Question d'origine :
Bonjour, je voudrais savoir s'il était facile pour les paysans appartenant au duché de Savoie de franchir la "frontière" et d'entrer dans la ville de Genève vers 1615, pour y venir vendre au marché par exemple. Y avait-il des "péages"? Des contrôles ou des restrictions de circulation? Comment les calvinistes géraient-ils cela? Merci d'avance de votre réponse.
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 24/04/2021 à 14h14
Bonjour,
Les relations politiques entre la Suisse et le Duché de Savoie sont marquées par des épisodes de grandes tensions tout au long de la fin du XVIe siècle. Ces tensions culminent lors de l’Escalade, une tentative (ratée) de prise de la ville par les troupes du Duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier, dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602. Suite à cet épisode, elles trouvent finalement leur résolution, après de difficiles négociations, dans le traité de Saint-Julien, le 21 juillet 1603.
Ce traité règle les rapports politiques entre Genève et le Duché de Savoie, mais aussi les aspects religieux ou commerciaux.
Laurent Perrillat, archiviste paléographe, propose une analyse des clauses du traité de saint-Julien :
L’économie :
L’essentiel du traité – et c’est pour cela qu’on l’étudie en dernier – est consacré à des dispositions d’ordre économique. Sept articles (1, 2, 3, 4, 11, 12 et 21) tentent d’apporter une solution à divers points névralgiques pour l’économie locale.
Il est ainsi significatif de voir que le premier article du traité concerne le commerce, qui permet à Genève de vivre : c’est déjà, en soi, la reconnaissance de l’indépendance de Genève, dans la mesure où on lui donne les moyens d’exister et on lui garantit ce qui fait sa prospérité. Pour dire combien ce point est important, le texte précise que c’est " sans aucune prohibition, restriction ou limitation ".
Néanmoins, un produit échappe à cette règle : le sel. C’est là une question fondamentale car le sel est non seulement un condiment de première importance à l’époque mais il est aussi et surtout à la base d’un impôt, la gabelle du sel, ressource financière capitale pour le duc de Savoie. On rappelle, à cette occasion, l’obligation pour les sujets savoyards de se fournir dans les greniers à sel ducaux (on notera au passage que l’un d’eux est établi en 1597 à Saint-Julien même, et qu’il y en a un non loin, à Bonne, et encore un à Thonon). On précise d’ailleurs comment on pourra le transporter et de qui (la Chambre des comptes de Savoie) relèvent les litiges qui concernent le trafic du sel ; cette mesure vise à lutter notamment contre la contrebande.
Touchant étroitement commerce et finances, on parle également des impôts, spécialement indirects, levés par le duc de Savoie (péage de Pont-d’Arve, par exemple) : les citoyens, bourgeois et habitants de Genève sont exemptés des taxes sur les marchandises. Caisses, tonneaux et paquets ne pourront être ouverts par les douaniers sauf en cas de fraude : on peut voir apparaître ici les prémices de la notion de frontière économique. Les Genevois bénéficient également d’une exemption en ce qui concerne les biens : les terres et immeubles qu’ils possèdent en Savoie sont déclarés exempts de la taille réelle. Cette disposition est de la plus haute importance à l’heure où la taille, impôt direct, se met alors définitivement en place en Savoie. Elle a dû entraîner une certaine inimitié de la part des habitants du pays à l’encontre des Genevois car tout ce qui n’est pas payé par les exempts de taille retombe sur le reste de la communauté : on peut aisément imaginer les tensions qu’a pu engendrer cet article et le mécontentement des habitants des villages environnant Genève, fâchés de devoir payer la part de ces Messieurs de la ville, exemptés de taille…
Ce traité acte donc la libre circulation des hommes et marchandises genevois sur le territoire savoyard. Hélas, il ne fait pas mention des conditions de circulations octroyées aux sujets du Duché de Savoie.
