Quelle est la sociologie des plantes d'agrément ?
Question d'origine :
Bonjour,
J'ai plein de plantes d'intérieur chez moi depuis des années. Je me fais la réflexion qu'il y a des gens qui en ont plein, d'autres qui n'ont pas, par exemple je n'en vois pas beaucoup aux balcons des grands quartiers HLM, mais on associe souvent les dames âgées et les géraniums. Affaire de goût sûrement, mais seulement ?
Y a-t-il des phénomènes sociologiques derrière le goût des plantes ? Par exemple, puisque les plantes nécessitent un soin régulier et ne se déplacent pas, on pourrait imaginer que les personnes qui possèdent des plantes seraient plus sédentaires, moins précaires, vivraient davantage seules ou du moins sans enfants, donc auraient plus d'énergie à mettre dans un "loisir d'intérieur".
Merci d'avance pour vos lumières !
Réponse du Guichet
Nous n'avons pas trouvé d'étude sociologique spécifique sur le goût des plantes d'intérieur par catégories sociales. En revanche beaucoup de sociologues, mais aussi d'anthropologues et de médecins, se sont penchés sur la pratique du jardinage intérieur et ses fonctions. Des études de marché existent par ailleurs, montrant l'évolution de la popularité des plantes en pot depuis quelques années.
Bonjour,
D'après le titre même de son article publié dans la revue Société et consultable sur Cairn en bibliothèque, Laurent Domec appelait en 2004 à "Une herméneutique de la plante d'intérieur", proclamant, comme vous le suggérez, que les plantes d'intérieur sont un objet d'étude sociologique tout à fait légitime. Selon cet auteur, c'est au XIXe siècle que les plantes ornementales, auparavant réservées aux loggias et terrasses, "ont investi [...] les différentes pièces d’habitation, les divers bâtiments ouverts au public, tout en se généralisant simultanément dans la plupart des cultures", générant un art de vivre nouveau et une nouvelle façon d'habiter l'espace intime : à un moment où l'architecture fait la part belle à des ouvertures accrues (fenêtres, balcons), la plante en pot se charge symboliquement d'un lien entre l'intime, la terre, le ciel, l'intimité et l'extérieur : " en projetant l’intime vers l’extérieur, les plantes vont gommer les différentes frontières entre l’habiter, le territoire, et le cosmos ".
Ce lien de l'intérieur à l'extérieur se double d'un rapport à la vie et à l'activité : l'attrait des personnes âgées pour les plantes d'intérieur s'explique en partie par le phénomène de la "déprise", moment où la personne, en s'affaiblissant, renonce à des activités pour en choisir d'autres, moins gourmandes en énergie. C'est ce que décrit l'article de Vincent Caradec "L'expérience sociale du vieillissement", Idées économiques et sociales, 2009, lisible sur Cairn :
La déprise peut être définie comme le processus de réaménagement de la vie qui se produit au cours de l’avancée en âge, au fur et à mesure que les personnes qui vieillissent sont confrontées aux difficultés croissantes que nous avons énoncées plus haut. Ce réaménagement de l’existence est marqué par l’abandon de certaines activités et de certaines relations, mais il ne s’y résume pas. En effet, les activités et les relations délaissées sont susceptibles d’être remplacées par d’autres qui exigent moins d’efforts. Ainsi, la déprise consiste, pour les personnes qui vieillissent, à poursuivre certaines de leurs activités antérieures sur une plus petite échelle : elles continuent à conduire, mais plus sur de longs trajets ; celle qui avait un jardin potager réduit peu à peu la surface cultivée, puis y renonce pour prendre soin de quelques plantes
Même si ces plantes d'intérieur peuvent faire figure de pis-aller comparativement au jardinage au grand air, le soin qu'elle réclament a une importance capitale pour les intéressés. Dans un intéressant article sur la vieillesse comme phénomène social, "Regards sur la vieillesse" (Le Journal des psychologues, 2008, sur Cairn) Marie Marchand cite l'expérience de deux psychologues américains montrant en 1976 que des sujets âgés dans une maison de retraite montraient " une plus grande vigilance, une meilleure participation et un tempérament général de bien-être ".
