Comment faisait-on au XIXe siècle pour identifier un corps ?
Question d'origine :
Bonjour.
Ce midi, je discutais avec ma mère du drame du bazar de la charité (4 mai 1897) et le corps totalement calciné de la duchesse d'Alençon que l'on a réussi à reconnaître que par sa dentition. On savait qu'elle avait participé à cet évènement mondain et personne ne l'avait vu après : il était probable qu'elle faisait partie des victimes. Donc sa famille a pu orienter le médecin légiste vers le dentiste qui soignait la duchesse d'Alençon.
Au delà du seul drame du bazar de la charité, comment faisait-on pour reconnaître des corps sans vie en très mauvais état de conservation dont on avait que la dentition pour les reconnaître et comment faisait on pour retrouver le dentiste qui avait soigné ce patient ?
Autre question qui est un peu liée: depuis quand procède t on à la reconnaissance d'un corps en très mauvais état de conservation par la seule dentition ? Qui sont les premiers théoriciens de cette technique ? Quand est elle devenue vraiment fiable, reconnue officiellement ?
Cordialement.
Réponse du Guichet

Le drame du bazar de la Charité est justement l'événement auquel on doit la reconnaissance de l'odontologie médico-légale.
Pour identifier formellement un cadavre à partir de sa dentition, il faut donc qu'il y ait présomption d'identité (identification comparative). Cette présomption d'identité est établie par une enquête, à partir d'indices et / ou de témoignages. La dentition elle-même peut être source d'indices concernant l'âge, le sexe, l'ethnie, le groupe sanguin (identification reconstructive ou évaluative).
Une fois la présomption d'identité établie, on peut comparer la dentition du cadavre avec celle du disparu pour vérifier qu'il s'agit de la même personne.
Bonjour,
Comme nous l'apprend la thèse d'Alix Marchal, L’odontologie médico-légale : la mort et l’identification, le drame du bazar de la Charité est justement l'événement auquel on doit la reconnaissance de cette spécialité :
L’odontologie médico-légale doit sa reconnaissance légale à un tragique événement : l’incendie du Bazar de la Charité en 1897.
Avant cela, on peut noter quelques anecdotes historiques comme celle d’Agrippine qui était l’épouse de l’empereur Claude (quatrième empereur romain). Elle supprima une de ses concurrentes, Lollia Paulina, en la faisant décapiter. Elle exigea de voir la tête pour s’assurer elle-même de la mort de sa rivale et d’après Pierre Grimal (32), elle dit : « [...] Alors j’entrouvris cette bouche crispée par la mort, je glissai mes doigts entre ses lèvres et examinai les dents. Je savais que l’on avait dû lui en enlever deux, l’une à droite, l’autre à gauche, et, effectivement, je découvris les deux cavités. C’était bien Paulina. On ne m’avait pas trompée. » Ainsi ce fut sans doute la première identification dentaire de l’Antiquité.
Quant à la mort de Charles le Téméraire, Duc de Bourgogne, elle eut lieu en janvier 1477, alors qu’il tentait de reprendre Nancy au Duc René II de Lorraine. Son corps a été identifié, alors qu’il est en très mauvais état, grâce à ses dents par son médecin car il lui manquait des incisives, fait bien connu puisqu’il les avait perdues après une chute de cheval.
Le 4 mai 1897, la Haute-bourgeoisie de Paris est rassemblée dans un grand bâtiment nommé le Bazar de la Charité. Ce bâtiment est une reconstitution d’une rue médiévale et est très apprécié. Cette année là, l’attraction majeure est le cinématographe. Malheureusement celui-ci dégage des vapeurs d’éther qui ne tarderont pas à s’enflammer. L’incendie se répand rapidement et de nombreuses personnes se retrouvent piégées dans cet enfer. Après la circonscription du feu, de nombreux cadavres calcinés sont retrouvés et ramassés pour identification mais beaucoup sont méconnaissables. En premier lieu, l’identification se fait par reconnaissance d’objets personnels portés par la victime, puis les médecins notent les particularités physiques de chacun et établissent des fiches. De nombreux dentistes sont appelés aussi dont celui de la Duchesse d’Alençon, le docteur Davenport qui l’identifie catégoriquement grâce à son odontogramme ante mortem. Les identifications faites par les dentistes sont alors reconnues par les services de police et par les autorités judiciaires.
Suite à cet événement, Oscar Amoëdo y Valdes s’intéresse à cette « nouvelle » discipline dentaire et synthétise les techniques utilisées par ses confrères. Il présente sa thèse de médecine « L’Art Dentaire en Médecine Légale » qui sera publiée en 1898.
Dans son ouvrage, il montre que le rôle du dentiste est primordial pour aider à l’identification car chaque bouche avec ses restaurations ou ses anomalies est unique. Il est considéré comme le fondateur de cette science (2).En 1946, à la Havane, lors du premier Congrès Panaméricain de Médecine Légale, Odontologie Légale et Criminologie, l’odontologie légale est consacrée.
En 1969, G. Gustafson publie « l’odontologie médico-légale » dans lequel il décrit sa méthode de détermination de l’âge (35).
En 1972, Maurice Renaud présente la chéïloscopie comme nouveau moyen d’identification en précisant qu’il n’existe pas deux empreintes labiales identiques, comme les empreintes digitales (61).
En 1973, JP Cormoy présente un article sur les rugae ou papilles palatines et affirme que la rugoscopie permettrait l’identification en cas de carbonisation (15).
