Question d'origine :
Bonjour, J'ai récemment vu une émission dans laquelle ils disaient que les PDG d'entreprise qui donnaient des ordres toute la journée étaient nombreux à aimer le BDSM / la soumission sexuelle. Y a t-il un lien entre l'importance des responsabilités au travail et le fait d'aimer la soumission dans les rapports sexuels ? Merci et bonne journée
Réponse du Guichet

« L’érotisation du pouvoir ne relève plus de la bizarrerie mais de la norme écrasante : selon une nouvelle et très solide étude américaine, à peine 4 % des femmes et 7 % des hommes rapportent n’avoir jamais eu ce genre de fantasmes.
Et ça n’est pas une spécificité américaine ! Ce score particulièrement élevé corrobore des statistiques canadiennes, où 65 % des femmes et 54 % des hommes aimeraient être dominés, la moitié seraient partants pour sortir les menottes, tandis qu’environ un tiers expérimenterait volontiers avec la douleur (Université de Montréal, 2014). En France, un tiers des femmes aimeraient être dominées pendant l’amour, un quart fantasment à l’inverse sur le rôle de dominante » informe l’écrivaine et journaliste Maïa Mazaurette dans sa chronique parue dans « Le Monde » du 19 août 2018.
Dans son article sur « Le dispositif masochiste » publié dans « La clinique lacanienne », la chercheuse Julie Malazeigue-Labaste analyse les principes du sado-masochisme ainsi que le contexte politique et social dans lequel celui-ci peut être réalisé. Ses recherches se situent au carrefour de l’épistémologie, de l’histoire des sciences et de la philosophie politique.
Si la structure masochiste se caractérise par une érotisation des relations de pouvoir, elle s’inscrit dans un cadre général en vigueur dans nos sociétés contemporaines qui se veulent démocratiques et libérales : le contractualisme.
C’est bien la forme contractuelle qui rend le masochisme libéral, au sens du libéralisme politique et économique. Elle donne un cadre aux échanges en fixant les droits et obligations des deux parties, ce qui suppose l’égalité des contractants.
Cette structure contractuelle ouvre l’espace d’un jeu sur les relations de pouvoir. Le dispositif masochiste est une structuration imaginaire et implique une mise en scène, la création de personnages, et pour cela évoque le théâtre. Les individus qui entrent dans ce dispositif restent des sujets juridiques et politiques pour réaliser le contrat, induisant un consentement réciproque, ce qui constitue une norme contemporaine fondamentale de la sexualité. Ainsi, le dispositif exclurait la violence. Bien que certaines pratiques pourraient impressionner par l’usage de différents outils, comme des cordes, des bondages ou carcans, elles revêtent la fonction de signes et d’effets du pouvoir sur soi délégué à l’autre par le biais du contrat.
« A l’opposé de la violence (et en particulier de la violence sadique), le dispositif masochiste cherche au contraire à assurer que le rapport des corps soit une relation intersubjective, protégée et idéalement et garantie par le contrat et ses clauses » précise la chercheuse.
Alors qu’il n’existe pas d’instances supérieures qui garantiraient la bonne application et le respect des accords mutuels, une dérive n’est pas exclue, mais c’est surtout la confiance qui scelle l’équilibre de la pratique masochiste. Par ailleurs, le BDSM
étant un phénomène social avec ses plateformes d’information et de pédagogie adressées aussi bien aux membres de la communauté qu’aux éventuels nouveaux adeptes, elles diffuseraient également les problématiques liées à de possibles transgressions de règles.
« Mais il faut aller plus loin. Ce n’est pas seulement l’intersubjectivité des relations que garantit le dispositif masochiste. Il rend aussi possible une sorte de folie, en un sens précis : des formes d’expérience devenues inacceptables dans le cadre de notre économie individuelle, qui sont la perte du contrôle de soi, l’extase et l’amour fou », précise Julie Mazaleigue-Labaste.
La pratique masochiste concède donc à l’individu de se libérer du poids du contrôle de soi et des responsabilités qui l’incombent, fréquemment à l’origine des dépressions, selon A. Ehrenberg « La fatigue d’être soi : dépression et société ».
