Je cherche un texte de Jean Baudrillard sur les acteurs Luisa Ferida et Osvaldo Valentin
Question d'origine :
Bonjour je cherche un texte de Jean Baudrillard sur les acteurs Luisa Ferida et Osvaldo Valentin, en vain. Il y évoque leur exécution en 45.
Réponse du Guichet
Vous faites peut-être référence à un court texte écrit par Baudrillard en 1980 et intégré à un spectacle de la compagnie théâtrale italienne Florian. Nous pensons avoir trouvé une version italienne de ce texte.
Bonjour,
Nous avons trouvé un texte de Baudrillard sur Luisa Ferida et Osvaldo Valenti. Il s'agit d'un texte écrit en 1980, sans doute pour un spectacle créé par l'artiste-auteur-metteur en scène italien Gian Marco Montesano avec la compagnie Florian et intitulé Fascino ("Fascination"). L'annuaire des spectacles Il Patalogo n°4 (saison 1981-1982), consultable sur yumpu.com, consacre un long article à cette pièce, citant ce texte de Baudrillard p.215 :
S'ils n'avaient pas été aussi beaux, aussi séduisants, Ferida et Valenti n'auraient pas été jugés. La Beauté, de par son insolence, sa perfection, est un crime inexpiable. L'idole paie par sa mort, accidentelle, violente, la violence prestigieuse de l'idolâtrie qui l'entoure. Les monstre hollywoodiens de l'âge d'or (celui de Ferida et Valenti du reste) ont illustré cette fonction sacrificielle. Ferida et Valenti, en l'occurrence, n'ont trouvé qu'un destin à leur mesure, dont les résistants n'ont été que l'instrument. Du strict point de vue tragique, ils auraient pu mourir tout aussi convenablement dans un crash d'avion ou un accident de voiture, ou auraient pu se suicider comme tant d'autres (et leur comportement à la fin a tous les aspects d'une provocation suicidaire).
La différence réside dans le fait qu'ils ne se sont pas sacrifiés à leur propre gloire, mais à l'ordre politique, et, de plus, à un ordre politique libérateur, révolutionnaire. Maintenant, leur mort n'a plus aucun sens politique : les preuves de leur culpabilité manquent, d'autres, plus compromis, s'en sont très bien sortis, leur exécution n'ajoute rien à la gloire de la Résistance, au contraire, on s'empressera de baisser le rideau sur cet acte légèrement honteux et infamant qui a tous les aspects, tous les caractères d'un règlement de comptes, bien qu'il n'y ait pas précisément eu de compte politiques à régler.
C'est donc à la beauté et à la séduction, c'est donc à la fascination et à la grâce qu'on a réglé leur compte.
S'ils avaient été des individus médiocres, leur peine aurait été minime ou nulle. Les êtres d'élite sont condamnés. Cela montre que la beauté et la séduction ne sont en fait pas des circonstances atténuantes comme on pourrait le croire, mais, au contraire, pour l'ordre politique, ce sont plutôt des circonstances aggravantes. Ou plutôt, elles sont les chefs d'accusation fondamentaux, que personne n'osera toutefois dévoiler.
Parce que la séduction est pire qu'un ennemi politique : elle joue avec l'ordre politique, elle le provoque et le supprime (ainsi Valenti joue l'antifasciste à Cinecittà quand le fascisme règne, et joue la fasciste à Venise quand triomphe l'antifascisme). En réalité il n'a aucune conviction de ce genre et il se moque de tous les ordres politiques, en exalte les apparences jusqu'à la parodie (voir ses uniformes à Venise). Séduction bien plus provocante pour l'ordre rationnel de la vérité (le chef partisan qui le fit juger se faisait appeler "Vrai") que pour celui, théâtral et démagogique, du fascisme."
À bien y regarder, ce sont les fascistes qui auraient dû le fusiller à Venise pour "Séduction" ou bien pour bouleversement des signes, malversation parodique de l'ordre, de l'uniforme et de la hiérarchie nazie-fasciste. Les partisans auraient dû le décorer pour subversion parodique de l'ordre fasciste. Mais ils comprirent que la séduction se moque de tous les ordres politiques, de droite comme de gauche, réactionnaires et révolutionnaires. Et c'est précisément les partisans de la révolution qui exécuta pour le compte de tous les dépositaires de l'ordre politique réunis. Ceux-ci peuvent bien s'entre-tuer, ils ont pourtant un ennemi commun en la séduction. Ennemi mortel qui, pendant que les ordres de politiques de toutes nature travaillent le sens, la vérité et le réel, évolue dans l'apparence et brille par son absence.
