c'était donc vrai l'année érotique ?
Question d'origine :
M. ou Mme. G. du Savoir, Au hasard de mes lectures je suis tombé deux fois cette année sur des livres qui m'ont paru prodigieusement éloignés du tronc commun : il s'agit du Chateau de Cène de Bernard Noël et de Fjord de Osvaldo Lamborghini... Il se trouve que ces deux livres assument un thème pornographique explicite ; pour autant je crois que ce qui m'a régalé le plus n'est pas l'obscènité mais leur langue magnifique et leur radicale originalité (à mes yeux) : fantastiques et hallucinés ils s'écartent des livres que je sais trouver. Dois-je attendre que l'instinct et le hasard me dirigent à nouveau vers une de ces perles, ou verrez-vous le fil accélérateur qui les unit pour me proposer une sorte de raccourci ? Que devrait-on faire dans un cas pareil si vous n'éxistiez pas ? Existe-t'il peut-être un GPS pour se diriger dans la littérature ? Le thème pornographique est-il un hasard ou y'a t-il une tradition ? ------ en rédigeant ce message je découvre que ces 2 livres sont parus en 1969 ... c'était donc vrai l'année érotique ? Merci
Réponse du Guichet
Dans les deux ouvrages que vous citez, le motif de la sexualité semble n’être qu’un prétexte : avec Le château de Cène, Bernard Noël cherche à se libérer de sa censure intérieure. Ce faisant, le texte se heurte à la censure tout court, valant à son auteur un procès pour outrage aux bonnes mœurs :
« Le scandale et le procès provoqués par sa publication sont aujourd’hui bien loin : ce brûlot longtemps interdit est devenu l’un des chefs-d’œuvre de la littérature érotique, publié dans huit éditions successives dont la prestigieuse collection “L’Imaginaire” de Gallimard. Mais depuis, constate Bernard Noël, la censure s’est “faite plus subtile en privant de sens – donc de plaisir – aussi bien les excès imaginaires que les valeurs raisonnables. ”
“Longtemps, j’ai porté ce livre comme un péché originel”, dit-il, gêné que des lecteurs associent son nom à ce seul titre et le réduisent ainsi à un objet de consommation. Pourquoi ce texte ? Pendant une dizaine d’années, l’auteur s’était verrouillé dans le silence, effaré par la violence du monde et particulièrement par la guerre d’Algérie et le colonialisme. C’est en traversant l’horreur et la bestialité, par l’écriture qui s’est mise à fuser en lui début 1969, qu’il a osé lever sa censure intérieure. Cette libération jubilatoire en a fait un écrivain à part entière. “Il s’est trouvé que la pornographie et l’érotisme étaient seuls propres à traduire un certain nombre de choses que je ne pouvais dire autrement”, explique-t-il, lui qui a voulu, sous le régime gaulliste, “parler de ce qui est bas parce que c’est ce qui est encore le moins compromis.”Le succès rencontré par un tel livre est donc équivoque pour son auteur : ne serait-il pas dû au parfum sulfureux du Château de Cène plutôt qu’à ses qualités littéraires et à son impact politique ?
Il faut en revenir au texte, admirer la splendeur de sa langue – sous-tendue essentiellement par Nerval – et sa force de frappe. La lune y est omniprésente “pour que tout baigne dans le féminin” ; le péché aussi, comme l’indique d’emblée le nom du village où se déroule le roman : Matopecado. Le récit débute, très classiquement, par l’arrivée dans une île, puis son narrateur va traverser différentes épreuves, des ébats les plus tendres à des scènes sexuelles contre nature, à l’issue desquelles il sera admis dans la “Cène”, groupe dont les membres travaillent à “rendre l’esprit tout entier érogène”, dans la jouissance partagée “d’être et de se voir être”.
Bernard Noël entraîne le lecteur dans son exploration des zones sombres de l’humain et le confronte à sa propre part de sauvagerie. “Je cherche un long, immense et raisonné dérèglement de la réalité, car celle en qui l’on croit n’est que la part mesquine qu’il faut faire éclater. La surface.”, dit l’un des personnages du roman, en écho à Rimbaud. La scène avec les molosses représente “tout ce qui viole aujourd’hui l’individu.” Répulsion et éblouissement alternent dans ce livre-expérience, qualifié de “diamant” par Michel Leiris. Chaque lecture en renouvelle l’éclat littéraire et poétique mais aussi la portée politique toujours vive, dans notre monde où “le mal est incroyable : il est toujours commis au nom du bien.”
Source : “Le Château de Cène” a 50 ans, atelier-bernardnoel.com
Fjord d’Osvaldo Lamborghini est une allégorie complexe et violente des politiques radicales de l’Argentine des années 60 : représentant la violence politique à travers le sadisme domestique, il fut interdit par la dictature.
Dans l’article Dictature, témoignage, histoire : paroles de victimes et de bourreaux dans les littératures argentine et chilienne (1983-2002), José García-Romeu lui voit à cet égard des similitudes avec El frasquito (1973) de Luis Gusmán et d’une certaine façon, El vuelo del tigre de Daniel Moyano, qui recourt « à un jeu de métaphorisation de la terreur assez similaire, encore qu’en termes moins crus et moins libidinaux. »
Peut-être trouverez-vous d’autres lectures intéressantes dans cette Anthologie érotique de la censure de Bernard Joubert.
Bonne journée.