L'argent, monnaie d'échange universelle, peut-il être remplacé par une autre "monnaie" ?
Question d'origine :
L'argent est la monnaie d'échange universelle. Mais je me demandais si une autre monnaie pouvait remplacer cette monnaie universelle.
Par exemple, dans le film "Time Out", la monnaie universelle est le temps.
Je prends toutes réponses, que ce soient des monnaies concrètes et existantes ou des monnaies complètement inventés.
Réponse du Guichet
Nous vous proposons ci-dessous quelques exemples d'instruments monétaires réels ou imaginaires : coquillages, sel, bétail, systèmes d'échanges locaux (SEL), crédit social...
Bonjour,
Vous cherchez des exemples de moyens d'échange autres que l'argent, que ce soit dans la réalité ou dans des univers de fiction. Nous vous en proposons quelques-uns ci-dessous.
Les coquillages :
Les coquillages constituent ce qu'il est convenu d'appeler une monnaie "primitive" ou "traditionnelle". Historiquement, cette unité d'échange ainsi que d'autres (métaux précieux, dents de chien ou de marsouin, ceintures de plumes, pierres polies, pièces de tissus, perles de verre, lingots métalliques ou métal forgé, blocs de pierre ou de sel...) se substituent au troc avant qu'apparaissent les pièces de monnaie.
Un jour, sur une plage, des hommes ont ramassé des coquillages. Sans doute les ont-ils trouvés beaux. Ils se sont mis à les échanger contre des marchandises. Avec l'évolution des sociétés néolithiques, passant du troc aux transactions monétaires, ils ont choisi des coquillages et en ont fait une monnaie. Pourquoi ? Probablement parce qu'il s'agissait d'un matériau aisément transportable, suffisamment rare pour avoir de la valeur dès lors qu'il était utilisé loin des rivages, plus facile à conserver et à échanger que d'autres objets naturels ou fabriqués.
La monnaie telle que nous la connaissons, faite de pièces de métal, a vraisemblablement été inventée au viie siècle avant notre ère par des Grecs d'Asie mineure. Mais les échanges de valeurs ont commencé des siècles auparavant, sous forme de monnaies dites aujourd'hui primitives. Par exemple, le sel a longtemps constitué un étalon de valeur et un moyen de paiement de l'Europe à la Chine, en passant par l'Afrique. Les coquillages constituaient un autre moyen de paiement répandu. Cependant, ainsi que l'ont révélé des anthropologues tels Marcel Mauss, Maurice Godelier et, plus récemment, Francis Dupuy, les monnaies coquillages, plus que d'autres monnaies primitives, ont une spécificité : leur acquisition et leur usage sont codifiés par l'organisation de la société ; elles sont souvent utilisées pour des rituels et pour renforcer les relations sociales, à l'occasion d'un mariage par exemple, pour dédommager une victime ou élever le rang social de ceux qui les possèdent. Ainsi, leur fonction symbolique l'emporte souvent sur leur valeur monétaire, qui tient à leur rareté et à la difficulté de tailler le coquillage pour obtenir l'objet recherché.
Source : Les monnaies coquillages, l'or des mers, Pour la science
D'autres sources sur le sujet :
Monetaria moneta, Wikipedia
Des coquillages de valeur, Francis Dupuy
Payer avec des coquillages..., ENS de Lyon
Plusieurs exemples de monnaies primitives ou paléomonnaies (terme inventé par l'économiste Jean-Michel Servet) sont mentionnés dans ces pages Wikipedia : monnaie et monnaie de commodité.
Le sel :
Au Ier siècle, une partie de la solde des soldats de l’Empire romain était une ration de sel appelée salarium. Etymologiquement, c'est de ce terme que vient le mot "salaire".