Nous vous conseillons également la consultation sur ResearchGate du premier chapitre de l'ouvrage collectif Gérontologie, innovation, qualité de vie paru en 2019 aux Editions Complicités. Intitulé "la Nature, une ressource pour la qualité de vie - Une application en gérontologie", montre avec des données chiffrées comment la présence de plantes diminuait la durée d'hospitalisation de patientes en gérontologie, mais également la prise d'analgésiques.
Au-delà des considérations d'âge, les plantes sont, avec d'autres objets décoratifs, des instruments de prise de possession de l'habitat, et ce à tout âge : dans "Faire le beau chez soi : la part du corps dans l'aménagement et la décoration des espaces quotidiens" (Espaces et sociétés, 2001, sur Cairn), Sofian Beldjerd montre comment leur présence est pensée avant même la prise de possession des lieux pour correspondre à une "norme esthétique" faisant d'un espace vide un futur espace habité.
Bien sûr, la maison n'est pas le seul espace où les plantes sont appréciées. La végétalisation des espaces de travail est en plein essor : en 2019 déjà, le Figaro remarquait dans un article que :
Depuis deux ans, c’est de la folie. Elles sont partout. Dans les bureaux, les hôtels de luxe, les restaurants… Déjà en 2016, la décoratrice Laura Gonzalez revisitait l’Alcazar à la manière d’un jardin d’hiver, invitant les clients à lâcher prise dans une oasis de plantes luxuriantes. La tendance se confirme aussi dans les grandes enseignes. «En 2019, nos ventes de plantes d’intérieur ont augmenté de 10%, explique Denis Mortal, acheteur végétal chez Botanic. Et les réseaux sociaux y sont pour beaucoup. La star incontestée d’Instagram est le monstera, avec plus d’un million et demi de publications.»
En cause, de nombreuses qualités, à la fois psychologiques et écologiques : rejetant de l'oxygène et absorbant le CO2, certaines essences telles que le palmier bambou ou la fougère de Boston ont également un effet humidificateur de l'air et sont donc " bons pour les muqueuses des voies respiratoires, le sommeil des enfants, ils diminuent la fatigue, le dessèchement de la peau et la poussière dans les appartements." On leur prête également une vertu dépolluante, bien qu'aucune étude sérieuse ne l'atteste actuellement. Mais elles diminuent également stress, les angoisses, le risque de maladies chroniques... et donc l'absentéisme dans l'entreprise :
«Quand la plante entre dans notre quotidien, cela nous fait du bien», ajoute Cyrille Schwartz, fondateur de la start-up Corporate Garden. C’est tout l’enjeu de la biophilie, concept introduit par Edward O. Wilson en 1984, qui imagine les conditions pour recréer ce lien perdu avec la nature en introduisant des plantes, du vivant, dans son intérieur.
Ce lien, Cyrille l’invite, quant à lui, dans les bureaux en installant des plantes vertes dans les grandes entreprises. «Le but n’est pas tant de décorer des open spaces mais de faire interagir les salariés avec ces espaces verts. De les entretenir, de cueillir un brin de basilic à l’heure du déjeuner à mettre dans leur salade, une feuille de verveine pour faire son infusion… Ou encore de fédérer des équipes autour d’un projet collectif. Plusieurs travaux universitaires ont démontré que l’introduction de plantes vertes aurait des effets bénéfiques sur la santé des salariés. Elles réduiraient l’absentéisme, les maux de tête, le picotement des yeux et, selon l’assureur Malakoff Médéric, elle augmenterait la productivité et la créativité.» Rien d’étonnant donc au résultat du baromètre de la Fondation Essec réalisé en 2018: sur 500 jeunes prêts à rejoindre le monde du travail, 83 % d’entre eux souhaitent un contact avec la nature au bureau.
