Question d'origine :
Pourquoi la gauche a un problème avec Raymond Aron ? De quel bord était-il ? Quel est son ouvrage de philosophie le plus novateur ?
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 30/04/2021 à 10h46
Bonjour,
• Vous vous interrogez tout d’abord sur la réception de Raymond Aron par la gauche et sur sa propre position politique.
Raymond Aron « modéré avec excès », selon Jean Birnbaum, s’est attiré en son temps l’hostilité d’une grande partie des intellectuels de gauche. C’est sa position ambiguë et surtout, à partir de la fin de la guerre, son anticommunisme virulent, qui entraîne une rupture nette avec la gauche, restée alors fidèle à la matrice marxiste. La sorte de pragmatisme politique aronien («Ni réalisme pur ni moralisme absolu») lui fait choisir, dans le monde bipolaire de la guerre froide, le côté états-unien.
Il s’en explique dans les documents ci-dessous :
Un extrait de Les Leçons de Raymond Aron, propos recueillis par Bernard-Henri Lévy dans De Sartre à Foucault, (1984) :
« Bernard-Henri Lévy : Vous occupez, Raymond Aron, une singulière position sur notre échiquier politique. Classé à droite, vous ne cessez d’interpeller la gauche. Caution de la bourgeoisie libérale, ce n’est jamais à elle que vous vous adressez mais toujours à ces hommes de gauche que vous avez reniés et qui vous ont excommunié.
R.A. — Dans l’ensemble, c’est exact. D’abord parce que la plupart de mes livres s’adressent à un public intellectuel et que le public intellectuel parisien est en majorité acquis à ce que vous appelez la gauche. Ensuite parce que, juif, je ne peux pas être, je n’ai jamais pu être viscéralement de droite...Reste néanmoins que c’est pour ce que l’on appelle la droite que je plaide, pour ceux qui ne refusent pas la société actuelle , et que je leur donne bonne conscience… »
La pensée libérale de Raymond Aron, 7 décembre 1969, une petite vidéo où « Raymond Aron évoque son parcours et son conflit avec les intellectuels de gauche à la suite de la publication de L'opium des intellectuels en 1955. »
Apostrophes : Raymond Aron "Ma rupture avec la gauche", Achive INA
Joël Mouric détaille l’évolution de Raymond Aron dans Raymond Aron et le communisme, Territoires contemporains, LIR 3S, de l’engagement premier à la SFIO à « L'engagement anticommuniste pour défendre la démocratie libérale » (titre de la partie II).
« C’est en 1947 que Raymond Aron adopte une position résolument offensive face au communisme. Il adhère en effet au RPF du général de Gaulle et devient éditorialiste au Figaro.Cet engagement lui vaut d’être ostracisé par la plupart des intellectuels, Sartre le premier . »
Dans sa recension des Mémoires (Les « Mémoires » de Raymond Aron, Le Monde diplomatique, 10/1983), Yves Florenne fait un résumé rapide mais illustrant bien l’image qu’a le plus souvent Aron :
« On eut vite fait de le précipiter à droite, en ignorant sa « conversion » d’adolescent à la gauche en même temps qu’à la philosophie ; en négligeant son appartenance à la négligeable S.F.I.O. ; en oubliant qu’il fit ses débuts de journaliste à Combat. Lui assigner sa place à droite n’était certes pas sans bonnes raisons. Mais au crédit de son mariage de la main gauche, on aurait pu compter un sentiment également vif en sens contraire, pour les « humbles » et contre les « puissants » qu’il « détestait » ; son écartèlement entre patriotisme et pacifisme ; pour une part, sa résolution lors de la réoccupation du Rhin par Hitler, puis son refus de Munich ; sa prise de position pour l’Espagne républicaine et, plus tard, pour l’indépendance de l’Algérie. Son économie surtout est à droite : c’est le bon choix, puisque chacun sait qu’elle ne peut être ailleurs. Cet intellectuel pur, n’ayant rien à vendre et surtout pas lui-même, chérit le marché, la marchandise, la monnaie, la « liberté économique » enfin, qui n’est pas la liberté de tout le monde. »
Certains commentateurs sont cependant nettement plus critiques et écornent quelque peu l’image de l’intellectuel modéré et précurseur.