L’ouvrage Histoire d’Annemasse et des communes voisines : les relations avec Genève de l'époque romaine à l'an 2000, de Guy Gavard, nous en apprend toutefois un peu plus sur les capacités de circulation des habitants de la région :
Le traité marque la fin des hostilités ouvertes, les paysans de la Savoie du Nord retrouvent un débouché naturel pour leurs produits (p.94)
L’agriculture de l’arrière-pays savoyard de Genève est à la fois une agriculture de subsistance pratiquée par les pauvres et une agriculture approvisionnant Genève dont le territoire agricole est trop limité. Le « blé étranger » c’est d’abord le blé apporté par les paysans des environs – surtout les propriétaires importants, nobles ou roturiers-, grains de pays pauvres attirés par les bons prix pratiqués sur le marché de la « grande » ville. (p.99)
Voici ce que dit l’atlas historique du pays de Genève, T.3 de Claude Barbier et Pierre-François Schwarz, au sujet de l’application du traité de Saint-Julien:
La liberté de déplacement et du commerce que consacre le traité de Saint-Julien paraît en fait n’avoir eu aucun impact sur les transports de la région de Genève : la cité de Calvin restait accessible à ceux qui voulaient s’y rendre. Jamais la « frontière » ne prit la forme d’un mur franchissable qu’en de rares points, même si la ville, au cours de cette « longue veillée d’armes » que fût le XVIIe siècle se dota de bastions et murailles en vue de se protéger d’attaques qu’auraient pu conduire les armées, principalement celles du Duc de Savoie. Nonobstant une situation compliquée, Genève continue à commercer avec ses voisins les plus proches, les Savoyards et les Gessiens. (p. 50)
Il semble donc que Genève, dépendante des importations alimentaires, n’avait pas intérêt à empêcher la venue des paysans Savoyards. Toutefois, alors que les tensions politiques s’apaisent, le début du XVIIe siècle est marqué par un fort recul démographique et économique de Genève et de la région, sous l’effet des disettes et des épidémies. Ces fléaux, réduisant fortement les récoltes des paysans, n’ont pas manqués d’impacter les quantités de denrées disponibles pour la vente.
Voici ce qu’en dit Alfred Dufour, dans son Histoire de Genève :
Pour Genève et la Savoie, la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle sont une période tragique. Les historiens évoquent le « tragique XVIIe siècle » marqué par le froid, la pluie répétée, les inondations (à l’automne 1652 les ponts de l’Arve dont celui d’Etrembières sont emportés), la neige précoce, les mauvaises récoltes, la disette et même la famine, les épidémies ; la peste sévit en 1615 – 1616 et surtout de 1628 à 1636 : les décès sont nombreux, touchent toutes les tranches d’âge et entrainent une baisse de la population. (p.98-99)
Les principales victimes de ces calamités sont les petits paysans. Roger Devos et Bernard Grosperrin consacrent justement un chapitre de leur Histoire de la Savoie de la réforme à la Révolution française à ce« tragique XVIIe siècle » et à ses conséquences sur la vie de ses habitants :
L’expression n’est pas exagérée à condition de l’appliquer à la fin du XVIe et à la première moitié du XVIIe siècle, période au cours de laquelle la Savoie fut frappée par la peste, la famine et la guerre. (p.123)
Si les conflits s’apaisent, comme on l’a vu, au début du XVIIe siècle, d’autres fléaux prennent le relais :
De 1613 à 1617, la peste atteint le Faucigny (Cluses 1613), le Chablais, Genève et ses environs, épargnant le reste de la Savoie. (p.127)
Aux misères de la guerre et à la peste s’ajoutent en cette première partie du XVIIe siècle une rigueur climatique accrue liée à ce que l’on a appelé le « petit âge glaciaire » de 1590 à 1850, en dépit de reculs passagers, les glaciers se maintiennent à un niveau record. Cette avancée glaciaire provoquant des éboulements qui ruinent les terres, notamment dans la vallée de Chamonix, est causée par un abaissement de la température moyenne d’un ou deux degrés, se manifestant également par une série de perturbations atmosphériques aux conséquences graves sur une économie de subsistance : gelées tardives ou précoces compromettant les semis ou la récolte, chutes de neige abondantes, pluies excessives en plaine provoquant des inondations, orages de grêles l’été hachant les blés et les vignes.(p. 131)
Par ailleurs, la condition paysanne n’est pas uniforme. Devos et Grosperrin consacrent un chapitre de leur ouvrage à la condition paysanne, qui vous apportera une foule de renseignements sur le sujet, et qu’ils concluent ainsi :
La Savoie n’échappe donc pas à cette dégradation de la condition paysanne que l’on constate partout à la même époque. La conjoncture catastrophique de la fin du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe a multiplié les expropriations au profit surtout des nouveaux anoblis et des bourgeois et modifié profondément la répartition de la propriété, surtout autour des villes […].
