Combien de lecteurs de Michaux avant le malentendu ?
LANGUES ET LITTÉRATURES
+ DE 2 ANS
Le 10/01/2021 à 18h17
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Question d'origine :
Une réflexion d'Henri Michaux est très souvent citée, à savoir, en substance : "Au delà de cinq cents lecteurs, c’est un malentendu." Réflexion dite ou écrite. J'en cherche la source depuis un bon bout de temps, mais jusqu'ici en vain. Ce qui est frappant, c'est que le chiffre de lecteurs cité n'est jamais le même. J'ai encore lu vingt et même trois ! Peut-être n'ai-je pas assez clairement libellé la phrase de départ ; mais vous aurez compris que Michaux parle du malentendu du succès et qu'au-delà d'un nombre réduit de lecteurs, le succès n'a pas grand-chose à voir avec la compréhension de l'œuvre. Ah ! si vous pouviez me trouver cela ! Je vous affre par avance malus grande gratitude.
Réponse du Guichet
gds_et
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 12/01/2021 à 15h47
Bonjour,
Nous retrouvons votre citation dans Pour une esthétique de la littérature mineure: colloque "Littérature majeure, littérature mineure", Strasbourg, 16-18 janvier 1997 :
« Au-delà de cinq cents lecteurs, le malentendu est inévitable »
Malheureusement la source de cette « boutade » d’Henri Michaux n’est pas précisée, et la formulation n’est probablement pas exacte puisque comme vous nous en trouvons de multiples variantes avec des chiffres allant de deux cent (« deux cents lecteurs, c’est déjà suspect, disait Michaux ») à 1500 (« Henri Michaux […] se tracassait d’avoir plus de mille cinq cents lecteurs. En avoir plus le diminuait »).
Nous retrouvons néanmoins une autre citation assez proche de cette idée dans le livre d’Alain Jouffroy, Avec Henri Michaux (p. 35), et reprise notamment dans cet ouvrage dont l’extrait est disponible dans Google Books : Henri Michaux: Poetry, Painting and the Universal Sign, Margaret Rigaud-Drayton :
« Il y a encore quelques temps, j’avais deux cent lecteurs, et encore n’étais-je pas tout à fait sûr de les avoir. Du seul fait que j’en ai maintenant deux mille au lieu de deux cent, je suis obligé de ne plus dire certaines choses. Je peindrai de plus en plus et j’écrirai de moins en moins. Ou alors, je n’écrirai plus que sous la forme de poèmes très difficiles à traverser pour les autres : je reviendrai, si vous voulez, à mes deux cent lecteurs. »
Pour plus de contexte, voici une citation élargie du passage d’origine dans l’ouvrage d’Alain Jouffroy :
« […] Je ne crois pas beaucoup à la vertu de l’échange. Quand je dis quelque chose, je me le dis. Si je veux le dire à quelqu’un… c’est trop tard. C’est dans ce sens qu’il y a échange mais pas dialogue. Je suis infirme, voilà la vérité.
« Quand je me trouve chez des gens, vous l’avez bien vu, je ne dis rien – ou presque. Et pourtant, le temps est quelque chose de sacré. Je considère le temps plutôt comme un rêveur : tout ce qu’on peut rêver en deux heures ! Et si je regrette d’avoir passé deux heures en compagnie d’une douzaine de personnes, c’est que je pense à ça : me répandre de façon magnifique et inutile dans le temps. Si je me trouve avec deux amis, Mounir Hafez et Cioran par exemple : à trois, dans une conversation, on peut satisfaire quelque chose d’assez important, mais peut-être pas aussi important que ce qui se passe devant le tribunal de soi-même.
« Devant douze personnes, voyez comme le niveau des propos baisse… Oui, quelquefois, la conversation à deux peut devenir dialogue, mais alors, par exemple avec vous, c’est que, d’une manière ou d’une autre, je m’y suis préparé. J’ai songé à vous, pas nécessairement en mots, et je me suis reconstitué une image, assez complexe, de vous. Mais c’est encore du travail solitaire. L’autre n’est qu’une sorte de moisson.
