Depuis quand date l'influence du modèle chinois sur l'Occident ?
Question d'origine :
Bonjour,
Vers la fin du 4e épisode du podcast « Une histoire de… l'Internet », diffusé par France Culture, Kavé Salamatian raconte qu’il y a 10 ans, il avait l’impression naïve que le discours chinois allait s’occidentaliser, que la Chine allait être obligée de s’ouvrir, pour des raisons économiques. Malheureusement, après 10 ans, il observe que c’est l’occident qui s’est « civilisé » ! Tout l’argumentaire pour faire du contrôle du contenu sur internet, qu’il entendait lorsqu’il se rendait en Chine, il y a 10 ans, aujourd’hui il l’entend dans la bouche du ministre de l’Intérieur en France.
Il me semble que ce discours était pourtant déjà présent du temps où Nicolas Sarkozy était président de la République, tant dans les propos de ce dernier que dans ceux de la ministre de la Culture d'alors...
Gérald Darmanin étant issu de la même famille politique (RPR/UMP/LR), l'influence ou l'envie d'un modèle chinois ne seraient-elles pas plus anciennes que la période supposée par ce professeur ? Si oui, à quand remonte ce discours décomplexé en France et s'appuie-t-il ouvertement sur des exemples chinois ?
Par avance, merci pour vos réponses et bravo pour votre nouveau site (en dehors du CAPTCHA de Google qu'il m'a été très difficile de passer lors de mon inscription).
Réponse du Guichet

Au niveau mondial, Internet oppose deux modèles : le modèle chinois qui est celui du «tyran éclairé» et le modèle démocratique qui est celui de la France par exemple.
Mais le modèle chinois de contrôle de l’information gagne du terrain, en effet comme le dit très bien Kavé Salamatian, «aujourd’hui, c’est la France qui s’est civilisée ».
Les pouvoirs publics français souhaitent-ils en effet faire du contrôle sur Internet ? Le point sur la question.
Bonjour,
Vous souhaitez savoir depuis quelle date le modèle chinois de contrôle de l’information sur Internet gagne du terrain en France ? Nous allons en quelques points répondre à votre question.
Internet et la Chine
Internet arrive en Chine par la voie allemande en 1988. Le premier test en chinois d’Internet livre cette phrase au monde : "nous ici, derrière la Grande Muraille, nous pouvons accéder au monde".
Cette phrase reste aujourd'hui l’emblème et le pilier de la cyberstratégie chinoise ; elle signifie que la Chine est protégée du monde derrière la Grande Muraille, mais qu'elle veut communiquer avec le monde.
La Chine fait de la question d’Internet une question à la fois technique et politique : elle veut contrôler Internet et en même être un acteur majeur d’Internet, d’où des outils de contrôle et de censure d’Internet qui ont été mis en place par le gouvernement chinois dès le début.
Mais le contrôle ne signifie pas nécessairement l’enfermement : en un mot, la Chine est connectée au monde tout en restant vigilante.
Ainsi, l’objectif de la censure chinoise est particulier : elle n’a pas pour but de couper la Chine du reste du monde, mais de définir des «lignes rouges» ; la censure n’est pas là pour interdire l’accès à l’information, mais mettre le citoyen chinois sous contrôle en gardant la trace, la preuve de l’information non autorisée à laquelle il aurait accédé.
La Chine a donc très tôt encadré de manière stricte l’usage d’Internet loin du laisser-faire à l’américaine :
- par une gouvernance centralisée d’Internet. Par exemple en 1998 est créé un Ministère de l’industrie de la communication qui deviendra un Ministère de l’industrie et des technologies de l’information en 2008
- La Chine a créé aussi des technologies de filtrage de données.
Aujourd’hui la Chine a ses propres géants du numérique et sa technologie s’exporte dans le monde, mais c’est toujours au pouvoir central chinois de contrôler l’information.
Des représentations géopolitiques différentes d’Internet :
L’Europe en créant le web a contribué à la démocratisation du Net : en pensant «partage et connaissance», accès à l’information et participation des internautes. Mais l’utopie d’Internet comme outil de démocratisation semble prendre fin.
Deux visions s’opposent dorénavant. L’une, d’origine américaine, concerne un espace d’échanges sans frontières ni contrôle. L’autre, d’origine chinoise, porte sur un territoire à contrôler pour manifester sa puissance. Actuellement, une quarantaine d’Etats exercent un contrôle sur l’internet capté chez eux, afin de réaffirmer leur souveraineté. Il s’ensuit parfois des contradictions avec les valeurs que ce pays défend, comme la liberté d’expression et la protection de la vie privée.
Ceci est légitimé par la représentation (par la hiérarchie militaire, l’industrie et le monde politique) d'un cyberespace menaçant. C’est une vision alarmiste qui anticipe une catastrophe imminente (qu’elle soit économique ou militaire) et contre laquelle il faudrait se prémunir.
Le cas de la France :
- Dès 2011, à l’occasion de la journée mondiale contre la cyber-censure, Reporters Sans Frontières a dévoilé une liste annuelle des pays appliquant une censure plus ou moins marquée sur Internet. Si la France n’est pas désignée comme un «pays ennemi de l’Internet», elle rejoint néanmoins pour la première fois la liste des «pays sous surveillance». L’ONG Reporters Sans Frontières explique que plusieurs législations et déclarations récentes ont conduit à mettre la France aux côtés de pays peu démocratiques en matière de liberté d’expression sur Internet :
- La mise place de la riposte graduée avec la loi Hadopi
- L’arrivée du filtrage administratif du web avec la loi Loppsi 2
- L’affaire Wikileaks en France
- Et enfin, le fameux principe de civiliser Internet, cher à Nicolas Sarkozy.
Enfin, nous pouvons de manière certaine affirmer que le contrôle sur Internet existe en France depuis au moins 2017. En effet la "traque algorithmique" sur Internet est officiellement en place à titre expérimental. Ce procédé de surveillance a été baptisé "boîtes noires". Il est installé chez les fournisseurs d'accès Internet par les services de renseignement.
- La Loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement accentue la surveillance d'Internet en France. Les "boîtes noires" des services de renseignement pourraient ainsi collecter et analyser en masse les adresses URL complètes visitées par les internautes et les conserver plus de 5 ans.
Ces dispositions constituent pourtant une infraction au droit européen.
La mise en place de ces boîtes noires constitue une violation de la charte européenne des droits fondamentaux, qui proclame le droit à la vie privée, le droit du respect des données personnelles, le droit à la liberté d'expression.
En conclusion, comme vous le faites très justement remarquer, nous pouvons donc dire que l'influence du modèle chinois gagne du terrain en France au moins depuis une dizaine d'année ; nous ne pouvons cependant pas dire (et heureusement) que ce dernier est totalement adopté : le modèle chinois d'Internet est lié à une prédominance de l'Etat sur les individus qui ne peut être totalement reproduite dans une démocratie.
En espérant avoir répondu à votre question.
Bien cordialement,
Le département Société.