Enfin, nous n’avons pas pu consulter l’ouvrage Affaires et politique : recherches sur le commerce de Genève au XVIIe siècle d’Anne-Marie Piuz, mais celui-ci contient certainement des informations intéressant vos questionnements.
Vous souhaitant bonnes lectures,
Cordialement,
Le département civilisation
Les relations politiques entre la Suisse et le Duché de Savoie sont marquées par des épisodes de grandes tensions tout au long de la fin du XVIe siècle. Ces tensions culminent lors de l’Escalade, une tentative (ratée) de prise de la ville par les troupes du Duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier, dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602. Suite à cet épisode, elles trouvent finalement leur résolution, après de difficiles négociations, dans le traité de Saint-Julien, le 21 juillet 1603.
Ce traité règle les rapports politiques entre Genève et le Duché de Savoie, mais aussi les aspects religieux ou commerciaux.
Laurent Perrillat, archiviste paléographe, propose une analyse des clauses du traité de saint-Julien :
L’économie :
L’essentiel du traité – et c’est pour cela qu’on l’étudie en dernier – est consacré à des dispositions d’ordre économique. Sept articles (1, 2, 3, 4, 11, 12 et 21) tentent d’apporter une solution à divers points névralgiques pour l’économie locale.
Il est ainsi significatif de voir que le premier article du traité concerne le commerce, qui permet à Genève de vivre : c’est déjà, en soi, la reconnaissance de l’indépendance de Genève, dans la mesure où on lui donne les moyens d’exister et on lui garantit ce qui fait sa prospérité. Pour dire combien ce point est important, le texte précise que c’est " sans aucune prohibition, restriction ou limitation ".
Néanmoins, un produit échappe à cette règle : le sel. C’est là une question fondamentale car le sel est non seulement un condiment de première importance à l’époque mais il est aussi et surtout à la base d’un impôt, la gabelle du sel, ressource financière capitale pour le duc de Savoie. On rappelle, à cette occasion, l’obligation pour les sujets savoyards de se fournir dans les greniers à sel ducaux (on notera au passage que l’un d’eux est établi en 1597 à Saint-Julien même, et qu’il y en a un non loin, à Bonne, et encore un à Thonon). On précise d’ailleurs comment on pourra le transporter et de qui (la Chambre des comptes de Savoie) relèvent les litiges qui concernent le trafic du sel ; cette mesure vise à lutter notamment contre la contrebande.
Touchant étroitement commerce et finances, on parle également des impôts, spécialement indirects, levés par le duc de Savoie (péage de Pont-d’Arve, par exemple) : les citoyens, bourgeois et habitants de Genève sont exemptés des taxes sur les marchandises. Caisses, tonneaux et paquets ne pourront être ouverts par les douaniers sauf en cas de fraude : on peut voir apparaître ici les prémices de la notion de frontière économique. Les Genevois bénéficient également d’une exemption en ce qui concerne les biens : les terres et immeubles qu’ils possèdent en Savoie sont déclarés exempts de la taille réelle. Cette disposition est de la plus haute importance à l’heure où la taille, impôt direct, se met alors définitivement en place en Savoie. Elle a dû entraîner une certaine inimitié de la part des habitants du pays à l’encontre des Genevois car tout ce qui n’est pas payé par les exempts de taille retombe sur le reste de la communauté : on peut aisément imaginer les tensions qu’a pu engendrer cet article et le mécontentement des habitants des villages environnant Genève, fâchés de devoir payer la part de ces Messieurs de la ville, exemptés de taille…
Ce traité acte donc la libre circulation des hommes et marchandises genevois sur le territoire savoyard. Hélas, il ne fait pas mention des conditions de circulations octroyées aux sujets du Duché de Savoie.
