Comment est perçu le port de la barbe dans les différentes cultures ?
Question d'origine :
Bonjour,
J'aimerai savoir de quelle manière est perçue le port de la barbe (pas uniquement la moustache) dans les différentes cultures et ce à l'heure actuelle, sans retourner dans le passé.
Bien entendu on sait que dans les pays musulmans celui-ci est très important.
Je m'intéresse donc aux autres cultures.
Par exemple dans notre région, dans les années suivants 1968, le port de la barbe était mal perçu mais ça c'était il y a plus de cinquante ans.
Merci
Réponse du Guichet
Voici un petit tour d'horizon - non exhaustif - de la perception de la pilosité faciale dans le monde à notre époque.
Bonjour,
Dans Le guide pratique de la barbe [Livre] : choisir, tailler, entretenir , Jean Artignan explique que la barbe, à partir des années 2000, a conquis la France : les hommes la laissent pousser (parfois sous l'impulsion de leur compagne) pour des raisons esthétiques, pour sa douceur ou pour se vieillir. A partir des années 2010, c'est même toute une économie spécialisée qui se met en place, avec le retour d'un métier presque disparu, celui de barbier :
Ce retour en force de la barbe, dans les années 2010 (barbe de 3 jours, puis barbe pleine et plus récemment la moustache), a donné un coup d'accélérateur à ce métier et de nombreux barbershops ont ouvert dans l'hexagone. A tel point qu'aujourd'hui, le barbier expérimenté est devenu une ressource rare, qui pourrait bien se revendre à prix d'or dans quelques années.
En France, de nos jours, c'est-à-dire depuis à peu près trois ans, la barbe de trois jours est à la mode chez les hommes, y compris les plus raffinés, et acceptée partout alors que, auparavant, elle était synonyme de laisser-aller, de négligence, voire de saleté, et qu'elle n'aurait jamais été portée ni permise en entreprise, par exemple.Ainsi, d'une nouveauté pileuse toute neuve qui a fait couler beaucoup d'encre, la barbe de notre nouveau Premier Ministre, Edouard Philippe.[...]Certes, l'évolution pileuse de nos hommes politiques depuis l'avènement de la IIIe République est plaisante à observer : tous nos présidents de la République portaient barbe et moustache avant la guerre de 1914, puis, entre les deux guerres, ils ont abandonné la barbe pour ne plus porter que la moustache, et, depuis 1945, ils sont obstinément imberbes, de même que leurs Premiers ministres. [...] Nicolas Sarkozy n'a-t-il pas dit aux journalistes qui le harcelaient pour savoir s'il allait être de nouveau candidat à la présidentielle : "Vous le verrez bien à mon menton" ? S'il apparaissait rasé de près, cela signifiait qu'il entrait dans la course politique. Impossible donc de se présenter à l'élection présidentielle si on n'était pas rasé. Certes, Emmanuel Macron ne déroge pas à la règle et présente aux caméras un beau menton lisse, mais voilà que son Premier ministre est barbu ! C'est de fait une première. Qui n'apprend rien sur Edouard Philippe mais en dit long sur l'évolution de la société. [...] Le Premier ministre peut montrer qu'il est moderne - ce qui convient à la ligne politique du jeune président - et que, à cette haute fonction, il garde son identité, en tant qu'individu - ce qui sied bien aussi à la nouvelle idéologie de la compétence de la société civile versus l'ankylose de l’État.
5,24 milliards de dollars : c’est le montant des pertes enregistrées par le fabricant américain de produits ménagers et d’hygiène Procter & Gamble, propriétaire de la marque Gillette, lors de son quatrième trimestre 2018-2019 clos fin juin, rapporte le site Quartz. Le numéro un mondial des articles de rasage dit souffrir des fluctuations des taux de change, d’une concurrence accrue, notamment de marques plus prisées des milléniaux, mais aussi de la tendance à bouder les rasoirs. “Le fait de se raser de moins en moins souvent a rétréci le marché des rasoirs et lames”, avance John Moeller, directeur financier de P & G, cité par Quartz.
P & G, rappelle le site américain, a acquis Gillette en 2005 pour 57 milliards de dollars. “Mais les années 2010 ont été une décennie difficile pour les ventes de rasoirs aux États-Unis, avec le relâchement des normes sociales autour du rasage”, ajoute Quartz. “Aujourd’hui, les hommes ne sont plus jugés négativement quand ils ne se rasent plus, ce n’est pas perçu comme une marque de paresse ou d’impolitesse”, avait déclaré l’an dernier Massimiliano Menozzi, vice-président de Gillette pour l’Amérique du Nord, cité par CNN.
les barbes sont aujourd’hui adoptées par des conservateurs qui espèrent signaler un retour vers ce qu’ils considèrent comme un ordre culturel plus «naturel». Voyez le bouc du pasteur évangélique Rick Warren; l’association barbes hirsutes et homophobie bien ancrée du clan de la série Duck Dynasty; et le président de la Chambre des représentants des États-Unis, Paul Ryan, qui impute sa barbe à un pacte passé avec son club de chasse à l’arc.