Voici ce qu'indique l'encyclopédie Universalis au sujet de la monnaie de sel :
Le salarium impliquait remise d'un produit adapté à l'échange, c'était un paiement effectué à l'aide d'une marchandise grâce à laquelle les soldats acquéraient d'autres marchandises. Le sel du salaire avait donc les caractères d'une monnaie, commode et divisible en unités plus petites. Il assumait les formes et les fonctions de la monnaie. Ce n'était pas du troc, car avec le sel la conversion était générale ; il fournissait un équivalent mesurant la valeur de toutes les marchandises.
En Afrique aussi, le sel a servi de mesure des échanges. Avec lui on obtenait sorgho, haricots, beurre et bananes. Pour les échanges, on le préparait en pains protégés par une enveloppe de feuilles, de bois ou de cuir. Plus on s'éloignait des salines, plus augmentait son prix. La valeur attachée au sel était grande. En Éthiopie, la barre de sel servait aussi à acquitter taxes et tributs. Avec l'usage, elle s'usait et perdait de sa valeur. Dépréciée, elle finissait comme sel alimentaire. On évitait l'inflation en retirant de la circulation ces fragiles lingots sujets à corrosion. Plus on s'éloignait, plus favorable au sel était le taux de change. On brisait alors la barre en morceaux « pour faire de la monnaie ». Cette hausse de la valeur était due au surcoût du travail entraîné par le transport, les risques, les multiples prélèvements dont le sel était l'objet.
Dans la forêt, le sel obtenu de cendres végétales était un composant nécessaire du régime alimentaire. L'accès aux sources du sel et l'aptitude à le monopoliser engendraient richesse et pouvoir. L'or n'était pas une nécessité vitale, il n'avait pas de valeur intrinsèque pour les peuples africains qui l'utilisaient surtout pour la parure et la bijouterie. Les Vakaranga des plateaux rhodésiens attribuaient à l'épuisement de leurs fournitures de sel leur migration du xve siècle vers la vallée du Zambèze, qui les éloignait de 200 miles de leurs mines d'or. Dans les échanges, le sel était plus précieux que l'or. Selon certains auteurs arabes, les deux minéraux étaient échangés poids pour poids, ce qu'il faut entendre non pas à poids égal mais après pesée de l'un et de l'autre. Dans le Sahel, le sel du désert était échangé contre les céréales et les tissus de coton ; plus au sud, contre l'or qui ensuite alimentait le commerce transsaharien vers la Méditerranée. Le sel permettait d'acquérir aussi les esclaves noirs, c'est-à-dire du travail que les maîtres du sel utilisaient à la mise en valeur agricole de leurs oasis et à l'extraction du sel. Dans toute l'Afrique, les décisions du pouvoir étaient souvent soumises à cette préoccupation majeure : comment s'emparer du sel ?
En Chine, l'impôt du sel aurait été introduit dès les débuts du IIe millénaire. En 685 avant J.-C., le gouvernement aurait contrôlé la production et fixé un minimum de consommation pour chacun. L'historiographie lie aussi la distribution du sel et la création de papier-monnaie qui relève d'un attribut royal et d'un monopole d'État. À des marchands, ses créanciers, l'État remettait des billets qu'ils pouvaient échanger contre de la monnaie métallique, du thé ou du sel. Le système fonctionnait parce que l'État disposait là aussi du monopole du sel grâce à quoi il acquérait toutes sortes de marchandises, mais il engendrait aussi un marché libre du sel au bénéfice des marchands. L'accroissement des dépenses militaires et l'acheminement de vivres et de munitions sur les frontières du Nord menacées par les nomades multiplièrent les délivrances de billets. En 1048 on trouva commode d'unifier le système par l'indication d'une valeur unique sur le billet. Celui-ci ouvrit droit à l'achat de 200 livres de sel. Le poids de 200 livres figurant sur le billet constitua l'unité pondérale du commerce de gros. Le sel gageait la valeur de ces billets dont il aurait été imprudent d'émettre de grandes quantités. Il fallait à tout moment connaître l'état des stocks pour éviter la dépréciation des billets et la flambée des prix des produits livrés aux armées. Il revint à un entrepôt central d'imprimer les billets et de construire les magasins. Le système engendrait ses propres abus en fortifiant le pouvoir de la bureaucratie. Maintenir l'équilibre du marché et la valeur des billets imposait quelquefois de décréter l'achat forcé du sel par les familles. On instituait alors le sel d'impôt, proportionnel non aux besoins du consommateur mais aux capacités d'achat du contribuable. Les billets servaient aux transactions et ouvraient même un crédit à leurs titulaires dans les livres de l'entrepôt central. L'État, dès 1073, réglait le traitement des fonctionnaires, le prix d'achat des terrains, les dépenses de la cour impériale et les frais d'assistance aux plus miséreux avec des billets du sel.