Le sexologue Claude Crépault semble confirmer cette interprétation dans son livre « Les fantasmes. L’érotisme et la sexualité. L’étonnante étrangeté d’Eros », lorsqu’il cite une patiente :
« Une femme m’a ainsi dit : être dominée me plaît ; j’oublie alors toutes les insécurités ». Par ce fantasme de soumission, une femme se donne l’illusion de s’abandonner entièrement et de perdre le contrôle pour pouvoir parvenir à la jouissance. »
(p. 56).
L’avantage que peut représenter le dispositif BDSM, c’est bien celui d’offrir un cadre contrôlé d’une expérience physique et psychique dont la puissance s’explique justement pas ce contrôle.
La répartition des rôles entre dominant et dominé organise une évidente asymétrie dans la relation. Si l’exercice du contrôle total de la séance est attribué au dominant - qui doit incarner les valeurs de la maîtrise de soi, faire preuve du sens des responsabilités, démontrer un savoir-faire - la contrepartie pour le dominé est celle de la perte du contrôle de soi et la délégation de ce contrôle au dominant.
Le sociologue Gilles Chantraine, ayant étudié l’univers du BDSM hétérosexuel en France, précise que « l’individu dominé peut lâcher prise », pour citer l’expression fréquemment employée par les personnes pratiquant le BDSM. Ainsi, à l’indépendance de l’individu se substitue la dépendance au dominant, à l’affirmation de la volonté – l’abandon à celle de l’autre. En effet, c’est « un autre qui me donne ma loi » au sens propre, kantien du terme.
« La réintroduction, sous forme de jeu, d’une asymétrie contractualisée et d’une érotisation des rapports du pouvoir, permet aussi, pour un « soumis », de lâcher prise, au moins le temps d’un jeu érotique, autrement dit d’être délesté du poids des contraintes sociales qui pèsent sur lui en tant qu’individu. C’est l’un des paradoxes constitutifs du jeu BDSM où un individu se sent « libre » et « vrai » lorsque paradoxalement il choisit d’obéir à quelqu’un qu’il respecte, de s’en remettre à lui. C’est un peu un pied de nez aux rapports de domination réels. Parce qu’il exige d’expliciter ce qui reste souvent implicite dans d’autres formes de relations et de sexualités, le jeu BDSM est relativement ouvert : il peut autant reproduire que troubler, atténuer ou renverser les rapports de domination traditionnels entre hommes et femmes »,
explique le sociologue dans une interview intitulée
« Pourquoi cinquante nuances de « Grey » rencontre-t-il un tel succès ? », parue dans les Inrocks, le 22 février 2015.
Cette absence de maîtrise de soi mène à la possibilité d’un dépassement de soi pendant la séance, dans des pratiques corporelles qui favorisent l’apparition d’émotions fortes jusqu’à atteindre le « subspace », ce terme anglais désignant l’extase ou l’orgasme masochique.
On peut affirmer que le dispositif masochiste induit une véritable suspension de l’individu au profit du sujet, et en cela il peut être considéré comme subversif.
Dans son œuvre intitulée « Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel », Gilles Deleuze analyse la portée du contrat et la symbolique qu’il revêt :
« C’est par le contrat que le masochiste conjure le danger du père et tente d’assurer l’adéquation de l‘ordre réel et vécu temporel avec l’ordre symbolique, où le père est annulé de tout temps. Par le contrat, c’est-à-dire par l’acte le plus rationnel et le plus déterminé dans le temps, le masochiste rejoint les régions les plus mythiques et les plus éternelles – celles où règnent les trois images de la mère [la mère hétaïrique, oedipienne et orale, concepts exposés dans ce même livre]. Par le contrat, le masochiste se fait battre ; mais ce qu’il fait battre en lui, humilier et ridiculiser, c’est l’image du père, la ressemblance du père, la possibilité du retour offensif du père. Ce n’est pas un enfant, c’est un père qui est battu. Le masochiste se rend libre pour une nouvelle naissance où le père n’a aucun rôle. » (pp. 58-59).
