Le nombre de chômeurs a-t-il vraiment diminué de 2,829 millions sur l'année 1980 ?
Question d'origine :
Bonjour,
Est-il vrai comme l'affirme Valéry Giscard d'Estaing dans son débat télévisé au 2e tour de la présidentielle contre François Mitterrand le 5 mai 1981, que le nombre de chômeurs a diminué de 2,829 millions sur l'année 1980 et, de façon plus générale, existe-t-il un document permettant de vérifier l'exactitude des chiffres des candidats qui se contredisent presque systématiquement ?
D'avance merci
Réponse du Guichet
Nous n'avons malheureusement pas trouvé de données permettant de confirmer ou d'infirmer les dires de Valéry Giscard d'Estaing. D'une manière générale, la vérification de faits, devenue capitale à l'heure des fake news et des réseaux sociaux, n'était pas encore entrée dans mes mœurs journalistiques françaises en 1981.
Bonjour,
Nous n'avons pas trouvé de document reprenant scrupuleusement les affirmations des deux duellistes et les vérifiant. Cela aurait demandé un travail poussé pour chaque affirmation, à l'époque par des journalistes, ou aujourd'hui, avec le recul, par des historiens et économistes...
La retranscription du débat du 5 mai 1981 est consultable sur vie-publique.fr. Valéry Giscard d'Estaing y dit exactement :
- D'autre part, il faut savoir qu'il y a un grand mouvement sur le marché du travail en France, il ne faut pas présenter la situation du chômage comme étant une situation statique, je vous indique que dans les douze mois de 1980 2829000 demandes d'emploi ont été satisfaites .. 2829000 en douze mois, ce qui prouve le grand mouvement qu'il y a en-matière de marché du travail en France ! Alors, moi je vous dis une chose tout à fait simple, monsieur MITTERRAND : si vous êtes élu, le chômage augmentera. Vous faites allusion à des études, de je ne sais qui d'ailleurs, des experts .. il faut des experts pour faire des pronostics dans un sens ou dans l'autre, on l'a vu, y compris jusque dans les sondages électoraux d'ailleurs, moi je vous dis ceci très simplement : si vous êtes élu, le chômage augmentera et pourquoi ? A cause des mesures que vous prendrez !
Peu de statistiques en ligne peuvent nous être utiles car la plupart des sources calculent l'évolution du taux de chômage d'octobre à octobre.
Nous avons trouvé un rapport intitulé "Emploi et chômage : bilan fin 1908", par Olivier Marchand et Jean-Pierre Revoil, Economie et statistique, 1981, consultable sur Persée. Celui-ci ne cite aucun chiffre brut concernant "les demandes d'emploi satisfaites". Quoi qu'il en soit le bilan de l'année 1980 paraît assez sombre :
Les flux d'entrées en chômage sont considérablement plus élevés depuis 1974. Alors qu'en 1973 l'Agence nationale pour l'emploi avait enregistré 1,6 million de demandes nouvelles d'emploi, on en a dénombré plus de 2,5 millions au plus fort de la crise en 1975. Malgré des passages conjoncturels moins défavorables, ce nombre n'a jamais décru. On a compté près de 2,8 millions de demandes enregistrées en 1978, près de 2,9 millions en 1979 et 3 millions en 1980.
Outre l'accroissement du nombre de licenciements économiques, la multiplication des inscriptions à l'ANPE s'explique par un passage plus fréquent de la main-d'œuvre sur le marché du travail, à la suite du développement de la pratique des contrats de travail à durée déterminée et des missions d'intérim.
Le président Giscard a donc raison de dire que la situation du chômage n'est pas une chose statique, mais avec l'accroissement du travail précaire, il semble délicat de considérer ce dynamisme comme une bonne nouvelle... d'autant que certaines catégories sociales sont nettement désavantagées pour retrouver un emploi :
Simultanément, les chances de trouver rapidement un emploi, en moins de trois mois, ne diminuent pas (en moyenne 30 %). Le marché du travail tend à fonctionner comme une file d'attente qui s'allonge du fait de la limitation des embauches et dans laquelle les plus anciens ne sont pas les premiers satisfaits [3]. En novembre 1980, près de 360 000 demandeurs d'emploi ont plus - d'un an d'ancienneté. L'âge et le sexe se révèlent être les critères les plus discriminants. En novembre 1980, plus de 50 % des demandeurs d'emploi de plus de 50 ans attendent depuis plus d'un an, plus de 25 % depuis plus de deux ans contre 13 % chez les - moins de 25 ans. Ces derniers, il est vrai, sont plus enclins à accepter un travail intérimaire. A la même date, le noyau de chômeurs inscrits depuis plus d'un an inclut 25 % des femmes et 20 % des hommes demandeurs d'emploi [4], C'est pourquoi on retrouve, depuis la crise, deux caractéristiques assez stables du marché du travail. Tout d'abord 40 % des chômeurs sont des jeunes de moins de 25 ans, alors qu'ils représentent plus de la moitié des flux d'entrées en chômage mais à peine 16 % de la population active totale. Par ailleurs, 55 % des chômeurs sont du sexe féminin, alors que les femmes représentent en moyenne 45 % des flux d'entrée et à peine plus de 40 % de la population active totale.
L'article explique également que "Durant les six années précédant la rupture de 1974, l'économie française avait assuré une croissance nette d'un million d'emplois. Sur les six années suivantes, l'augmentation n'a été que de 360 000. Pour les seuls effectifs salariés, la différence est encore plus marquée. A une création nette de 1 828 000 emplois salariés entre fin 1968 et fin 1974, a succédé une augmentation de 563 000 salariés entre fin 1974 et fin 1980."
