Dans les régimes totalitaires, la part de collaborateurs et d'attentistes est-elle constante ?
Question d'origine :
Bonjour,
Quel est la part, selon les historiens ou sociologues, des résistants, collaborateurs ou "résignés ?" (c.a.d le reste) dans une population qui subit un régime totalitaire ?
Y-a-t-il des statistiques générales ? Ou particulièrement pour la France sous l'occupation nazie ?
Merci.
Réponse du Guichet

Selon les sources, on estime qu'il pouvait y avoir entre 300 000 et 400 000 résistants, soutenus activement par une partie de la population française.
Un fichier réalisé en 1945 par le service du contre-espionnage de l'armée recense 96 492 personnes soupçonnées d'avoir collaboré avec l'Allemagne. Si on additionne les condamnations prononcées par les cours de justice et les chambres civiques, on peut dénombrer un peu plus de 145 000 personnes reconnues comme collabos.
Entre ces deux courants, l'opinion publique passe de la stupeur (été 1940) à l'attentisme, avant que survienne la rupture en 1942.
Bonjour,
Combien y avait-il de résistants en France sous l'occupation ?
L'article de John Sweets, Les historiens anglo-américains et la résistance française, publié dans l'ouvrage dirigé par Laurent Douzou Faire l'histoire de la Résistance, fournit une estimation :
Gordon Wright, qui fait autorité parmi les historiens américains de l'histoire de France du XXe siècle, [...] écrivait [...] que la Résistance française avait approximativement inclus deux pour cent de la population française totale, et [...] c'est en se fondant sur cet article que Robert Paxton a façonné le chiffrage qu'il a utilisé pour soutenir qu'il y avait eu, en réalité, plus de collaborateurs que de résistants en France. [...]
Plus importante probablement, mais moins remarquée à l'époque, cette notation de Wright : " Combien de résistants authentiques il y eut en France, cela demeure une question de conjecture et de définition. " Wright fondait sa propre estimation principalement sur le nombre de cartes de combattants volontaires de la résistance délivrées par le ministère des anciens combattants (170 000 cartes à cette époque) auquel il ajoutait les déportés et internés et " les martyrs - ceux qui n'ont pas survécu pour postuler au statut de héros ", pour parvenir à environ 400 000 résistants, ou deux pour cent de la population.
https://catalogue.bm-lyon.fr/ark:/75584/pf0001892485.locale=fr https://catalogue.bm-lyon.fr/ark:/75584/pf0001892485.locale=fr
Toujours dans cet article, John Sweets cite une autre référence que nous n'avons pas pu consulter, mais qui est conservée au CHRD :
Serge Barcellini, "La Résistance française à travers le prisme de la carte CVR", in Laurent Douzou et alii, La Résistance et les français : Villes, centres et logiques de décisions, Paris, IHTP, 1995, p. 151-81.
Cette estimation est susceptible de changer selon les sources, et selon ce qu'on définit comme " résistant". Un article de Géo avance par exemple le chiffre de 300 000 résistants, tout en notant qu'une part importante de la population générale, loin d'être "résignée", leur apportait activement son soutien :
Il faut distinguer des nuances dans l’engagement. Une toute petite minorité de Français, qu’on évalue aujourd’hui à 300 000 personnes, étaient réellement engagés dans des organisations de résistance. Ces gens couraient des risques considérables, au prix de sacrifices immenses. Mais une part plus importante de la population apportait ponctuellement son soutien à la Résistance, sans s’y engager de manière aussi complète.”
La Résistance trouve ainsi différentes formes de complicité dans la population locale. Des paysans ou des cheminots font office de passeurs aux abords de la ligne de démarcation, ou organisent des chaînes de sauvetage pour ceux qui doivent quitter la France : prisonniers de guerre évadés, aviateurs alliés abattus au-dessus du territoire, Juifs en cavale ou résistants grillés… Les maquis, qui apparaissent en 1943 dans les massifs méridionaux, trouvent eux aussi des soutiens locaux pour obtenir des informations, du ravitaillement ou de l’équipement.