Omar Merzoug dans Légendes et vérités de Raymond Aron, La Quinzaine littéraire, 16/01/2011 s’attache à déconstruire le mythe :
«Dès sa disparition, en 1983, une campagne de presse forge les légendes d’un Raymond Aron tour à tour bête noire du totalitarisme soviétique, preux chevalier de la liberté et démocrate intransigeant . Un homme qui ne se serait jamais trompé pendant que Sartre, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir se fourvoyaient en des combats douteux. Aron aurait donc été ce démocrate sourcilleux, ce « juste persécuté » qui fut marginalisé pour ses combats contre les tyrannies modernes. Au moment où éclate l’évidence du caractère liberticide de l’ordre néolibéral, où la crise en révèle le visage obscène, il n’est pas sans intérêt de tenter de rétablir la réalité des faits, ce qui passe nécessairement par une déconstruction critique de la figure de l’intellectuel exemplaire proposée à l’admiration des démocrates . »
Encore plus récemment, l’article de Serge Halimi Avoir tort avec Raymond Aron (Le Monde diplomatique 03/2019) présente aussi une part moins reluisante de son action.
Pour aller plus loin :
Florilège d’articles :
Raymond Aron et la gauche, Tiersky Ronald, Esprit, juin 1977
Raymond Aron, libéral malgré lui, Sophie Marcotte-Chénard
Raymond Aron 30 ans déjà, Contrepoints, Octobre 2013
Les deux suivants ont été écrits en 2017, et l’on peut constater que le « ni de droite ni de gauche » évoque Raymond Aron à leurs auteurs de façon différente suivant leur sensibilité politique :
Raymond Aron reloaded pour le XXIe siècle, Robert Jules, La Tribune, 06/2017
Raymond Aron avait raison hélas, Philippe Douroux , Libération, 07/2017
Des ouvrages :
Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Jean-François Sirinelli
Les petits camarades : essai sur Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, Etienne Barilier
Introduction à Raymond Aron, Gwendal Châton
• Vous voulez également connaître son ouvrage de philosophie le plus novateur.
« Paix et guerre entre les nations et Penser la guerre, Clausewitz constituent sans doute, avec l’Introduction à la philosophie de l’histoire, les œuvres théoriques d’Aron les plus citées et commentées. »
Raymond Aron, un classique de la pensée internationale ?, Jean-Vincent Holeindre, Etudes internationales, 2012.
L’ Introduction à la philosophie de l’histoire, 1938, contient déjà tous les futurs thèmes de l’œuvre de Raymond Aron. Il y rompt tant avec le déterminisme qu’avec le positivisme, introduit en France des penseurs allemands comme Dilthey et Weber, et fonde sa méthode. Ce qui l’entraîne ensuite vers une œuvre moins purement philosophique, où il mêle aussi sociologie et politique.
Pour aller plus loin :
La notice Raymond Aron, Encyclopédie Universalis est une analyse très philosophique de toute l’œuvre.
Raymond Aron et la philosophie critique de l’histoire, de Hegel à Weber, Georges Canguilhem, enquête, 7/1992
Le désir de réalité : remarques sur la pensée aronienne de l’histoire, Alain Boyer
Aron Raymond, Dimensions de la conscience historique. [compte-rendu], H. Rossire, Revue française de sociologie, Année 1962 3-3
Bonnes lectures !
• Vous vous interrogez tout d’abord sur la réception de Raymond Aron par la gauche et sur sa propre position politique.
Raymond Aron « modéré avec excès », selon Jean Birnbaum, s’est attiré en son temps l’hostilité d’une grande partie des intellectuels de gauche. C’est sa position ambiguë et surtout, à partir de la fin de la guerre, son anticommunisme virulent, qui entraîne une rupture nette avec la gauche, restée alors fidèle à la matrice marxiste. La sorte de pragmatisme politique aronien («Ni réalisme pur ni moralisme absolu») lui fait choisir, dans le monde bipolaire de la guerre froide, le côté états-unien.
Il s’en explique dans les documents ci-dessous :
Un extrait de Les Leçons de Raymond Aron, propos recueillis par Bernard-Henri Lévy dans De Sartre à Foucault, (1984) :
« Bernard-Henri Lévy : Vous occupez, Raymond Aron, une singulière position sur notre échiquier politique. Classé à droite, vous ne cessez d’interpeller la gauche. Caution de la bourgeoisie libérale, ce n’est jamais à elle que vous vous adressez mais toujours à ces hommes de gauche que vous avez reniés et qui vous ont excommunié.
R.A. — Dans l’ensemble, c’est exact. D’abord parce que la plupart de mes livres s’adressent à un public intellectuel et que le public intellectuel parisien est en majorité acquis à ce que vous appelez la gauche. Ensuite parce que, juif, je ne peux pas être, je n’ai jamais pu être viscéralement de droite...