Anne Monjaret va dans le même sens dans son article " Le Bureau n'est pas qu'un espace de travail " (Espace & Organisation, 2002, lisible sur OpenEdition) :
Les plantes vertes, et le végétal en général, introduisent d’autres types de rapports sur les lieux de travail ; éléments de décoration, ils sont sources d’échange, de discussion entre collègues. C’est ainsi qu’ils occupent une place non négligeable dans les bureaux (Pélegrin-Genel, 1994). Pots ou bacs de plantes vertes (naturelles ou artificielles), affiches représentant des bouquets de fleurs, la campagne ou papiers peints paysages sont autant de formes végétales réelles ou imagées qui composent le décor. À l’hôpital où dans certains services les fleurs en pot ou coupées sont interdites, les posters ou dessins viennent pallier l’absence florale. Les bacs de plantes en créant des barrières naturelles peuvent servir à une recomposition spatiale. Les bouquets de fleurs sur le coin d’un comptoir sont les marques d’un accueil qui se veut chaleureux.
[...]
Les plantes vertes révèlent, elles, une culture de jardinage. L’arrosage, l’échange de boutures ou le prêt d’un pot à un collègue qui « a la main verte » durant les vacances, les cadeaux entretiennent ou créent des réseaux de sociabilité. On voit ici comment s’élaborent des relations d’entraide et d’échange au sein des locaux de travail en dehors du contexte directement professionnel. Ces éléments sur le végétal dans l’entreprise dévoilent la richesse d’un tel thème dans la compréhension métaphorique et empirique du lien social.
Tous ces objets utilitaires et/ou décoratifs qui renvoient à des pratiques particulières, professionnelles ou extra-professionnelles, sont révélateurs du fonctionnement de la vie en groupe ainsi que des relations que chaque salarié entretient avec son espace de travail, qu’elles soient normatives, neutres, personnalisées voire transgressives. Dans tous les cas, ils contribuent, par leur présence, à une forme de stabilité territoriale et morale qui, quand elle est remise en cause lors d’un déménagement, engendre d’une façon cyclique insécurité, tension, repli ou besoin festive des membres du personnel (Monjaret, 2001).
Ces éléments ont beau nous éclairer sur l'intérêt renouvelé des Français pour les plantes ornementales, nous n'avons pas trouvé d'étude quantitative systématique. Nous devrons donc nous contenter des éléments trouvés dans des études de marché. En particulier, celles du cabinet Kantar effectuées pour le représentant de la filière horticole Val'hor et l'Établissement national des produits de l'agriculture et de la mer, autrement appelé FranceAgriMer. Vous pourrez consulter en ligne les enquêtes les plus récentes, par exemple celles portant sur les données de 2019 et 2020. Vous saurez ainsi qu'en 2019, 55% des foyers français (soit 15,5 millions) ont acheté une plante d'intérieur, que la part des jeunes dans cet achat est en hausse, que ce sont majoritairement les personnes vivant en appartements qui achètent de telles plantes, que les femmes sont presque deux fois plus nombreuses à en acheter, etc. Le bilan de ces années, 2020 surtout, montre un marché en demi-teinte, voire en net repli en 2020 : en cause, le prix des plantes d'intérieur, mais également les contraintes liées à la pandémie de Covid-19. Ce dernier fait à mettre en perspective avec une étude du bureau Motivaction citée par un article de fleurcreatif.fr montrant que la sensibilité aux plantes, sinon leur achat, s'était accrue pendant les confinements :
Au total, 60 % des répondants indiquent que les fleurs rendent le domicile et l’environnement de télétravail plus agréable, surtout parce qu’ils passent plus de temps à la maison. Pour les plantes, ce chiffre est de 50 %. Les jeunes de la génération Y (nés entre 1985 et 2000) affirment même à 57 % que les plantes d’intérieur rendent leur domicile plus agréable. Si nous observons le groupe de consommateurs ciblé par l’Office Hollandais des Fleurs (l’« Aesthetic Explorer »), 75 % sont de cet avis pour les fleurs et 76 % pour les plantes d’intérieur. Ces chiffres sont en moyenne 10 % plus élevés que ceux indiqués avant la crise du coronavirus. Fait remarquable : le public français et britannique se rend plus souvent compte que les fleurs améliorent l’ambiance dans la maison (respectivement 65 % et 63 %), et les Français affirment notamment mieux soigner leurs plantes d’intérieur et d’extérieur pendant le confinement.
Bonne journée.