Pour aller plus loin :
Bondage : théorie érotique des cordes et de l’attachement de Magali Crozet-Calisto
La domination féminine de Gini Graham Scott
Le sado-masochisme : les aventuriers du fantasme de Jean Streff
Bonne lecture !
Et ça n’est pas une spécificité américaine ! Ce score particulièrement élevé corrobore des statistiques canadiennes, où 65 % des femmes et 54 % des hommes aimeraient être dominés, la moitié seraient partants pour sortir les menottes, tandis qu’environ un tiers expérimenterait volontiers avec la douleur (Université de Montréal, 2014). En France, un tiers des femmes aimeraient être dominées pendant l’amour, un quart fantasment à l’inverse sur le rôle de dominante » informe l’écrivaine et journaliste Maïa Mazaurette dans sa chronique parue dans « Le Monde » du 19 août 2018.
Dans son article sur « Le dispositif masochiste » publié dans « La clinique lacanienne », la chercheuse Julie Malazeigue-Labaste analyse les principes du sado-masochisme ainsi que le contexte politique et social dans lequel celui-ci peut être réalisé. Ses recherches se situent au carrefour de l’épistémologie, de l’histoire des sciences et de la philosophie politique.
Si la structure masochiste se caractérise par une érotisation des relations de pouvoir, elle s’inscrit dans un cadre général en vigueur dans nos sociétés contemporaines qui se veulent démocratiques et libérales : le contractualisme.
C’est bien la forme contractuelle qui rend le masochisme libéral, au sens du libéralisme politique et économique. Elle donne un cadre aux échanges en fixant les droits et obligations des deux parties, ce qui suppose l’égalité des contractants.
Cette structure contractuelle ouvre l’espace d’un jeu sur les relations de pouvoir. Le dispositif masochiste est une structuration imaginaire et implique une mise en scène, la création de personnages, et pour cela évoque le théâtre. Les individus qui entrent dans ce dispositif restent des sujets juridiques et politiques pour réaliser le contrat, induisant un consentement réciproque, ce qui constitue une norme contemporaine fondamentale de la sexualité. Ainsi, le dispositif exclurait la violence. Bien que certaines pratiques pourraient impressionner par l’usage de différents outils, comme des cordes, des bondages ou carcans, elles revêtent la fonction de signes et d’effets du pouvoir sur soi délégué à l’autre par le biais du contrat.
« A l’opposé de la violence (et en particulier de la violence sadique), le dispositif masochiste cherche au contraire à assurer que le rapport des corps soit une relation intersubjective, protégée et idéalement et garantie par le contrat et ses clauses » précise la chercheuse.
Alors qu’il n’existe pas d’instances supérieures qui garantiraient la bonne application et le respect des accords mutuels, une dérive n’est pas exclue, mais c’est surtout la confiance qui scelle l’équilibre de la pratique masochiste. Par ailleurs, le BDSM
étant un phénomène social avec ses plateformes d’information et de pédagogie adressées aussi bien aux membres de la communauté qu’aux éventuels nouveaux adeptes, elles diffuseraient également les problématiques liées à de possibles transgressions de règles.
« Mais il faut aller plus loin. Ce n’est pas seulement l’intersubjectivité des relations que garantit le dispositif masochiste. Il rend aussi possible une sorte de folie, en un sens précis : des formes d’expérience devenues inacceptables dans le cadre de notre économie individuelle, qui sont la perte du contrôle de soi, l’extase et l’amour fou », précise Julie Mazaleigue-Labaste.
La pratique masochiste concède donc à l’individu de se libérer du poids du contrôle de soi et des responsabilités qui l’incombent, fréquemment à l’origine des dépressions, selon A. Ehrenberg « La fatigue d’être soi : dépression et société ».