L’ouvrage Histoire d’Annemasse et des communes voisines : les relations avec Genève de l'époque romaine à l'an 2000, de Guy Gavard, nous en apprend toutefois un peu plus sur les capacités de circulation des habitants de la région :
Le traité marque la fin des hostilités ouvertes, les paysans de la Savoie du Nord retrouvent un débouché naturel pour leurs produits (p.94)
L’agriculture de l’arrière-pays savoyard de Genève est à la fois une agriculture de subsistance pratiquée par les pauvres et une agriculture approvisionnant Genève dont le territoire agricole est trop limité. Le « blé étranger » c’est d’abord le blé apporté par les paysans des environs – surtout les propriétaires importants, nobles ou roturiers-, grains de pays pauvres attirés par les bons prix pratiqués sur le marché de la « grande » ville. (p.99)
Voici ce que dit l’atlas historique du pays de Genève, T.3 de Claude Barbier et Pierre-François Schwarz, au sujet de l’application du traité de Saint-Julien:
La liberté de déplacement et du commerce que consacre le traité de Saint-Julien paraît en fait n’avoir eu aucun impact sur les transports de la région de Genève : la cité de Calvin restait accessible à ceux qui voulaient s’y rendre. Jamais la « frontière » ne prit la forme d’un mur franchissable qu’en de rares points, même si la ville, au cours de cette « longue veillée d’armes » que fût le XVIIe siècle se dota de bastions et murailles en vue de se protéger d’attaques qu’auraient pu conduire les armées, principalement celles du Duc de Savoie. Nonobstant une situation compliquée, Genève continue à commercer avec ses voisins les plus proches, les Savoyards et les Gessiens. (p. 50)
Il semble donc que Genève, dépendante des importations alimentaires, n’avait pas intérêt à empêcher la venue des paysans Savoyards. Toutefois, alors que les tensions politiques s’apaisent, le début du XVIIe siècle est marqué par un fort recul démographique et économique de Genève et de la région, sous l’effet des disettes et des épidémies. Ces fléaux, réduisant fortement les récoltes des paysans, n’ont pas manqués d’impacter les quantités de denrées disponibles pour la vente.
Voici ce qu’en dit Alfred Dufour, dans son Histoire de Genève :
Pour Genève et la Savoie, la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle sont une période tragique. Les historiens évoquent le « tragique XVIIe siècle » marqué par le froid, la pluie répétée, les inondations (à l’automne 1652 les ponts de l’Arve dont celui d’Etrembières sont emportés), la neige précoce, les mauvaises récoltes, la disette et même la famine, les épidémies ; la peste sévit en 1615 – 1616 et surtout de 1628 à 1636 : les décès sont nombreux, touchent toutes les tranches d’âge et entrainent une baisse de la population. (p.98-99)
Les principales victimes de ces calamités sont les petits paysans. Roger Devos et Bernard Grosperrin consacrent justement un chapitre de leur Histoire de la Savoie de la réforme à la Révolution française à ce
L’expression n’est pas exagérée à condition de l’appliquer à la fin du XVIe et à la première moitié du XVIIe siècle, période au cours de laquelle la Savoie fut frappée par la peste, la famine et la guerre. (p.123)
Si les conflits s’apaisent, comme on l’a vu, au début du XVIIe siècle, d’autres fléaux prennent le relais :
De 1613 à 1617, la peste atteint le Faucigny (Cluses 1613), le Chablais, Genève et ses environs, épargnant le reste de la Savoie. (p.127)
Aux misères de la guerre et à la peste s’ajoutent en cette première partie du XVIIe siècle une rigueur climatique accrue liée à ce que l’on a appelé le « petit âge glaciaire » de 1590 à 1850, en dépit de reculs passagers, les glaciers se maintiennent à un niveau record. Cette avancée glaciaire provoquant des éboulements qui ruinent les terres, notamment dans la vallée de Chamonix, est causée par un abaissement de la température moyenne d’un ou deux degrés, se manifestant également par une série de perturbations atmosphériques aux conséquences graves sur une économie de subsistance : gelées tardives ou précoces compromettant les semis ou la récolte, chutes de neige abondantes, pluies excessives en plaine provoquant des inondations, orages de grêles l’été hachant les blés et les vignes.(p. 131)
Par ailleurs, la condition paysanne n’est pas uniforme. Devos et Grosperrin consacrent un chapitre de leur ouvrage à la condition paysanne, qui vous apportera une foule de renseignements sur le sujet, et qu’ils concluent ainsi :
La Savoie n’échappe donc pas à cette dégradation de la condition paysanne que l’on constate partout à la même époque. La conjoncture catastrophique de la fin du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe a multiplié les expropriations au profit surtout des nouveaux anoblis et des bourgeois et modifié profondément la répartition de la propriété, surtout autour des villes […].
Enfin, nous n’avons pas pu consulter l’ouvrage Affaires et politique : recherches sur le commerce de Genève au XVIIe siècle d’Anne-Marie Piuz, mais celui-ci contient certainement des informations intéressant vos questionnements.
Vous souhaitant bonnes lectures,
Cordialement,
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