Je cherche des informations sur cette citation de Marc-Aurèle à propos de Socrate.
Question d'origine :
"Souviens-toi quel était Socrate lorsque sa femme ayant emporté ses habits il ne trouva qu'une peau pour se couvrir, et de tout ce qu'il dit à ses amis qui avaient honte de le voir en cet état et qui s'enfuyaient."
Mais qu'a donc pu dire Socrate à ses amis pour que cette anecdote soit reportée par Marc-Aurèle dans son onzième livre (chapitre XXVIII pour la traduction de Meunier et XXIX pour celle de Dacier) ? Quelle méditation Marc-Aurèle en tirait-il ?
Réponse du Guichet

Bonjour,
Si l'on suit plusieurs commentateurs, Il semble que cette anecdote soit perdue. On en retrouve cependant une très approchante chez Diogène Laërce, dans laquelle on peut voir un éloge du «stoïcisme» de Socrate face à sa compagne Xanthippe. Chez Marc-Aurèle, cet épisode illustre sans doute plutôt l’indifférence au paraître de Socrate.
On ne sait pas exactement à quelle anecdote se réfère Marc-Aurèle et on ne sait donc pas ce que dit pour lui Socrate à ses amis.
Donald Robertson dans Le Socrate des stoïciens (en ligne sur Stoa Gallica) cite Marc-Aurèle en déclarant l’anecdote perdue :
«Le passage suivant semble être lié à l’anecdote, aujourd’hui perdue, et qu’Epictète mentionne au passage, selon laquelle Xanthippe aurait dépouillé Socrate de ses vêtements.
Tel Socrate, ayant sa couverture, quand Xanthippe partit en emportant son vêtement; et ce que dit Socrate à ses camarades qui avaient honte et se retiraient en le voyant équipé de cette manière. (Marc Aurèle, Pensées, XI, 28, trad. E. Bréhier)»
Dans l’édition GF de Pensées pour soi une note de la traductrice Catherine Dalimier à cette pensée 28 précise:
«Aucun autre texte à notre disposition ne rapporte dans le détail cette anecdote. Mais on trouve chez Aulu-Gelle cette réplique qui pourrait convenir aux circonstances: «en supportant une telle femme chez moi, je m’accoutume et m’entraîne à accepter plus facilement l’impudence et l’injustice des autres, à l’extérieur», Les Nuits attiques, I, 17.
Dans l’édition Nathan Pensées pour moi-même , Pierre Pellegrin note lui p. 133, note 1 :
«Cette anecdote n’est pas connue par ailleurs. Elle révèle un trait cynique de Socrate : le mépris des conventions sociales et des «marquages» sociaux (le vêtement).»
Cependant, on retrouve chez Diogène Laërce une anecdote où la compagne de Socrate le dépouille de son manteau mais la réaction des amis ne semble pas correspondre à celle évoquée dans la citation de Marc-Aurèle.
«Sa femme Xanthippe, non contente de l’injurier, lui jeta un jour de l’eau à la tête. « N’avais-je pas prédit que tant de tonnerre amènerait la pluie ? » Comme Alcibiade se plaignait qu’elle fût insupportable avec ses criailleries, Socrate lui dit : « J’y suis pourtant habitué comme si j’entendais continuellement crier des oies. Tu supportes bien, toi, le cri de tes oies ? » « C’est, répondait Alcibiade, qu’elles me donnent des oeufs et des oisons. » Et Socrate de répliquer : « C’est pareil pour moi, ma femme me fait des enfants. » Un autre jour, en pleine place, elle lui avait arraché son manteau, et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles : « Bien sûr, dit-il, pour que nous nous battions à coups de poings, et que chacun de vous nous encourage en disant : « Vas-y, Socrate ! Vas-y, Xanthippe ! » Il disait qu’il en était des femmes irascibles comme des chevaux rétifs. Quand les cavaliers ont pu dompter ceux-ci, ils n’ont aucune peine à venir à bout des autres. Lui-même, s’il savait vivre avec sa femme, en saurait beaucoup plus aisément vivre avec les autres gens.»
Extrait de Diogène Laërce. Socrate (Socrate et ses disciples), traduction Robert Genaille, 1933, en ligne. A retrouver aussi dans l'exemplaire papier Vies et doctrines des philosophes illustres, Diogène Laërce, La Pochothèque, p. 242.