Le sexologue Claude Crépault semble confirmer cette interprétation dans son livre « Les fantasmes. L’érotisme et la sexualité. L’étonnante étrangeté d’Eros », lorsqu’il cite une patiente :
« Une femme m’a ainsi dit : être dominée me plaît ; j’oublie alors toutes les insécurités ». Par ce fantasme de soumission, une femme se donne l’illusion de s’abandonner entièrement et de perdre le contrôle pour pouvoir parvenir à la jouissance. »
(p. 56).
L’avantage que peut représenter le dispositif BDSM, c’est bien celui d’offrir un cadre contrôlé d’une expérience physique et psychique dont la puissance s’explique justement pas ce contrôle.
La répartition des rôles entre dominant et dominé organise une évidente asymétrie dans la relation. Si l’exercice du contrôle total de la séance est attribué au dominant - qui doit incarner les valeurs de la maîtrise de soi, faire preuve du sens des responsabilités, démontrer un savoir-faire - la contrepartie pour le dominé est celle de la perte du contrôle de soi et la délégation de ce contrôle au dominant.
Le sociologue Gilles Chantraine, ayant étudié l’univers du BDSM hétérosexuel en France, précise que « l’individu dominé peut lâcher prise », pour citer l’expression fréquemment employée par les personnes pratiquant le BDSM. Ainsi, à l’indépendance de l’individu se substitue la dépendance au dominant, à l’affirmation de la volonté – l’abandon à celle de l’autre. En effet, c’est « un autre qui me donne ma loi » au sens propre, kantien du terme.
« La réintroduction, sous forme de jeu, d’une asymétrie contractualisée et d’une érotisation des rapports du pouvoir, permet aussi, pour un « soumis », de lâcher prise, au moins le temps d’un jeu érotique, autrement dit d’être délesté du poids des contraintes sociales qui pèsent sur lui en tant qu’individu. C’est l’un des paradoxes constitutifs du jeu BDSM où un individu se sent « libre » et « vrai » lorsque paradoxalement il choisit d’obéir à quelqu’un qu’il respecte, de s’en remettre à lui. C’est un peu un pied de nez aux rapports de domination réels. Parce qu’il exige d’expliciter ce qui reste souvent implicite dans d’autres formes de relations et de sexualités, le jeu BDSM est relativement ouvert : il peut autant reproduire que troubler, atténuer ou renverser les rapports de domination traditionnels entre hommes et femmes »,
explique le sociologue dans une interview intitulée
« Pourquoi cinquante nuances de « Grey » rencontre-t-il un tel succès ? », parue dans les Inrocks, le 22 février 2015.
Cette absence de maîtrise de soi mène à la possibilité d’un dépassement de soi pendant la séance, dans des pratiques corporelles qui favorisent l’apparition d’émotions fortes jusqu’à atteindre le « subspace », ce terme anglais désignant l’extase ou l’orgasme masochique.
On peut affirmer que le dispositif masochiste induit une véritable suspension de l’individu au profit du sujet, et en cela il peut être considéré comme subversif.
Dans son œuvre intitulée « Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel », Gilles Deleuze analyse la portée du contrat et la symbolique qu’il revêt :
« C’est par le contrat que le masochiste conjure le danger du père et tente d’assurer l’adéquation de l‘ordre réel et vécu temporel avec l’ordre symbolique, où le père est annulé de tout temps. Par le contrat, c’est-à-dire par l’acte le plus rationnel et le plus déterminé dans le temps, le masochiste rejoint les régions les plus mythiques et les plus éternelles – celles où règnent les trois images de la mère [la mère hétaïrique, oedipienne et orale, concepts exposés dans ce même livre]. Par le contrat, le masochiste se fait battre ; mais ce qu’il fait battre en lui, humilier et ridiculiser, c’est l’image du père, la ressemblance du père, la possibilité du retour offensif du père. Ce n’est pas un enfant, c’est un père qui est battu. Le masochiste se rend libre pour une nouvelle naissance où le père n’a aucun rôle. » (pp. 58-59).
Pour aller plus loin :
Bondage : théorie érotique des cordes et de l’attachement de Magali Crozet-Calisto
La domination féminine de Gini Graham Scott
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Bonne lecture !
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