Quand a-t-on abandonné septante et nonante dans la zone franche contre la frontière suisse ?
Question d'origine :
Bonjour ! J'ai appris à compter à l'école primaire, dans les années soixante, alors que j'habitais la zone franche tout contre la frontière suisse. Nous disions septante et nonante, en place de soixante dix et quatre vingt dix (habitude que j'ai toujours conservée, car bien ancrée et si confortable).Etait-ce du à une particularité géographique, ou à une "vieille" façon de compter ?Pourquoi, et quand, a-t-on décidé d'uniformiser ces soixante dix et quatre vingt dix si encombrants ? Merci et bonne journée PS : en Suisse on utilise aussi "huitante" pour quatre vingt.
Réponse du Guichet
Le grammairien Fabre de Vaugelas a condamné l'usage de septante, octante et nonante dès le XVIIe siècle. Mais comme l'indique le Linguiste Mathieu Avanzi, "au début du XXe siècle, le système décimal (où 70=7*10) était encore le système de référence dans les dialectes parlés sur un large croissant situé à l’Est du territoire dont les pointes se situent en Belgique et dans l’extrême Sud-Ouest de l’Hexagone. Si ces régionalismes ne sont aujourd’hui presque plus utilisés en France, mais qu’ils se maintiennent en Suisse et en Belgique, c’est en raison principalement de systèmes éducatifs autonomes et distincts (plus aucun petit Français n’apprend que 70 et 90 se disent septante et nonante, contrairement à ce qui se passe en Belgique ou en Suisse)."
Bonjour,
C'est le grammairien Claude Favre de Vaugelas (1585-1650) qui a inscrit dans les textes l'adoption de soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix au cours du XVIIe siècle. Voici ce qu'il explique dans Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et escrire :
Septante, n'est Français qu'en un certain lieu où il est consacré, qui est quand on dit la traduction des Septantes [...]. Hors de là il faut toujours dire soixante-dix, tout de même que l'on dit quatre-vingts et non pas octante ou quatre-vingt-dix et non pas nonante.
D'après Mathieu Avanzi, "Au siècle suivant, le déclin amorcé au XVIIe s. est totalement consommé : les formes décimales ont perdu la guerre. Elles ont tout de même réussi à survivre, mais avec de sérieuses restrictions diasystémiques. Les rares occurrences qu’on relève se retrouvent dans des textes traitant d’arithmétique, dans des locutions figées, voire dans des textes où elles sont explicitement marquées comme régionales."
Pour en savoir plus, nous vous orientons vers notre précédente réponse : Septante, octante et nonante... et cet article de nos amis suisses : Soixante, septante, huitante, nonante… logique !
Le système décimal (et non vicésimal) a tout de même perduré jusqu'à la moitié du XXe siècle dans certaines régions de l'Est de la France comme vous le soulignez et est encore utilisé de nos jours par de nombreux français. C'est avec l'école que son usage s'est perdu comme l'indique le linguiste Mathieu Avanzi. "Si ces régionalismes ne sont aujourd’hui presque plus utilisés en France, mais qu’ils se maintiennent en Suisse et en Belgique, c’est en raison principalement de systèmes éducatifs autonomes et distincts (plus aucun petit Français n’apprend que 70 et 90 se disent septante et nonante, contrairement à ce qui se passe en Belgique ou en Suisse)".
Voici un extrait de son article :
En Europe, l’examen de différentes sources permet de conclure qu’au début du XXe s., les formes héritées du système décimal (septante et nonante) étaient encore couramment utilisées sur un large croissant allant de la Belgique au Sud-Est de la France et englobant la Suisse romande (ALF 1114 et 1240 ; Avanzi, 2017 : 136 sqq.). En Belgique et en Suisse, leur vitalité n’a jamais décru, alors que dans l’Est de la France différents témoignages nous permettent de faire l’hypothèse qu’elles étaient déjà archaïques dans les années 60 (Voillat, 1970 : 231 ; Avanzi et Thibault, à par.). Les données de notre enquête révèlent, comme on aurait pu s’y attendre, qu’en ce début de XXIe s. les formes du français de référence n’ont pas détrôné les variantes régionales en Suisse romande. À la lecture de la figure 3, on peut voir que les participants romands ont massivement sollicité les formes septante/nonante (99,5% des réponses en moyenne). La lecture de la figure 4 permet en outre de confirmer que les formes soixante-dix/quatre-vingt-dix ne sont guère utilisées de ce côté de la frontière (à part le district de Saint-Maurice en Valais, avec 12,5%, aucun district ne présente de valeurs supérieures à 10%).
De façon plus intéressante, on peut dire qu’en France voisine, les formes décimales sont quasiment sorties de l’usage en Isère (8%), dans le Rhône (11%), en Savoie (16%) et dans le Jura (17%), mais qu’elles survivent encore assez bien dans l’Ain (25%) et en Haute-Savoie (39%). L’existence de systèmes éducatifs autonomes de part et d’autre de la frontière a joué un rôle fondamental dans le destin des formes septante/nonante en français régional. La proximité avec la Suisse des arrondissements de Saint-Julien-en-Genevois, Gex et Thonon-les-Bains (qui présentent des valeurs de 56,3% 50,5% et 45,3%, respectivement), permet d’expliquer en partie pourquoi ces formes survivent encore aujourd’hui en France.
source : Cartographier les régionalismes du français de Suisse romande et de France voisine à l’ère des sciences participatives / Mathieu Avanzi
Dans Documenter le système vigésimal et sa contrepartie décimale (70-80-90) en français et dans les dialectes galloromans pour aller plus loin. Le linguiste précise :
Dans l’est et le centre-est de la France, la concurrence entre les formes décimales, dont l’usage était encore préconisé par les Instructions officielles de 1945 pour l’apprentissage de l’arithmétique (Chevalier, Blanche-Benveniste, Arrivé & Peytar 1964, §402)21, et les formes vigésimales du français standard, a été fatale aux premières. De fait, aujourd’hui ces tours n’y survivent plus que dans la bouche de locuteurs âgés, et/ou qui entretiennent des contacts réguliers avec les Romands.
Lire aussi l'article intitulé 70 & 90 sur son blog "Français de nos régions".
Bonne journée.
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