Le bétail :
Dans l'Empire romain (encore), le betail (pecus) a donné son nom à la monnaie (pecunia) : l'encyclopédie Universalis nous explique que ce terme de pecunia, " comme le sanscrit rupa (roupie) et le germain feo, vieh (cf. anglais fee, salaire), rappelait l'époque où toute propriété était évaluée en têtes de bétail (capita, têtes, a donné « capital ») ; ainsi l'hébreu keseph désigne-t-il à la fois le mouton et l'argent, gemel à la fois le chameau et le salaire. Quant aux langues modernes, elles font référence à des métaux (l'allemand Geld, argent), mais aussi à toute espèce en circulation (l'anglais currency) ou encore à l'ancienne unité romaine, le denier (denarius, dix as), qui a donné denaro en italien, dinero en espagnol, dinar (bulgare, serbe, arabe) sur tout le pourtour de l'Empire latin."
Toujours dans le même article, on trouve d'autres précision sur les instruments monétaires avant la monnaie :
On a cru longtemps – après Aristote, Nicolas Oresme (Traité des monnaies, 1370), Guillaume Budé – que la monnaie, sous forme métallique, avait peu à peu remplacé le simple troc, et cela à une date assez récente (viiie-viie s. av. J.-C.). L'ethnologie et l'archéologie ont prouvé que les choses s'étaient passées de façon quelque peu différente : le troc proprement dit est une vue de l'esprit, car le transfert de propriété dans les sociétés dites primitives, loin d'être un acte simple, est au contraire entouré de formalités complexes, liées à la magie. Ainsi l'idée de bœuf-monnaie (monnaie de sang) a-t-elle succédé à l'idée de bœuf de sacrifice, cette dernière étant elle-même liée à la valeur intrinsèque de l'animal dans une civilisation pastorale : c'est encore en bœufs que s'évalue la dot des filles dans certaines régions d'Afrique orientale.
Quant à la monnaie métallique, ses formes sont aussi anciennes que l'histoire : le Code d'Hammourabi (vers 1760 av. J.-C.) évalue des gages en poids d'argent ; cependant, un sicle d'argent (16,82 g) valait idéalement le prix d'un porc, deux porcs valaient un mouton, et banquiers et marchands prêtaient indifféremment en argent ou en orge ; on doit donc admettre que la « monnaie » n'existait pas comme telle dans l'économie mésopotamienne, bien que celle-ci utilisât des lingots d'or, d'argent et de bronze. On a trouvé à Mohenjo Daro, dans la vallée de l'Indus, des barres de cuivre oblongues, revêtues d'empreintes que l'on peut dater du début du IIIe millénaire avant J.-C. Des lingots de fer ont servi aux Hittites au IIe millénaire et aux Doriens au xiie siècle, des saumons de plomb au roi assyrien Sennachérib vers 700 avant J.-C.
