Quel village était appelé au XVè siècle Moras en Dauphiné ?
Question d'origine :
Bonjour,
A quel Moras,dans l'actuel département de l'Isère, correspond actuellemnt le village nommé au 15ème siècle "Moras en Dauphiné"; celui près de Crémieu ou celui près de Beaurepaire ?
Merci
Réponse du Guichet
Rien ne permet de trancher définitivement pour l'un ou l'autre des Moras. Nous ne sommes même pas certain que cet usage ("Moras-en-Dauphiné") corresponde à une désignation officielle, ou même simplement un usage courant, à la Renaissance. Dans la plupart des cas relevés les tirets sont même omis (Moras en Dauphiné), comme s'il s'agissait d'une simple précision de localisation.
Malgré tout, au terme de nos recherches, il semble que s'il fallait choisir entre l'un des deux Moras pour satisfaire à la dénomination "Moras-en-Dauphiné", ce serait plutôt celui du canton du Grand Serre que celui du canton de Crémieu.
Vous n'êtes pas la première victime de cette confusion entre les deux Moras. Dans Histoire des protestants du Dauphiné aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, on lit p.381 :
Biographie succincte des pasteurs du Dauphiné (1522-1685)
[…]
Chamier (Adrien I). Docteur en droit et banquier à Avignon. Pasteur à Romans 1560-1561, […]
Chamier (Daniel I), fils du précédent, né au château du Mont, près de Moras en Dauphiné [1], en 1565.
[1] Il y a deux Moras: l’un dans le canton du Grand-Serre (Drôme), l’autre dans le canton de Crémieu (Isère). Nous opinons pour le premier, qui était le plus rapproché de Romans. Près de ce Moras se trouve le lieu de Manthe, qui pourrait bien être la véritable lecture de Mont.
Une variante dans Arrondissement de Montélimar: géographie, histoire et Statistiques (André Lacroix · 1877), tome V, p.205, n'est pas aussi catégorique :
Daniel, son fils que la plupart des biographes font naître à Montélimar, en 1565, vit le jour au château de Mont, près de Morès ou de Moras en Dauphiné. Nous ne connaissons aucun château de ce nom dans la Valloire, à moins qu’il ne s’agisse de Menthe ou de Mantaille près de Moras, comme l’a conjecturé M. E. Arnaud. Le nom du parrain de Daniel, M. de ST-Romans (St-Romain), autoriserait plutôt Moras de la Tour près de Crémieu.
Bref, il semble bien que la confusion entre les deux Moras se repète régulièrement.
Sur la carte Le Dauphiné et ses confins de Jean Beins, datée de 1603, Moras-en-Valloire apparait bien (sous l'appelation Moras); en revanche Moras, près de Crémieux ne s'y trouve pas.
(Note : cette carte est reprise dans l'ouvrage Nouvelle Histoire du Dauphiné)
C'est étonnant car le Moras du canton de Crémieu à cette époque existe bien. D'après Histoire des communes de l'Isère, au Moyen Age s'élevèrent deux maisons fortes, l'une à Moras, l'autre au hameau de Frétignier. "Un Mathieu de Moras a été cité en 1380 avec le titre de damoiseau parmi les plus anciens vice-châtelains de Crémieu."
Dans l'Histoire générale du Dauphiné, Moras est citée comme un des fiefs des premiers dauphins - la lignée d'Albon - acquise par Humbert, évêque de Grenoble pour ses neveux. Il s'agit bien de Moras-en-Valloire : "Moras n'est éloigné d'Albon que d'environ une lieue. Le comte Guy ayant laissé à ses successeurs la terre d'Albon, qui depuis fut le titre de cette famille, et Moras étant ainsi à leur bienséance, il ne faut pas s'étonner s'ils eurent la pensée de se l'acquerir. Humbert procura cet avantage à ses neveux." [p.578]
On peut déjà entrevoir une préséance de Moras (canton du Grand-Serre) sur Moras (canton de Crémieu) dans l'histoire politique du Dauphiné à la Renaissance, qui nous encouragerait à penser qu'un "Moras-en-Dauphiné" ferait d'avantage allusion au Moras du canton du Grand-Serre.