“Quand un maquisard est abattu, raconte Fabrice Grenard, on organise ses funérailles, contrairement aux ordres de Vichy, et tout le village y assiste. À l’inverse, s’il s’agit d’un milicien, personne ne se déplace. Plus le temps passe, et plus la population française soutient la Résistance.”
Combien y avait-il de collabos ?
L'historien Dominique Lormier est l'auteur d'un livre dont la réponse est dans le titre : Les 100.000 collabos. Plus précisément, il fait référence au fichier réalisé en 1945 par le Service du contre-espionnage de l'armée, le 5è bureau, sous la houlette du colonel Paul Paillole (1905-2002), chef du renseignement français durant la Seconde Guerre mondiale. Ce fichier recense 96 492 personnes soupçonnées de collaboration, dont 82 148 hommes et 14 344 femmes.
Vous trouverez des précisions à ce propos dans les articles suivants :
Que nous apprend le fichier "interdit" des 96.492 collabos ?, rcf
Histoire : la collaboration, une amnésie française , L'express
Dans l'ouvrage Ces Français qui ont collaboré avec le IIIe Reich, Jean-Paul Lefebvre-Filleau dresse le bilan de l'épuration judiciaire à la sortie de la guerre :
Ainsi, la Haute Cour traita 108 affaires dont le détail est le suivant : 18 condamnations à mort dont 9 par contumace ; 25 à des peines de travaux forcés ou de prison (dont 3 par contumace) ; 14 à la dégradation nationale (dont plusieurs ont été aussitôt relevées pour "faits de résistance") ; un renvoi pour incompétence ; 41 non-lieux prononcés par la commission d'instruction ; 8 actions publiques éteintes par décès de l'inculpé ; un seul acquittement (Marcel Peyrouton).
Quant aux cours de justice, elles furent saisies de 140 000 dossiers : 41 000 non-lieux ont été prononcés en cours d'instruction et 41 000 affaires renvoyées devant les Chambres civiques.
Les cours de justice jugèrent 57 000 cas. Elles prononcèrent : 6 753 condamnations à mort dont 4 397 par contumace et 779 exécutés ; 2 777 peines de travaux forcés à perpétuité ; 10 434 peines de travaux à temps ; 26 529 peines de prison à temps ; 3 678 condamnations à la dégradation nationale uniquement (les autres condamnations en étaient évidemment assorties) ; 6 724 acquittements.
115 000 justiciables furent renvoyés devant les Chambres civiques (dont 41 000 par les cours de justice). Elles produisirent 95 000 condamnations à l'indignité nationale.
Ce bilan est loin d'être neutre, d'autant qu'il faut ajouter les dizaines de milliers de fonctionnaires, de militaires, d'agents municipaux et de salariés d'entreprises de l'Etat, victimes de sanctions professionnelles ouvertes (limogeages) ou déguisées (retraites anticipées, blocage de l'avancement, etc.). Cependant, aujourd'hui encore, d'aucuns estiment que trop de Français échappèrent à l'épuration ou ne furent pas suffisamment punis pour leur collaborationnisme avec les nazis.
