéder le droit de construire un moulin. Tout cela marque son pouvoir sur la rivière. On en viendra à dire que la rivière qui coule dans le fief appartient au seigneur du fief. Toutefois (et c'est l'une des marques de la confusion féodale) les riverains, les communautés d'habitants ne sont pas démunis ; ils revendiquent des franchises, des libertés et celles-ci sont rapportées par les coutumes.»
Le droit de l’eau, Gazzaniga, chapitre le Droit féodal p. 12
Deux exemples, dans les Pyrénées et en Savoie vous permettront de mieux saisir la complexité et les évolutions de ce droit du seigneur, qui n’est pas toujours le seul à essayer d’imposer son autorité :
« Le texte de 1305 nous indique d’emblée les conceptions multiples, superposées et combinées des accès à l’eau. L’eau est un bien public pour l’autorité politique du bassin versant qui la concède, l’eau est un bien commun pour le groupe des habitants de Prades qui coopèrent et défendent un accès collectif, l’eau est un bien privé pour les seigneurs qui contestent le pouvoir central, l’eau est un bien à péage pour les fermiers des moulins qui doivent passer des contrats avec les uns ou les autres. Sous des formes plus contemporaines, ces catégories existent toujours, nous y reviendrons. »
Droits d’eau et institutions communautaires dans les Pyrénées orientales. Les tenanciers des canaux de Prades, Thierry Ruff
« De fait, depuis au moins le XIIe siècle (avant, les textes manquent totalement), l’eau, comme les espaces incultes et les minerais relèvent en Savoie des seigneurs de ban, tels que le comte/duc de Savoie, l’évêque de Maurienne et l’archevêque de Tarentaise. L’utilisation des ressources naturelles par les populations a pour cadre l’exercice de droits d’usage dont le paiement de redevances spécifiques est la contrepartie. Détourner l’eau d’un torrent pour alimenter un moulin ou irriguer une prairie relève ainsi du droit de rivagium, et suppose le versement d’une redevance appelée aussi rivagium ou bien bialagium (d’après le béal, ou canal) ou encore aquagium. En 1429, le châtelain de Maurienne reçoit ainsi d’un groupe d’habitants de la paroisse de Fourneaux, près de Modane, deux sous forts de rivagium en échange du droit d’utiliser l’eau des torrents de leur paroisse. […]
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’irrigation apparaissent d’abord dans le cadre de ce contrôle seigneurial de l’eau. À compter du milieu du xiiie siècle, le développement de l’administration princière et l’affirmation des communautés d’habitants induit une remise à plat massive des droits éminents et des droits utiles sur les eaux, les forêts et les alpages. C’est « la naissance des communs ». Au total, nous disposons d’actes de concessions (d’albergements) de cours d’eau et de canaux en faveur de communautés ou à de consortages (voir plus loin), d’extraits de comptabilité princière témoignant du paiement des droits d’arrosage par ces mêmes communautés ou consortages (les fameux comptes de châtellenies), d’enquêtes, d’aveux ou de reconnaissances enfin, dans lesquels les représentants de ces communautés ou consortages déclarent les cours d’eau et canaux qu’ils tiennent de leur seigneur. Plus tardivement (xve-xvie siècles), les terriers mentionnent parfois les canaux, non pour eux-mêmes, mais comme des parcelles (de prés surtout) déclarées par les tenanciers. »
Aménagements de la montagne et gestion de l’eau dans les hautes vallées savoyardes (Maurienne et Tarentaise, XIIIe-XVIe siècles), Fabrice Mouthon, Brien A. Meilleur, Anne-Marie Bimet, dans Histoire & Sociétés Rurales 2019/2 (Vol. 52), pages 7 à 37.
Voir aussi : La naissance des communs : eaux, forêts, alpages dans les montagnes de Savoie, XIIe - XVIe siècles, Fabrice Mouthon
Consultés également :
Paysage modes d'emploi: pour une histoire des cultures de l'aménagement, de Odile Marcel. (p. 110, note 6)
L’énergie au Moyen-Age, chapitre 4: le ban et les banalités (seconde partie), Michel Lepetit
Bonnes lectures !
Globalement, on peut répondre par l’affirmative à votre question, même si, comme vous le verrez dans les textes ci-après, il faut nuancer le terme « propriétaire ». L’eau est en effet sous la juridiction du seigneur plutôt qu’en sa propriété. De même, les situations sont parfois variées dans le temps et l’espace.
« Le seigneur enferme ses manants comme sous voûte et gonds ; du ciel à la terre, tout est à lui : forêts chenues, oiseau dans l’air, poisson dans l’eau, bête au buisson, l’onde qui coule, la cloche dont le son roule au loin. »
De la propriété des eaux courantes, du droit des riverains, et de la valeur actuelle des concessions féodales, de Paul Lucas-Championnière (p.183). Lire aussi à partir de la page 57.