L'appelation "Moras-en-Dauphiné" est malgré tout assez rare, et surtout reservé à des textes assez anciens: s'agit-il d'une facilité de langage ou d'une dénomination officielle? Une recherche sur Google Book nous permet d'en relever quelques usages : le plus proéminent concerne l'évocation du lieu de naissance d'un fameux financier du XVIIIe :
Une des conséquences du système avait été de créer des hommes d’une immense capacité dans les questions de la finance. En tête, on doit placer les quatres frères Pâris, et particulièrement le troisième des frères, Pâris Duverney, qui domina les autres: ils n’étaient point de haut lieu, car les pamphlets disaient que leur père tenait une auberge avec enseigne de La Montagne, à Moras en Dauphiné; le village au reste où étaient nés les Caderet-Brancas, les de Luynes, qui eurent aussi une si haute fortune sous Louis XIII.
source: Louis XV et la société du XVIIIme siècle, Volume 1 de Baptiste-Honore-Raymond Capefigue, [p.91]
Paris Du Verney était le troisième des quatre frères Paris, financiers célèbres au XVIIIe siècle, qui, de la condition la plus humble (ils étaient fils d’un aubergiste de Moras en Dauphiné), s’étaient élevés à une fortune éclatante.
source : Beaumarchais et son temps études sur la société en France au 18. siècle d'après des documents inédits par Louis de Loménie, [p.111]
Les frères Paris étaient fils d’un aubergiste de Moras en Dauphiné. A un diner officiel, le duc de V… crut les mortifier en rappelant un souvenir de voyage.
- La plus mauvaise auberge que j’aie rencontrée sur la route de Provence est bien celle de Moras [ndl’a: Sur d’autres textes on trouve Mairan].
Et il lance un coup d’œil à Paris de Montmartel qui répond avec tranquillité:
- Elle a donc bien dégénéré, Monsierur le Duc, car, du temps que mon père la tenait, tous les voyageurs en faisaient l’éloge.
source : L'esprit de tout le monde, Volume 1 de Lorédan Larchey, 1893, [p.38]
Il est très possible que tous ces documents ne fasse que répéter une même source, dont la fiabilité reste à démontrer. Sur Wikipedia, le village d'origine de la famille Pâris est Moirans - en Isère. Qui croire ? D'autant que l'auteur même d'un des passages cités explique que certaines sources de l'anecdote cite Mairan et non Moras. Et que le nom de l'auberge du père des frères Pâris, La Montagne, a davantage sa place du côté de Moirans près des Alpes qu'au bord du Rhône.
L'un des principaux usages de la dénomination "Moras en Dauphiné" est donc largement sujet à caution, puisqu'il pourrait même ne s'agir d'aucun des deux villages qui nous intéressent.
Un autre usage concernerait le domaine d'un certain M. Davity (d'Avity?) :
A sa maison de ville, à Tournon, M. Davity de joignait de beaux biens auprès de Moras en Dauphiné.
source: Les Tournonnais dignes de mémoire: lettres à M. le Directeur... par Anatole de Gallier · 1878, [p.42]
Son père, Pierre d’Avity, avocat à Tournon, avait épousé en première noces Ennemonde de Roux, et en deuxièmes Jeanne Allemand qui lui apporta de grands biens situés à Moras en Dauphiné.
source: Revue du Vivarais - 1914 · Extraits, [p.109]
Il semblerait ici qu'il s'agisse bien de Moras-en-Valloire, proche de Tournon.
On peut lire encore :
Les uns ont cru que le Marquisat reposait sur Moras-en-Dauphiné (sud est de Vienne, entre Voiron et Serrières, vallée du Rhône); d’autres ont préféré Moras-en-Brie (est de la Ferté-sous-Jouarre, sur la N3 actuelle).
source: Les Peyrenc de Moras, 1685-1798: une famille cévenole au service de la France, [p. 343]
Clairement, il s'agit là encore de Moras-en-Valloire.
Finalement, rien ne nous permet de trancher définitivement pour l'un ou l'autre des Moras. Nous ne sommes même pas certain que cet usage ("Moras-en-Dauphiné") corresponde à une désignation officielle, ou même simplement un usage courant, à la Renaissance.
Malgré tout, au terme de nos recherches, il semble que s'il fallait choisir entre l'un des deux Moras pour satisfaire à cette dénomination, ce serait plutôt celui du canton du Grand Serre.