Concernant le reste de la population (c'est à dire, la grande majorité), l'ouvrage de Pierre Laborie L'opinion française sous Vichy : les Français et la crise d'identité nationale 1936-1944 devrait particulièrement vous intéresser. L'auteur y décrit notamment la confusion qui règne au début de l'été 1940, et l'état d'esprit des français à cette période :
Penser Pétain
Moralement incapables de faire face à ce que le général de Gaulle nommera " l'immense concours de la peur, de l'intérêt, du désespoir ", les Français subissent. La pression idéologique excessivement forte s'ajoute aux contraintes d'un environnement psychologique rythmé par les aphorismes du général Pétain, pour alourdir un peu plus encore la sensation d'écrasement. Elles imposent silence, et le zèle tapageur des séides veille à ce que tout propos non conforme soit rejeté comme blasphématoire. La parole religieusement écoutée du " plus illustre des Français " et la nécessité ressentie de rassembler autour de lui les morceaux éclatés de la nation tiennent lieu de boussole. Elles commandent la perception des faits. Penser Pétain reste la seule et unique façon de continuer à penser français. Personne ne pouvant oser soutenir " être plus français que lui ", qui n'approuve pas s'exclut de lui-même de la communauté nationale. Aux égoïsmes partisans, aux divisions et aux tendances centrifuges d'avant-guerre, s'oppose désormais la netteté d'une frontière clairement tracée entre les bons et les mauvais citoyens, entre la partie saine de la population et le rebut. Mise ainsi en condition, peu et mal informée, l'opinion, si tant est que l'on puisse appeler encore ainsi une expression collective plus inconsistante que jamais, n'a pas, au début de l'été 1940, les moyens de juger la situation, encore moins d'en mesurer les enjeux.
Dans ce contexte, il est facile de comprendre que des initiatives comme celle d'Edmond Michelet à Brive dès le 17 juin, ou, le lendemain, l'appel du général de Gaulle à la radio de Londres, n'aient recueilli, dans l'immédiat, que des échos insignifiants. Dire avec Péguy que " celui qui ne se rend pas a raison contre celui qui se rend ", ou replacer les événements présents dans l'évocation d'une stratégie planétaire du conflit, appartient à un univers de références et à des mots qui, pour l'instant, ne peuvent être entendus, dans le sens, bien sûr, où ils n'entrent pas dans l'entendement général. Le fait que très peu de témoins se souviennent d'avoir lu l'appel du 18 juin 1940 traduit non seulement l'accablement des Français, mais signifie surtout qu'à certains moments, pour le plus grand nombre, ce qui se passe dans les têtes bouche les oreilles et obstrue le regard.
Au cours de la première année, jusqu'à l'été 1941, l'attachement au chef de l'Etat, la vénération et le respect dont il est l'objet, s'oppose à un sentiment plus prudent qu'enthousiaste qu'inspire son projet politique. La majorité de l'opinion reste favorable à la cause britannique, et souhaite ouvertement la victoire de l'Angleterre face à l'Allemagne. Les britanniques sont toujours perçus comme des alliés dont on espère qu'ils vont " nous sortir de là ". A partir de 1941, l'opinion s'éloigne de plus en plus du gouvernement, mais pas forcément au bénéfice de la Résistance :
L'attentisme de 1941 est un attentisme de refuge, de repli, de distance. Il n'est pas encore un attentisme de soutien complice aux actions de la Résistance.
C'est l'année 1942 qui marque la rupture :
Souhaiter la défaite de l'Allemagne, lire la presse clandestine et écouter fidèlement la radio anglaise peuvent, à l'automne 1942, être parfaitement conciliables avec un attentisme antiallemand et une fidélité de toujours à une " politique purement française ". La représentation collective du maréchal Pétain, dont la composante patriotique est à peu près intacte, en demeure le symbole, par opposition à l'image suspecte de Pierre Laval. L'échec confirmé du régime de Vichy dans l'opinion marque toutefois une rupture, une sorte de point de non-retour, l'entrée dans un processus irréversible de dégradation. Les réactions aux rafles des Juifs pendant l'été 1942 et l'écho exceptionnel donné, bien au-delà de la région toulousaine, aux prises de position courageuses de Mgr Saliège et de Mgr Théas, évêque de Montauban, en sont certainement un des signes les plus incontestables.
Quelques autres documents qui pourront vous intéresser :
- Signes de la collaboration et de la Résistance, texte de Michel Wlassikoff et Philippe Delangle
- Des ouvriers dans l'Allemagne du XXe siècle : le quotidien des dictatures, Alf Lüdtke
- Lire, s'évader, résister : essai sur la culture de masse sous le IIIe Reich / Vincent Platini
- Le goût des tyrans : une ethnographie politique du quotidien en Biélorussie / Ronan Hervouet
Bonne journée.