- Pour vous, ainsi, la communication avec autrui est presque toujours un échec, ou une douleur. Mais à quoi est-ce imputable, à nous, ou au phénomène même de la parole ?
- A l’indécence de la parole. Tenez, dans cette revue italienne, regardez. Un journaliste a eu l’idée de faire un reportage sur le Padre Pio – le saint. Mais oser faire ce reportage, oser se confesser pour aller faire ce reportage ! Ce qu’il y a de remarquable, c’est que le Padre Pio l’a accueilli en lui disant : « Quel dommage que vous veniez comme journaliste. » Plus que toute autre chose la parole est loin de l’état d’innocence. Ça (et il me montre la reproduction de l’une de ses grandes encres noires), c’est plus innocent.
- Mais que considérez-vous comme un mal ? Le fait de transmettre certaines choses, ou le fait de mal les transmettre ?
- Le fait de transmettre au grand nombre. Il y a, dans ce grand nombre, des gens pour qui certaines choses ne sont pas faites.Il y a encore quelque temps, j’avais deux cents lecteurs, et encore n’étais-je pas tout à fait sûr de les avoir. Du seul fait que j’en ai maintenant deux mille au lieu de deux cents, je suis obligé de ne plus dire certaines choses. Je peindrai de plus en plus et j’écrirai de moins en moins. Ou alors, je n’écrirai plus que sous la forme de poèmes très difficiles à traverser pour les autres : je reviendrai, si vous voulez, à mes deux cents lecteurs. »
Bonne journée.
Nous retrouvons votre citation dans Pour une esthétique de la littérature mineure: colloque "Littérature majeure, littérature mineure", Strasbourg, 16-18 janvier 1997 :
Malheureusement la source de cette « boutade » d’Henri Michaux n’est pas précisée, et la formulation n’est probablement pas exacte puisque comme vous nous en trouvons de multiples variantes avec des chiffres allant de deux cent (« deux cents lecteurs, c’est déjà suspect, disait Michaux ») à 1500 (« Henri Michaux […] se tracassait d’avoir plus de mille cinq cents lecteurs. En avoir plus le diminuait »).
Nous retrouvons néanmoins une autre citation assez proche de cette idée dans le livre d’Alain Jouffroy, Avec Henri Michaux (p. 35), et reprise notamment dans cet ouvrage dont l’extrait est disponible dans Google Books : Henri Michaux: Poetry, Painting and the Universal Sign, Margaret Rigaud-Drayton :
« Il y a encore quelques temps, j’avais deux cent lecteurs, et encore n’étais-je pas tout à fait sûr de les avoir. Du seul fait que j’en ai maintenant deux mille au lieu de deux cent, je suis obligé de ne plus dire certaines choses. Je peindrai de plus en plus et j’écrirai de moins en moins. Ou alors, je n’écrirai plus que sous la forme de poèmes très difficiles à traverser pour les autres : je reviendrai, si vous voulez, à mes deux cent lecteurs. »
Pour plus de contexte, voici une citation élargie du passage d’origine dans l’ouvrage d’Alain Jouffroy :
« […] Je ne crois pas beaucoup à la vertu de l’échange. Quand je dis quelque chose, je me le dis. Si je veux le dire à quelqu’un… c’est trop tard. C’est dans ce sens qu’il y a échange mais pas dialogue. Je suis infirme, voilà la vérité.
« Quand je me trouve chez des gens, vous l’avez bien vu, je ne dis rien – ou presque. Et pourtant, le temps est quelque chose de sacré. Je considère le temps plutôt comme un rêveur : tout ce qu’on peut rêver en deux heures ! Et si je regrette d’avoir passé deux heures en compagnie d’une douzaine de personnes, c’est que je pense à ça : me répandre de façon magnifique et inutile dans le temps. Si je me trouve avec deux amis, Mounir Hafez et Cioran par exemple : à trois, dans une conversation, on peut satisfaire quelque chose d’assez important, mais peut-être pas aussi important que ce qui se passe devant le tribunal de soi-même.
« Devant douze personnes, voyez comme le niveau des propos baisse… Oui, quelquefois, la conversation à deux peut devenir dialogue, mais alors, par exemple avec vous, c’est que, d’une manière ou d’une autre, je m’y suis préparé. J’ai songé à vous, pas nécessairement en mots, et je me suis reconstitué une image, assez complexe, de vous. Mais c’est encore du travail solitaire. L’autre n’est qu’une sorte de moisson.