« Nous connaissons mal les origines lointaines de notre droit de l’eau. Raisonnablement, il faut admettre que la disposition de l’eau a été, dans un premier temps, générale et libre. L’eau, comme l’air et le soleil, est un don du ciel, un don de la nature, elle est à celui qui en a besoin. Or, tous les hommes ont besoin d’eau, son usage est véritablement général et, comme il s’agit d’une nécessité vitale, cet usage est libre. Certes, la rareté ou l’abondance en fixe les limites. Relativement vite, les hommes en sont venus à prévoir des règles pour aménager une équitable répartition de la ressource hydraulique. L’organisation de la communauté des habitants l’imposait. Il n’était nullement question de propriété. Peu à peu, l’aménagement des ressources en eau a conduit à leur contrôle et à l’apparition d’un pouvoir de police qui est devenu la marque de l’autorité.
Dans le même temps, les communautés d’habitants, les particuliers obtiennent des franchises, des concessions. Ils peuvent creuser des puits, faire jaillir des sources, aménager des étangs. L’ensemble de ces droits devait former pour longtemps la loi de l’eau. En précisant, en outre, qu’il faut tenir compte des diversités locales.
À partir du xve siècle — nous nous en tenons ici à des repères simples —, le droit des seigneurs est battu en brèche par le droit du roi. »
Le droit de l’eau en France entre permanences et mutations, Jean-Louis Gazzaniga et Xavier Larrouy-Castéra
«
Le droit de l’eau, Gazzaniga, chapitre le Droit féodal p. 12
Deux exemples, dans les Pyrénées et en Savoie vous permettront de mieux saisir la complexité et les évolutions de ce droit du seigneur, qui n’est pas toujours le seul à essayer d’imposer son autorité :
« Le texte de 1305 nous indique d’emblée les conceptions multiples, superposées et combinées des accès à l’eau. L’eau est un bien public pour l’autorité politique du bassin versant qui la concède, l’eau est un bien commun pour le groupe des habitants de Prades qui coopèrent et défendent un accès collectif, l’eau est un bien privé pour les seigneurs qui contestent le pouvoir central, l’eau est un bien à péage pour les fermiers des moulins qui doivent passer des contrats avec les uns ou les autres. Sous des formes plus contemporaines, ces catégories existent toujours, nous y reviendrons. »
Droits d’eau et institutions communautaires dans les Pyrénées orientales. Les tenanciers des canaux de Prades, Thierry Ruff
« De fait, depuis au moins le XIIe siècle (avant, les textes manquent totalement), l’eau, comme les espaces incultes et les minerais relèvent en Savoie des seigneurs de ban, tels que le comte/duc de Savoie, l’évêque de Maurienne et l’archevêque de Tarentaise. L’utilisation des ressources naturelles par les populations a pour cadre l’exercice de droits d’usage dont le paiement de redevances spécifiques est la contrepartie. Détourner l’eau d’un torrent pour alimenter un moulin ou irriguer une prairie relève ainsi du droit de rivagium, et suppose le versement d’une redevance appelée aussi rivagium ou bien bialagium (d’après le béal, ou canal) ou encore aquagium. En 1429, le châtelain de Maurienne reçoit ainsi d’un groupe d’habitants de la paroisse de Fourneaux, près de Modane, deux sous forts de rivagium en échange du droit d’utiliser l’eau des torrents de leur paroisse. […]
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’irrigation apparaissent d’abord dans le cadre de ce contrôle seigneurial de l’eau. À compter du milieu du xiiie siècle, le développement de l’administration princière et l’affirmation des communautés d’habitants induit une remise à plat massive des droits éminents et des droits utiles sur les eaux, les forêts et les alpages. C’est « la naissance des communs ». Au total, nous disposons d’actes de concessions (d’albergements) de cours d’eau et de canaux en faveur de communautés ou à de consortages (voir plus loin), d’extraits de comptabilité princière témoignant du paiement des droits d’arrosage par ces mêmes communautés ou consortages (les fameux comptes de châtellenies), d’enquêtes, d’aveux ou de reconnaissances enfin, dans lesquels les représentants de ces communautés ou consortages déclarent les cours d’eau et canaux qu’ils tiennent de leur seigneur. Plus tardivement (xve-xvie siècles), les terriers mentionnent parfois les canaux, non pour eux-mêmes, mais comme des parcelles (de prés surtout) déclarées par les tenanciers. »
Aménagements de la montagne et gestion de l’eau dans les hautes vallées savoyardes (Maurienne et Tarentaise, XIIIe-XVIe siècles), Fabrice Mouthon, Brien A. Meilleur, Anne-Marie Bimet, dans Histoire & Sociétés Rurales 2019/2 (Vol. 52), pages 7 à 37.
Voir aussi : La naissance des communs : eaux, forêts, alpages dans les montagnes de Savoie, XIIe - XVIe siècles, Fabrice Mouthon
Consultés également :
Paysage modes d'emploi: pour une histoire des cultures de l'aménagement, de Odile Marcel. (p. 110, note 6)
L’énergie au Moyen-Age, chapitre 4: le ban et les banalités (seconde partie), Michel Lepetit
Bonnes lectures !
DANS NOS COLLECTIONS :
Ça pourrait vous intéresser :
Commentaires 0
Connectez-vous pour pouvoir commenter.
Se connecter