L’anecdote est reprise dans l’Apologie de Socrate de Platon (37).
Dans la thèse de Jean-François Bergeron Méditations autour de Socrate, p. 299, l’épisode sert en note à illustrer la qualité d’écoute et le calme serein de Socrate:
«Jamais il ne coupa la parole à qui que ce soit, coupures dont la foule l’accabla à son procès. Il écouta toujours avec une extrême délicatesse les paroles des autres, préalable nécessaire à toute discussion et recherche en commun,voire à toute réunion démocratique. Plus d’une fois, devant la niaiserie la plus vulgaire ou même les attaques les plus violentes–il nous est raconté que frappé corporellement,il ne répliquait point–il préservait toujours une douceur impassible, tentant même de poursuivre l’échange dialectique commencé,si cela était possible. La douceur de Socrate envers sa femme Xanthippe,malgré ses sautes d’humeur légendaires auprès de son va-nu-pieds chéri confirmerait ce point de personnalité.En note, l’extrait de Diogène Laërce déjà cité:
« Une fois que, sur la place publique, elle l’avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui conseillaient d’user de ses mains pour se défendre :“Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous échangeons des coups, chacun de vous dise :«Bravo Socrate ! Bravo Xanthippe ! »
La formulation qu’en fait Marc-Aurèle inclinerait plutôt à penser qu’il loue ici le détachement des biens de ce monde et l’indifférence à l’opinion de Socrate (façon «l’habit ne fait pas le moine») :
«On sait que Socrate allait vêtu du même manteau, été comme hiver. Quand sa femme, l'acariâtre Xanthippe, le lui piqua (ayant sans doute honte de sa dégaine), il préféra se couvrir de la première peau de mouton qui traînait par-là plutôt que d'aller se faire confectionner de nouveaux habits. C'est Marc-Aurèle qui raconte cette indifférence totale du philosophe à sa vêture, dût-il passer pour un mendiant.
Socrate n'en tirait cependant aucune gloire, contrairement à son discipline Antisthène, futur fondateur de l'école cynique, qui s'enorgueillissait de ce mépris des étoffes. Croyant prouver sa supériorité et son détachement à l'égard des biens matériels, Antisthène mettait en valeur les parties les plus élimés de son manteau et en exhibait les trous. Diogène Laërce rapporte la réponse cinglante du maître : «C'est ta vanité que je vois à travers ton manteau», ramenant dos à dos l'afféterie de luxe comme l'affectation de misère. Descartes retiendra la leçon, comme nous le rapporte son premier biographe, Adrien Baillet: «Jamais il n'était négligé, et il évitait surtout de paraître en philosophe.»
Article La barbe ne fait pas le philosophe… , de Sophie Chassat, dans Le Monde, 19 mai 2014
On retrouve cette idée dans l’article Éloge de l’élégance d’Andrea Baldini, dans Philosophie magazine, 27 mai 2019 :
«Platon a érigé l’indifférence de Socrate envers son apparence en symbole de la métaphysique. Socrate, aussi disgracieux fût-il en apparence, était exceptionnellement beau par essence. Platon considère en effet que les apparences sont trompeuses, que la vérité se dissimule derrière le visible et que notre cheminement vers la connaissance est un processus de dévoilement. Søren Kierkegaard a bien illustré ce rapport entre vêtement et mystification : «Pour nager on se déshabille tout nu… Pour aspirer à la vérité il faut en un sens bien plus intime se dévêtir, se débarrasser d’un vêtement beaucoup plus intime de pensées, d’idées, d’égoïsme, etc., avant d’être assez nu» (Journal, janvier 1852). Si la vérité est nue, les pratiques vestimentaires sont donc intrinsèquement fallacieuses.»
Francesca Alesse, citée dans La figure d’un Socrate cynique par Lora Mariat voit aussi dans cette anecdote «le signe d’une véritable indifférence aux usages conventionnels» (p.48. Cliquer sur dumas.ccsd.cnrs.fr pour le texte intégral).
Pour en savoir plus sur la figure de Xanthippe et les anecdotes qui lui sont attachées, vous pouvez lire Les compagnes de Socrate de Jules Labarbe. A la p. 40, la note 105 donne comme référence à cette anecdote précise les deux versions, celle de Marc-Aurèle et celle de Diogène Laërce.
Bonnes lectures !