- Pour vous, ainsi, la communication avec autrui est presque toujours un échec, ou une douleur. Mais à quoi est-ce imputable, à nous, ou au phénomène même de la parole ?
- A l’indécence de la parole. Tenez, dans cette revue italienne, regardez. Un journaliste a eu l’idée de faire un reportage sur le Padre Pio – le saint. Mais oser faire ce reportage, oser se confesser pour aller faire ce reportage ! Ce qu’il y a de remarquable, c’est que le Padre Pio l’a accueilli en lui disant : « Quel dommage que vous veniez comme journaliste. » Plus que toute autre chose la parole est loin de l’état d’innocence. Ça (et il me montre la reproduction de l’une de ses grandes encres noires), c’est plus innocent.
- Mais que considérez-vous comme un mal ? Le fait de transmettre certaines choses, ou le fait de mal les transmettre ?
- Le fait de transmettre au grand nombre. Il y a, dans ce grand nombre, des gens pour qui certaines choses ne sont pas faites.
Bonne journée.
Commentaire de
Fromon :
Publié le 13/01/2021 à 09:37
Non pas une question, mais un grand merci pour la pertinence de votre réponse. Références :
Combien de lecteurs de Michaux avant le malentendu ?
par Fromon, le 10/01/2021 à 19:17
Réponse du Guichet du savoir
par gds_et, le 12/01/2021 à 16:47
Je me permets d’ajouter ceci à vos précieuses trouvailles, dont je vous remercie très vivement, et très admirativement :
On trouve ceci sous la plume de Pierre Assouline : «Même ses livres, il [Henri Michaux] veillait à ce qu’ils ne dépassent un certain tirage, assez bas ; car au-delà de 2.000 exemplaires, on verserait dans la vulgarisation, un mot qui commence mal, et le malentendu serait carrément obscène.» («Michaux, Henri, poète sachant dire non», site La République des Livres, 18 mars 2016.) Cela dit, Pierre Assouline a maintes fois prouvé l’approximation de ses affirmations…
Un ami me rapporte également que, selon Jean-Pierre Martin, spécialiste de Michaux auquel il a consacré plusieurs livres, il convient de donner le chiffre de 500 (exemplaires/lecteurs), soit la limite que Michaux fixait aux tirages de ses livres.
Cette citation baladeuse et variable (rappel : « Au delà de x lecteurs, c’est un malentendu.») concernant Henri Michaux peut nous faire déborder sur une autre citation de Jean Cocteau, partout recopiée (Jean-Pierre Aumont, Micheline Boudet, Fabrice Luchini) bien qu’aucune texte ou livre de Cocteau ne soit jamais précisé : «Tout succès est un malentendu.» Car là où cette citation de Cocteau rejoint celle de Michaux, c’est encore sous la plume (imaginative ?) de Pierre Assouline : «N’est-ce pas Cocteau qui assurait en substance qu’au-delà de 10.000 exemplaires, tout succès était un malentendu ?» («Monsieur Girard n’est pas bégueule», site La République des Livres, 19 mars 2014).
Mais voici que, dans cette bataille de chiffres, arrive André Malraux ! «Tous les écrivains vous diront, après Malraux : "Au-delà de dix mille, tout succès est un malentendu" ». C’est ce qu’écrit, sans source, Charles Dantzig (habituellement plus rigoureux qu’Assouline…) dans son fameux Dictionnaire égoïste de la littérature française (article «Littérature [Tentative de définition de la –]», Grasset, 2005). Mais Pierre Nora, dans l’article «Best-seller» sur universalis[.]fr, lui, compte le double, qui écrit : « Malraux disait qu' "au-delà de 20.000 exemplaires commence le malentendu" ».
On en concluera par cette question :
À partir de quel chiffre les écrivains doivent-ils se méfier de leurs lecteurs ?
3 ? 12 ? 20 ? 200 ? 500 ? 1.500 ? 2.000 ? 10.000 ? 20.000 ?
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Commentaires 1
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