Enfin, l'étude "Les salariés recrutés en 1980. Caractéristiques et modes d'embauche" par Francis Benarroch et Jean-Michel Espinasse, revue Travail et Emploi, consultable en PDF sur travail-emploi.gouv.fr/ insiste sur le fait que "la connaissance du volume annuel d'embauches reste toujours problématique. Personne n'est vraiment capable de répondre à ces questions toutes simples : combien y a-t-il de recrutement chaque année ; le nombre d'embauche a-t-il augmenté ou diminué depuis la crise ?" Plusieurs méthodes d'analyse sont alors proposées, mais leur recoupement est complexe et leurs résultats peu utilisables en ce qui nous concernent : ainsi sont comptées pour l'année 1980 un total d'1,264 million d'offres d'emploi enregistrées à l'ANPE ; par ailleurs 3,116 millions d'embauches ont été enregistrées entre mars 1980 et mars 1981, selon l'enquête Emploi de l'Insee ; en revanche, en analysant les déclarations annuelles de salaire, les auteurs arrivent à un total de 6 millions de recrutements... qui ne comptent pas toutes comme demandes d'emploi satisfaites (c'est-à-dire sortie du chômage) car ici les chômeurs sont en concurrence avec des travailleurs déjà employés, qui cherchent à changer de travail.
Nous ne savons donc pas d'où M. Giscard d'Estaing tenait ses chiffres. Nous avons donc contacté l'Insee pour en savoir plus, et vous tiendrons au courant de la réponse éventuelle que nous obtiendrons.
Aujourd'hui, il est beaucoup plus facile de trouver des sources vérifiant les dires d'un-e candidat-e. La vérification de l'exactitude d'une déclaration politique est une pratique journalistique connue sous le nom de "vérification de faits", plus communément appelée sous sa forme anglophone, "fact checking".
Voici comment la définit le Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (CLEMI) :
Le terme anglais fact-checking, littéralement « vérification des faits », désigne un mode de traitement journalistique, consistant à vérifier de manière systématique des affirmations de responsables politiques ou des éléments du débat public.[...]Ce mode de traitement journalistique s’est imposé en France depuis une dizaine d’années, suivant son développement aux États-Unis. À l’origine, le terme désignait un processus de vérification interne dans les organes de presse anglo-saxons. Les journaux avaient dans leur sein (et continuent d’avoir) des employés dont le travail était de vérifier l’exactitude des faits, chiffres ou citations rapportés par les journalistes de terrain. Une forme de contrôle interne de la rigueur de l’information. Mais depuis une quinzaine d’années, le terme désigne une pratique consistant à vérifier de manière systématique les éléments du discours politique, et plus largement du débat public. Un certain nombre de journaux ont mis en place des structures dédiées, notamment en période électorale. Avec l’explosion d’Internet, des sites spécialisés ont vu le jour. Un des premiers fut factcheck.org, site non-partisan et à but non-lucratif. Sa mission revendiquée pourrait résumer le credo des fact-checkers : clarifier le débat public en vérifiant et corrigeant les assertions trompeuses ou confuses. En France, le site d’observation des médias «Arrêt sur Images» fut un des pionniers du genre. Puis Libération et Le Monde, avec respectivement les rubriques «Désintox» et le blog «Les Décodeurs», lancèrent à la fin des années 2000 des espaces entièrement consacrés à la pratique, dédiant des journalistes à cette seule tâche. L’élection présidentielle de 2012 fut le cadre d’une quasi-généralisation de ces rubriques dans l’ensemble des médias français, dans la presse écrite, mais aussi sur les radios et à la télévision. Désormais, certains journalistes ont pour seule fonction de procéder à une écoute exhaustive des déclarations politiques et à en vérifier aussi systématiquement que possible la teneur.
Selon le même article, le fact checking s'étend aujourd'hui hors " du champ de la parole politique pour aller débusquer les rumeurs et fausses informations véhiculées sur le Net ". Certaines émissions télévisées emploient également des journalistes pour vérifier les faits pendant les débats, tandis que dans d'autres cas beaucoup de professionnels de l'information utilisent volontiers Twitter pour corriger les contre-vérités entendues pendant lesdits débats... Des tentatives d'automatisation de la pratique ont même été tentées : " En 2013, le Washington Post a ainsi présenté son Truth Teller, un logiciel robot, qui transcrit en temps réel les discours politiques et les compare avec le stock de vérifications déjà effectuées par les journalistes ".
A ce sujet; voyez aussi cet article du site Conseils de journalistes.
Si la vérification de faits est à la base du métier de journaliste, la pratique est aujourd'hui parfois critiquée : un article du Monde liste ainsi une série d'arguments pour et contre. Les contempteurs du fact checking à outrance doutent par exemple de son efficacité à corriger les fake news dans l'esprit de personnes convaincues, soulignent qu'il a pu être utilisé par exemple par un réseau social très connu pour servir de caution au fait de relayer des millions de fausses informations, l'idée de "vérification en temps réel" est vu comme "un mirage" car "Le fact-checking, ce n’est pas aller piocher un chiffre sur Google et dire d’une affirmation si elle est vraie ou fausse"... nous vous laissons découvrir les argumentaires opposés.
Voici quelques services de vérification de faits francophones :
- La rubrique Désintox de l'émission "28 minutes" sur Arte
- CheckNews, service du journal Libération
- Le FactoScope du Monde
- Décodex, outil du Monde permettant de vérifier le sérieux d'un site web
- Factcheck, service de l'AFP
- L'émission de télévision devenue site web Arrêt sur images
- Les Vérificateurs, service conjoint du TF1 et LCI...
Vous en trouverez de nombreux autres sur la page Wikipédia consacrée à la vérification de faits.