Les hommes se laissent pousser la barbe, se la rasent ou philosophent sur la signification des barbes en tant que stratégie de domination sociale sur leurs rivaux masculins (et sur toutes les femmes) depuis des millénaires. Les poils faciaux des hommes sont un caractère stylistique ambigu –ils expriment à la fois un phénomène naturel et un choix personnel– et, parce que le fait de se raser est aujourd’hui devenu la norme par défaut chez les hommes blancs occidentaux qui se considèrent comme des porte-étendards, un homme qui affiche une barbe fait forcément passer un message. L’homme barbu représente «la dignité masculine dans une époque d’égalité sexuelle croissante, écrit Oldstone-Moore. On entend souvent dire qu’il s’agit d’une expression d’un moi authentique.»
C'est dans le monde arabe que le port de la barbe ou de la moustache aux postes de pouvoir a encore tout son sens de domination. Les formes varient selon les pays et symbolisent souvent quel type de régime est exercé. En 1923, Atatürk avait interdit le port de la barbe et du voile en fondant la première république musulmane laïque. On remarque que la barbe est souvent choisie par l'islam politique et la moustache pour des régimes plus laïcisés. Dans le monde occidental, la barbe est donc encore un symbole de domination masculine dans l'imaginaire collectif mais pas dans les faits. Aujourd'hui, porter la barbe ou la moustache est un choix esthétique ou de mode : la fameuse barbe de trois jours, la longue barbe hipster, la moustache du movember. Il suffit d'aller dans les rayons des magasins pour voir que les rasoirs disparaissent au profit des tondeuses ; de marcher dans les rues pour voir des barbes partout ; ou de voir les barbiers refleurir.
Toujours dans le monde islamique, le chercheur au CNRS Benoît Fliche a intitulé un chapitre de l'ouvrage Histoire du poil [Livre] / sous la direction de Marie-France Auzépy et Joël Cornette "éléments pour une trichologie turque. Il y explique d'abord qu'en Turquie, la moustache est associée à la virilité (et les cheveux longs à la féminité), mais aussi chargé de sens religieux et politiques, notamment dans les cercles de pouvoir : " signifier son attachement à des formes traditionnelles de représentations de l'autorité et de la virilité [alors que dans les années 80 les hommes politiques turcs étaient glabres en signe de modernité] revient à manifester un certain conservatisme. Généralement, cette moustache respecte les prescriptions de l'islam, c'est-à-dire qu'elle est sünnet : elle est courte et ne descend pas sur la région labiale, pour des raisons de pureté rituelle." Mais pas toujours, et la forme de la moustache peut être une proclamation :
Deux types de moustaches nous intéressent : la moustache à la Staline et la moustache gengiskhanide. Toutes deux entendent signifier l'appartenance politique de leurs porteurs. La moustache à la Gengis Khan est longue. Elle se divise au niveau du nez pour laisser deux brins retombant de deux côtés de la bouche, en forme de "crocs". Elle signifie une appartenance aux "loups gris" (bozkurt), les partisans du MHP (parti d'extrême-droite). [...] Trois explications, non exclusives, sur l'iconisme de ces moustaches, sont proposées systématiquement. La première compare les deux pointes descendantes au-dessous du niveau de la lèvre à des crocs : les crocs des loups gris. La deuxième rapporte cela aux trois lunes de leur drapeau. Les deux sourcils et la moustache prennent la même disposition : ce sont trois formes arquées, deux petites égales dominant une troisième plus grande. [...] La troisième fait appel à l'histoire. Gengis Khan et les Turcs pré-islamisés, lors de leurs grandes chevauchées conquérantes, arboraient de semblables ornements. La moustache gengiskhanide représente une revendication d'un certain panturquisme..
En revanche, la moustache à la Staline, épaisse, ne dépasse pas la commissure des lèvres, mais elle "attaque le bord de la lèvre supérieure", contrairement à celle des "loups gris", et ne respecte donc pas les prescriptions rituelles vues plus haut.
