Quelles étaient les positions de Carl Gustav Jung vis-à-vis du nazisme et de Hitler ?
Question d'origine :
Le psychologue Carl Gustav Jung a-t-il condamné fermement le nazisme ? A-t-il trempé dans ce mouvement ? Quelles étaient ses positions vis-à-vis du nazisme et de Hitler ?
Réponse du Guichet
L'attitude et les écrits de Carl Gustav Jung vis à vis du nazisme durant les années 30 lui ont valu des accusations de collaboration et d'antisémitisme, ce qui a entraîné de son vivant et par la suite de nombreuses controverses.
La question des relations de Carl Gustav Jung avec les nazis et l’idéologie nazie est très complexe et a donné lieu à de multiples controverses qu’il serait impossible de résumer ici. C’est un sujet sur lequel les spécialistes ne sont toujours pas d’accord, il nous est donc assez difficile en tant que bibliothécaire d’apporter une réponse exhaustive et objective. Nous avons tenté de vous résumer les points sur lesquels les discussions ont porté et de vous rapporter quelques points de vue différents sur la question.
La lecture de la biographie de Jung par Deirdre Bair, permet de revenir avec précision sur les événements de cette époque et le contenu des attaques contre lui et des polémiques à ce sujet. Cependant, une critique de cet ouvrage par Olivier Douville montre que les événements peuvent être interprétés de multiples façons et que Deirdre Bair (biographe mais ni psychanalyste ni historienne) écrit un livre «profondément ambivalent–cette honnêteté des bonnes consciences qui se croient des peseurs d’âmes et des arpenteurs rétrogrades des destinées qui leurs échappent–verse sur Jung et des seaux d’huile bouillante et des fioles de baume réparateur» (ce sont les mots de Douville). En effet, l’article d’Élisabeth Roudinesco (historienne et psychanalyste française), Gustav Jung, De l’archétype au nazisme. Dérives d’une psychologie de la différence (revue L’infini, n°63, automne 1998), est plus argumenté et plus précis, mais aussi plus à charge contre Jung et tente d’analyser les différents courants de la polémique.
Pour compliquer la question historique de la collaboration ou non avec les nazis, cette polémique s’inscrit dans une rivalité entre les écoles psychanalytiques freudiennes et jungiennes, les jungiens ayant eu la tendance à minimiser (Elisabeth Roudinesco parle de «falsifications») les faits pour dédouaner Jung et «sauver» en quelque sorte son apport à la psychanalyse.
Les débats se sont cristallisés en grande partie sur les éléments suivants :
- «L’alignement» nazi (Gleichschaltung) de la Société médicale générale de psychothérapie (AÄGP). En effet, dès avril 1933, ce mot d’ordre devient officiel et s’applique à toutes les organisations professionnelles allemandes, y compris les thérapeutes et analystes. Ainsi après la démission du président Ernst Kretschmer, hostile au régime, Jung fut prié par les médecins psychothérapeutes allemands de prendre la suite. «Ce qu’il fait, non sans dire publiquement et longuement le conflit moral qui est alors le sien, partagé qu’il se trouve entre, d’une part, ses opinions et convictions personnelles et, d’autre part, la nécessité de répondre à la détresse de ses confrères allemands et son souci de sauver ce qui peut l’être encore de la réflexion et de la recherche en psychothérapie. Et non sans prendre aussitôt une série de mesures institutionnelles précises : transfert du siège de cette société à Zurich, c’est-à-dire en dehors du territoire allemand soumis au pouvoir nazi, internationalisation effective de son organisation par la constitution de groupes nationaux indépendants, interdiction statutaire qu’aucun groupe national puisse en prendre le contrôle, et surtout possibilité pour tout psychothérapeute d’adhérer directement à la nouvelle Société internationale, et donc par-là de contourner les «paragraphes aryens» imposés au groupe allemand «aligné», (Deirdre). Il semble donc qu’il ait pensé pouvoir éviter ou contourner l’alignement nazi. Voici les explications de Roudinesco: «En réalité, il avait été choisi par les praticiens allemands à cause de la confiance qu’il inspirait aux promoteurs de la psychothérapie aryenne, férocement opposés à la pensée freudienne. Poussé par Cimbal et Heyer, Jung s’engagea ainsi dans l’aventure à laquelle il aurait facilement pu se soustraire.». Dans une lettre Jung écrivait: «Göring est un homme très aimable et très raisonnable, ce qui place notre