Mais l'affaire Ferida/Valenti est encore plus complexe et brûlante pour la conjoncture politique de moment. En fait, si, pour l'ordre politique, la séduction, le jeu et la parodie sont inacceptables, pour la raison révolutionnaire (celle des partisans de 45), il était encore plus scandaleux d'avoir incarné le sublime de la séduction justement sous l'ère fasciste. Puisque cela réveille dans l'imaginaire révolutionnaire la peur de la séduction du fascisme, de la séduction politique (ou trans-politique) du fascisme même. C'est de cette confusion que sont morts les deux acteurs : par leur mort, c'est la séduction même du fascisme qu'on a tenté de conjurer.
Ce je ne sais quoi de "mystérieux", irréductible à quelque analyse historique, politique, économique ou idéologique que ce soit, cette espèce d'aura, de fascination qui a fait que non seulement les résistances politiques, mais également les résistances symboliques s'écroulèrent comme par magie devant le fascisme ; dans l'impossibilité d'expliquer ce phénomène, il fallait l'exorciser à tout prix.
Le triomphe politique et militaire du fascisme a été réduit à néant par sa défaite. Pas l'influence irrationnelle qu'il a exercée sur les foules. Et malgré eux, Ferida et Valenti se sont retrouver à incarner, au moment crucial, alors que le pouvoir politique du fascisme avait déjà été liquidé, cette inexplicable pouvoir de fascination.
Bien sûr, leur charme personnel a pu "objectivement" jouer en faveur du fascisme, comme divertissement spectaculaire au cinéma, comme modèle (par exemple avec l'assimilation de leur couple avec celui de Mussolini et Petacci). Mais l'essentiel n'est certainement pas là. Ce n'est certainement pas d'avoir été utilisés et annexés par le fascisme qui leur a été reproché, mais plutôt d'avoir utilisé le fascisme, selon la fantaisie de leur destin, pour accomplir leur destin de séduction.
C'est d'avoir traité avec une mortelle frivolité un événement mortel, de lui avoir refusé toute profondeur historique, de l'avoir séduit plutôt que de le détruire, de n'en avoir pas été les victimes vindicatives, mais de l'avoir intégré dans leur propre représentation, montrant ainsi qu'aucun événement réel, quelque cruel qu'il soit, n'est rien de plus qu'un scénario possible.
L'Histoire, séduite puis abandonnée, s'est ainsi vengée conformément à son profond puritanisme. Car elle ne peut pardonner à ceux qui choisissent leur destin et non la raison politique.
Jean Baudrillard, Paris, 1980.
Nous vous remercions d'avance de votre indulgence vis-à-vis de notre traduction. Nous n'avons pas trouvé l'original de ce texte en français, si tant est qu'il existe. L'auteur de l'article suggère de façon narquoise que Montesano, en invitant Baudrillard à intervenir dans son spectacle, a offert "une belle "histoire vraie"" à un philosophe "à la recherche d'exemples concrets pour étayer sa théorie du destin politique de la séduction". Peut-être est-ce une allusion à l'ouvrage de celui-ci De la séduction, paru en 1979.
Un ouvrage d'Odoardo Reggiano dont des extraits sont consultables sur Google livres indique que de Gian Marco Montesano aurait repris le texte dans son livre Il caso Ferida-Valenti, paru aux éditions Andromeda en 1990 et aujourd'hui indisponible. Le catalogue collectif Wordcat ne mentionne aucune bibliothèque le possédant. Par ailleurs, nous n'avons trouvé aucune source indiquant que le texte ait été publié en français. Il n'est pas exclu qu'il l'ait été, peut-être dans un livre comme Entretiens 1968-2008, mais pour des raisons liées au télétravail nous n'avons pas pu plonger dans l'oeuvre pléthorique du philosophe.
Bonne journée.