La pensée libérale de Raymond Aron, 7 décembre 1969, une petite vidéo où « Raymond Aron évoque son parcours et son conflit avec les intellectuels de gauche à la suite de la publication de L'opium des intellectuels en 1955. »
Apostrophes : Raymond Aron "Ma rupture avec la gauche", Achive INA
Joël Mouric détaille l’évolution de Raymond Aron dans Raymond Aron et le communisme, Territoires contemporains, LIR 3S, de l’engagement premier à la SFIO à « L'engagement anticommuniste pour défendre la démocratie libérale » (titre de la partie II).
« C’est en 1947 que Raymond Aron adopte une position résolument offensive face au communisme. Il adhère en effet au RPF du général de Gaulle et devient éditorialiste au Figaro.
Dans sa recension des Mémoires (Les « Mémoires » de Raymond Aron, Le Monde diplomatique, 10/1983), Yves Florenne fait un résumé rapide mais illustrant bien l’image qu’a le plus souvent Aron :
« On eut vite fait de le précipiter à droite, en ignorant sa « conversion » d’adolescent à la gauche en même temps qu’à la philosophie ; en négligeant son appartenance à la négligeable S.F.I.O. ; en oubliant qu’il fit ses débuts de journaliste à Combat. Lui assigner sa place à droite n’était certes pas sans bonnes raisons. Mais au crédit de son mariage de la main gauche, on aurait pu compter un sentiment également vif en sens contraire, pour les « humbles » et contre les « puissants » qu’il « détestait » ; son écartèlement entre patriotisme et pacifisme ; pour une part, sa résolution lors de la réoccupation du Rhin par Hitler, puis son refus de Munich ; sa prise de position pour l’Espagne républicaine et, plus tard, pour l’indépendance de l’Algérie. Son économie surtout est à droite : c’est le bon choix, puisque chacun sait qu’elle ne peut être ailleurs. Cet intellectuel pur, n’ayant rien à vendre et surtout pas lui-même, chérit le marché, la marchandise, la monnaie, la « liberté économique » enfin, qui n’est pas la liberté de tout le monde. »
Certains commentateurs sont cependant nettement plus critiques et écornent quelque peu l’image de l’intellectuel modéré et précurseur.
Omar Merzoug dans Légendes et vérités de Raymond Aron, La Quinzaine littéraire, 16/01/2011 s’attache à déconstruire le mythe :
«
Encore plus récemment, l’article de Serge Halimi Avoir tort avec Raymond Aron (Le Monde diplomatique 03/2019) présente aussi une part moins reluisante de son action.
Florilège d’articles :
Raymond Aron et la gauche, Tiersky Ronald, Esprit, juin 1977
Raymond Aron, libéral malgré lui, Sophie Marcotte-Chénard
Raymond Aron 30 ans déjà, Contrepoints, Octobre 2013
Les deux suivants ont été écrits en 2017, et l’on peut constater que le « ni de droite ni de gauche » évoque Raymond Aron à leurs auteurs de façon différente suivant leur sensibilité politique :
Raymond Aron reloaded pour le XXIe siècle, Robert Jules, La Tribune, 06/2017
Raymond Aron avait raison hélas, Philippe Douroux , Libération, 07/2017
Des ouvrages :
Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Jean-François Sirinelli
Les petits camarades : essai sur Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, Etienne Barilier
Introduction à Raymond Aron, Gwendal Châton
• Vous voulez également connaître son ouvrage de philosophie le plus novateur.
« Paix et guerre entre les nations et Penser la guerre, Clausewitz constituent sans doute, avec l’Introduction à la philosophie de l’histoire, les œuvres théoriques d’Aron les plus citées et commentées. »
Raymond Aron, un classique de la pensée internationale ?, Jean-Vincent Holeindre, Etudes internationales, 2012.
L’ Introduction à la philosophie de l’histoire, 1938, contient déjà tous les futurs thèmes de l’œuvre de Raymond Aron. Il y rompt tant avec le déterminisme qu’avec le positivisme, introduit en France des penseurs allemands comme Dilthey et Weber, et fonde sa méthode. Ce qui l’entraîne ensuite vers une œuvre moins purement philosophique, où il mêle aussi sociologie et politique.
Pour aller plus loin :
La notice Raymond Aron, Encyclopédie Universalis est une analyse très philosophique de toute l’œuvre.
Raymond Aron et la philosophie critique de l’histoire, de Hegel à Weber, Georges Canguilhem, enquête, 7/1992
Le désir de réalité : remarques sur la pensée aronienne de l’histoire, Alain Boyer
Aron Raymond, Dimensions de la conscience historique. [compte-rendu], H. Rossire, Revue française de sociologie, Année 1962 3-3
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