En même temps que cette « monnaie » de blocs bruts, à peine marquée d'un signe, existait une « monnaie » faite d'objets manufacturés : disques, anneaux, haches, fers de lance, marmites et chaudrons. Ainsi a-t-on découvert à Argos des broches réunies en faisceaux, en Égypte des anneaux épais, en Chine des rasoirs (dont l'anneau a donné naissance à la sapèque), des couteaux, des houes ; dans L'Iliade, Achille offre en prix, aux funérailles de Patrocle, des haches à double tranchant. Mais le symbolisme n'était pas pour autant ignoré ; plaques de bronze imitant des peaux de bêtes à Mycènes, ou fondues en forme de vêtements en Chine.
Quoi qu'il en soit, pendant des siècles, l'Égypte ancienne, les Juifs, l'Assyrie, malgré l'abondance et la variété de leur activité économique et commerciale, se passèrent de monnaie au sens strict du terme.
Dans les alternatives contemporaines, mentionnons les SEL (systèmes d’échanges locaux), des réseaux d’échanges sans argent qui se veulent une alternative au capitalisme :
Cela fait seulement quatre ans qu’ils existent en France, mais les Systèmes d’échanges locaux ont déjà attiré l’attention d’un grand nombre d’observateurs. Des économistes voient, avec un brin de méfiance ou de condescendance, se multiplier des réseaux d’échanges sans argent. Des sociologues sont intrigués par ces microcosmes où des individus, dans la continuité des écrits de Mauss, échangent pour construire du lien social. Des militants politiques portent leurs espoirs sur les SEL, preuve qu’une alternative au capitalisme est possible, que les utopies peuvent, finalement, devenir des réalités. Les médias, quant à eux, aiment rendre compte du caractère insolite de ces associations. Sans évoquer les travailleurs sociaux, pour qui les SEL constituent un moyen efficace de lutter contre l’exclusion, ou les inspecteurs des impôts qui s’inquiètent du développement de cette nouvelle forme de « travail au noir ».
De quoi s’agit-il exactement ? Un SEL est une association dans laquelle les adhérents effectuent des échanges de biens (aussi bien légumes que poste de télévision), de services (de la garde d’enfants à une coupe de cheveux), et de savoirs (des cours d’informatique à l’initiation à l’apiculture). L’échange est multilatéral : si Pierre donne un cours de guitare à Anne, celle-ci devra, en échange, offrir un bien (ou un service, ou un savoir) à n’importe quel membre du SEL, mais pas forcément à Pierre. Le SEL fonctionne donc en réseau avec une monnaie fictive : la branche, le caillou, la minute, etc. A la fin du cours de guitare, Pierre et Anne fixent un « prix » pour ce service. Si la monnaie est le caillou, Pierre sera alors créditeur dans l’association de, par exemple, 20 cailloux et Anne débitrice de 20 cailloux. Les objectifs des SEL sont multiples : prouver qu’un système d’échanges peut se développer sans que l’argent n’intervienne ; permettre à des personnes en difficulté d’acquérir des biens, des services, des savoirs ; faire entrer des individus isolés dans un réseau relationnel ; favoriser le développement local ; mettre en valeur les compétences de chacun… On compte aujourd’hui environ 1.500 LETS (Local Exchange Trading System) dans le monde, regroupant plus de 10.000 personnes, et 350 SEL dans toute la France.
Source : Le temps contre l’argent : un SEL, Julien Dokhan
Enfin, on peut difficilement parler de monnaies alternatives sans mentionner les cryptomonnaies...
Concernant les différentes formes de l'argent dans la fiction, et plus particulièrement dans la science-fiction, le billet Comment la science-fiction parle de la monnaie et de ses usages pourrait vous intéresser. Y sont évoqués le temps du film d'Andrew Niccol Time Out, différents exemples de marchandisations du corps (Dollhouse, Repo Men, Johnny Mnemonic), le crédit social ou notes de popularité (épisode de Black Mirror Nosedive / Chute libre, Dans la dèche au royaume enchanté), et une forme de monnaie conçue pour décourager la capitalisation (dans la nouvelle CoÊve 2051).
Bonne journée.