Quel écrivain russe a été étonné par l'aspect léger d'une 2CV Citroën à Moscou ?
Question d'origine :
Je voudrais retrouver le passage d'un livre d'un écrivain russe, ou d'origine russe, où celui-ci exprime son profond étonnement en tombant sur une 2CV Citroën garé dans une rue de Moscou (ou de Saint-Pétersbourg ?). Ce qui l'étonne le plus, c'est l'aspect léger, fragile, du véhicule. Il me semblait que cet auteur était J. Brodsky, mais je n'en suis plus très sûr.
Réponse du Guichet
« Et puis il y eut la 2 CV Citroën que je vis un jour stationnant dans une rue vide de ma ville natale, près du portique aux cariatides de l’Ermitage. Elle avait l’air d’un fragile papillon encore replié sur lui-même, avec ses ailes plissées de tôle ondulée: comme l’étaient les hangars des aérodromes de la dernière guerre et comme le sont les cars de police français…»
Ce souvenir appartient bien à l’œuvre de Joseph Brodsky (1940-1996), poète russe dissident, né Iossif Brodski, à Leningrad (St Pétersbourg), et, couronné par le prix Nobel de littérature, en 1987.
Vous pourrez le retrouver dans le livre Loin de Byzance, aux pages 428 et 429, et nous le reproduisons dans son intégralité ci- dessous :
" Et puis il y eut la 2 CV Citroën que je vis un jour stationnant dans une rue vide de ma ville natale, près du portique aux cariatides de l’Ermitage. Elle avait l’air d’un fragile papillon encore replié sur lui-même, avec ses ailes plissées de tôle ondulée: comme l’étaient les hangars des aérodromes de la dernière guerre et comme le sont les cars de police français.
Je l’observais sans aucun intérêt précis. J’avais tout juste vingt ans et n’avais jamais conduit ni souhaité conduire. Pour posséder sa propre voiture en Russie dans ce temps-là, il fallait être un vrai vendu, ou un enfant de vendu: une huile du parti, un académicien, un sportif célèbre. Mais même alors, une voiture ne pouvait être que de production locale, en dépit de ses plans et caractéristiques pillés.
Elle était garée là, légère et sans défense, totalement dépourvue de l’idée de menace normalement attachée à une automobile. On aurait dit qu’on pouvait facilement lui faire mal plutôt que le contraire. Je n’ai jamais rien vu de métallique qui soit aussi peu agressif. Elle avait un air plus humain que bien des passants, et d’une certaine manière elle ressemblait, dans sa saisissante simplicité, à ces boîtes de bœuf de la guerre qui étaient encore là sur le rebord de ma fenêtre. Elle était sans secrets. J’avais envie de monter dedans et de partir, non parce que je voulais émigrer, mais parce que monter dedans devait être comme enfiler une veste – non, un imperméable – pour aller faire un tour. Les seuls battants des vitres latérales faisaient penser un myope à lunettes avec le col relevé. Si mes souvenirs sont exacts, ce que je ressentis en examinant cette voiture, c’était du bonheur. "
Pour rappel, Joseph Brodsky fut arrêté en 1963 par le régime soviétique sous l’accusation de « parasitisme social » et condamné à cinq ans de travaux forcés.
"Au juge soviétique qui lui demandait: « Qui a décidé que vous étiez poète, qui vous a classé dans les poètes ?», ce jeune homme de vingt-trois ans, accusé de «fainéantise», répondit: «Personne … Et qui m’a classé dans le genre humain ? » (Encyclopédie Universalis)
Son arrestation soulève alors une vague d’indignation sans précédent, avant même la campagne médiatique en faveur d’Alexandre Soljenitsyne, en 1968. Car, c’est la première fois qu’un intellectuel est arrêté non pas pour son activisme ou pour ses textes politiques mais juste parce qu’il écrit des vers. De nombreux intellectuels se mobilisent ainsi pour obtenir sa libération, parmi lesquels, le compositeur Dimitri Chostakovitch.
Il sera donc bien libéré mais finalement, contraint à l’exil, en 1972, par le KGB. Il choisira les Etats-Unis comme terre d’adoption, où à l’instar de Nabokov, il écrira désormais une part importante de son œuvre en anglais, comme c'est le cas des essais autobiographiques, dont le texte sur la 2CV est issu.
Bonne lecture !