De manière générale, comment procède-t-on pour identifier une personne à l'aide de sa dentition ? Comment retrouve-t-on le dentiste qui a traité cette personne ? En fait vous donnez vous-même la réponse dans votre question : concernant la duchesse d'Alençon, vous précisez en effet que :
1 - on savait qu'elle se trouvait sur les lieux et faisait probablement partie des victimes
2 - la famille a permis de retrouver son dentiste
Pour identifier formellement un cadavre à partir de sa dentition, il faut donc qu'il y ait présomption d'identité (identification comparative). Cette présomption d'identité est établie par une enquête, à partir d'indices et / ou de témoignages. La dentition elle-même peut être source d'indices concernant l'âge, le sexe, l'ethnie, le groupe sanguin (identification reconstructive ou évaluative).
Une fois la présomption d'identité établie, on peut comparer la dentition du cadavre avec celle du disparu pour vérifier qu'il s'agit de la même personne.
Voici ce que nous pouvons lire à ce sujet, toujours dans la thèse d'Alix Marchal :
2.1.1 L’identification médico-légale
L’identification médico-légale peut se définir comme étant à la recherche de l’identité d’un cadavre inconnu avec des méthodes dites générales et des méthodes odonto-stomatologiques.
L’identification par les méthodes générales reposent sur l’identification visuelle et anthropométrique, sur les effets personnels retrouvés sur et à proximité du cadavre, sur la dactyloscopie, sur les empreintes génétiques et sur les signes particuliers découvert lors de l’autopsie (tâche de naissance, ancienne fracture, etc.).
Le médecin légiste ainsi que les techniciens de l’identité judiciaire jouent un rôle fondamental dans l’identification.
Mais, en présence de corps très dégradés, putréfiés, carbonisés, fragmentés ou réduits à l’état de squelette, l’identification ne pourra se faire que par l’examen de la denture du fait de la résistance des dents à de nombreux éléments.
Le chirurgien dentiste expert en odontologie médico-légale va étudier sous tous les angles les maxillaires et par recoupement avec les informations recueillies ou par estimation, il va identifier le cadavre.
Comme l’écrit le Dr F. Montagne-Lainé (53) : « L’unicité de la formule dentaire de chaque individu, résultant de particularités anatomiques, de pathologies, de l’existence éventuelle de soins ou de travaux prothétiques implique que la formule dentaire de chaque individu constitue une véritable carte d’identité anatomique de celui-ci. ». Ainsi chaque être humain est différent et potentiellement identifiable grâce à ses dents. On rencontre quatre catégories d’identification médico-légale (60).
Qualité de l'identification Exemples Identité certaine - Comparaisons radiologiques,
- Empreintes digitales,
- Empreintes génétiquesIdentité probable - Papiers d’identité,
- Tatouage,
- Formule dentaire compatibleIdentité possible - Cicatrices,
- Antécédents pathologiquesIdentité exclue - Formule dentaire incompatible,
- Antécédent de fracture incompatibleTableau 1 : les quatre possibilités d’identification médico-légale (60)
Il existe deux types d’identification post mortem possibles que nous allons étudier dans les prochains paragraphes.
2.1.2 L’identification comparative
L’identification comparative est basée sur le principe simple de la concordance ou de l’exclusion entre les données ante-mortem et post-mortem.
D’après Keiser-Nielsen « l’identification par les dents d’un cadavre est le résultat positif d’une comparaison entre des constations dentaires post mortem et des renseignements dentaire ante mortem, relatifs à une personne disparue et provenant de préférence d’archives d’un chirurgien dentiste. » (40).
Les indices ou les traces retrouvés à proximité et sur le corps par les techniciens et par le légiste permettent de supposer une identité, il y a présomption d’identité.
L’odontologiste légal va relever et noter tous les éléments inhérents à la denture, ce sont les données post-mortem. Il va alors comparer ces indices à des renseignements fournis par la famille, le médecin traitant ou le chirurgien dentiste.
On parle d’identification positive, soit il y a concordance soit il y a exclusion.
Il y a exclusion d’une identité quand il existe un seul point de discordance qui ne peut être expliqué ni par le temps, ni par les événements séparant les documents ante et post mortem (60).
L’identification comparative se base sur la comparaison de données ante et post mortem comme l’odontogramme, les radiographies et les photographies, l’analyse de l’ADN présent dans les dents, la chéïloscopie et la rugoscopie.
2.1.3 L’identification reconstructive ou évaluative
Lorsqu’un cadavre est retrouvé sans indice sur son identité ou en l’absence d’éléments ante-mortem, on va utiliser des méthodes dites anthropologiques pour retrouver cette identité.
Cette recherche a pour mission de récolter le plus d’éléments possible afin d’approcher de l’identité d’un individu.L’étude des dents et des structures adjacentes permet d’estimer l’âge, le sexe, l’ethnie, le groupe sanguin.
Selon Gustafso, « ces techniques sont basées sur des comparaisons avec des moyennes. Elles permettent une estimation plus ou moins précise du sexe, de la race, de la profession et des habitudes, de l’âge et parfois même de la reconstruction de la physionomie » (35).
La reconstruction faciale est aussi une aide importante quoique encore balbutiante pour identifier une personne.
Pour aller plus loin, voici quelques autres documents traitant de l'identification des corps et des autopsies au XIXe siècle :
Alphonse Bertillon et l'identification des personnes (1880-1914), criminocorpus.org
Identifier par le corps avant la biométrie aux XIVe-XIXe siècles, Vincent Denis, in L'identification biométrique : champs, acteurs, enjeux et controverses / sous la direction de Ayse Ceyhan et Pierre Piazza
Le corps autopsié à l’épreuve au XIXe siècle, Sandra Menenteau
Bonne journée.