Cette moustache signe l'adhésion à des idéologies socialistes et communistes, puisqu'on la laisse pousser en hommage à celle de Staline. Elle est donc iconique. Cependant, ce signe a été rapidement connoté : une partie des alévis [une minorité religieuse] étant des sympathisants de gauche, par un jeu d'équivalences entre alévi et communiste, cette moustache est devenue signe d'appartenance à la communauté alévie. Elle a pris alors, pour les conservateurs et nationalistes de droite, le qualificatif d'"alévi". A cette connotation politico-religieuse est venue s'ajouter une interprétation ethnique. Les kurdes de l'Est, surtout les partisans du PKK (Parti des travailleurs kurdes), comptant parmi eu des alévis, avec le même jeu d'équivalence, elle a pris le nom de moustache "à la kurde".
Elle est donc également perçue comme un signe de séparatisme. Ces connotations n'ont rien d'anecdotique : "porter une moustache de "loup gris" peut avoir une grande importance et ouvrir des portes. Certains administrés vont jusqu'à se faire pousser des moustaches "loups gris" ou sünnet, lorsqu'ils doivent accomplir des démarches administratives importantes dans une administration qu'ils savent tenue par des partisans du MHP ou de l'AKP."
Moins communes en Turquie, les barbes sont également chargées de sens, puisqu'elle témoignent d'une appartenance à certaines confréries religieuses sunnites ou d'un voyage à la Mecque (la "barbe du Prophète", bien entretenue et portée avec la moustache sünnet), ou alors d'une foi alévie (touffue et peu entretenue) ou d'une référence à Marx, chez certains intellectuels de gauche (mais ces barbes tendent à disparaître). Une barbe très courte et soignée à moustache sünnet a fait récemment son apparition : elle témoigne d'un radicalisme islamique se voulant moderne, éloigné de l'islam populaire des campagnes, et est portée par "des jeunes radicaux [qui] entendent participer pleinement aux dynamiques capitalistes". C'est l'islam de l'AKP, parti au pouvoir depuis 2003. Quant au bouc, il est très mal connoté : considéré comme un signe communiste, alévi, juif, chrétien ou carrément sataniste, c'est "la barbe de l'autre"...
Nous n'insisterons pas plus sur la barbe islamique puisque ce n'est pas le sujet de votre question, et nous bornerons à vous renvoyer à l'article de Slate "De l'importance de savoir décrypter les barbes dans le monde arabe" par Cécile Chalancon, qui explicite la différence entre la barbe des frères musulmans, celle des salafistes, mais également celle des prêtres et moines coptes (chrétiens égyptiens).
Au Japon, les barbus sont extrêmement rares : selon des articles de Trucs de mec et Nipponrama, le poil au menton est proscrit dans la plupart des entreprises, on n'en trouvera que sur des artistes, des travailleurs du monde de la nuit... il y a des raisons historiques à cela : dans le Japon ancien, les seigneurs se devaient de porter la barbe, "symbole de puissance".
Tout change lorsque le Japon connaît une longue période de paix intérieure grâce au Shogunat Tokugawa. La guerre n’ayant plus lieu d’être, les seigneurs symbolisent leur pacifisme en se rasant de près jusqu’à ce que le gouvernement finisse par interdire entièrement le port de la barbe. Seuls les rebelles, les peuples « barbares » comme les Aïnous et les étrangers portent encore du poil au menton.
(Source : Trucs de mec)
L'Asie n'a d'ailleurs pas l'air de beaucoup goûter la barbe, puisque la Chine en a carrément interdit le port en 201 dans la région autonome ouïgoure du Xinjiag, officiellement pour "combattre le radicalisme musulman"...
La pilosité semble agir comme un marqueur ostensible de statut d'un individu au sein de la communauté en fonction de sa catégorie de naissance et de celle qu'il acquiert au cours de sa vie. Ainsi, après leur mariage, c'est-à-dire dès qu'ils ont officiellement des relations sexuelles, les hommes se coupent généralement les cheveux très courts et se rasent le visage de près alors que les femmes conservent leurs cheveux longs qu'elles nouent habituellement en tresse. [...] Quand les hommes atteignent l'âge mûr, ils se laissent pousser la moustache de telle façon qu'elle soit le plus fournie possible. Leurs épouses nouent, en revanche, un foulard sur leurs cheveux. La procréation n'étant plus vraisemblable à ces âges avancés, le couple n'est plus censé avoir de relations sexuelles et les conjoints dorment généralement séparés. [...]
L'activité sexuelle est dans ce cas liée à un visage lisse, et "Par conséquent, lors d'un deuil ou d'une promesse à Dieu, les hommes ne donnent plus de sperme à leur épouse et se laissent pousser cheveux et barbe alors que les femmes se coupent la chevelure. " Par ailleurs "la moustache est l'emblème du Gitan accompli, celui dont le statut de donateur et la générosité ne sont plus à mettre en doute".
Bonne journée.