collaboration sous les meilleurs auspices». «Jung commença dès lors à publier des textes favorables à l’Allemagne nazie dans le Zentralblatt (la revue de la Société) «aryanisé» dont il était devenu le directeur de publication, avec Cimbal pour secrétaire général.» Dans son premier article, «il prônait une conception classique de la différence entre les races et les mentalités, chacune d’entre elles étant dotée, selon lui, d’une psychologie spécifique, notamment en marquant la différence entre psychologie juive et germanique.». Il se défendit en disant: «Il ne s’agit pas là, bien entendu, et j’aimerais que ce soit formellement entendu, d’une quelconque dépréciation de la psychologie sémite, pas plus qu’il n’est question de déprécier la psychologie chinoise». «Conscient de sa situation, Jung cherchait à prouver que le différencialisme qu’il défendait n’avait aucun rapport avec le racisme différentiel du national-socialisme. Il perdait son temps ! Dans le même numéro du Zentralblatt, Göring prononçait en effet un vibrant éloge de Mein Kampf, tandis que Walter Cimbal proposait, au nom des thèses jungiennes, de promouvoir en Allemagne un véritable programme antisémite de nazification de la psychologie et de la psychothérapie». «Refusant de comprendre que la nazification visait à chasser tous les juifs de la profession de psychothérapeute, pour ensuite les exterminer, il n’admettait pas non plus que bon nombre de jungiens allemands, avec lesquels il collaborait à la Zentralblatt, avaient adopté les thèses du national-socialisme. A cet égard, sa conduite ne fut pas plus honorable que celles des médiocres freudiens de Berlin». L’un des détracteurs de Jung à cette époque fut Gustav Bally, psychanalyste qui avait fui l’Allemagne dès 1934: «il soutenait que Jung donnait une légitimité à la vision que les national-socialistes avaient de la psychologie et de la psychiatrie dite germanique». «Il avertissait Jung des effets néfastes d’une tentative de coopération avec les nazis: «Celui qui se présente comme l’éditeur d’une revue alignée en posant la question des races doit savoir que ce qu’il demande s’inscrit sur un fond de passions orchestrées qui va fournir de lui-même l’interprétation contenue implicitement dans les mots qu’il emploie».»
- Sa théorie des archétypes ou « psychologie des peuples ». « Et comment comprendre le crédit qu’il a cru pouvoir accorder pendant un temps au curieux projet de développer une « psychologie des peuples » qui rendrait compte des différences entre Allemands, Chinois, Juifs ou Indiens par exemple ? Jung, bien sûr insistait sur le fait que de distinguer ainsi les uns des autres n’implique aucune espèce de jugement de valeur et que chacun d’entre nous pourrait y trouver un moyen de mieux prendre conscience du système de représentations et du mode de comportement qui sont d’ordinaire les siens sans qu’il y prenne garde. Reste que par ces faux pas manifestement, il sort du cadre contrôlé de sa compétence et il vient alors à commettre, à propos des Juifs, des phrases dans lesquelles il salue certes leur très ancienne culture, mais en déniant qu’ils aient jamais produit une civilisation qui leur soit propre : ce sont là bien évidemment des fautes, dès lors que le pouvoir nazi pouvait s’en servir à sa manière pour faire valoir sa politique criminelle à leur encontre.». (Jung, Christian Gaillard, Que sais-je ?). « Dans la conjoncture politique allemande, un tel projet, outre qu'il était des plus discutables, pouvait prêter à tous les malentendus » (Roland Jaccard, Jung et le nazisme). Elisabeth Roudinesco va plus loin: «Si Jung accepta cette collaboration, c’est aussi parce que sa conception de l’inconscient s’accordait en grande partie à celle prônée par les artisans de la psychothérapie aryanisée… Il forgea la notion d’archétype -qu’il ne cessa ensuite de développer- pour désigner une forme préexistante inconsciente qui détermine le psychisme tout en produisant une représentation symbolique… Prenant la suite d’une théorie de la différence des races, Jung regardait le psychisme individuel comme le reflet de l’âme collective des peuples. Autrement dit, loin d’être un idéologue de l’inégalité des races, à la manière de Vacher de Lapouge ou de Gobineau, il s’affirmait comme un théosophe à la recherche d’une ontologie différentielle de la psyché. Aussi voulait-il élaborer une «psychologie des nations», capable de rendre compte à la fois du destin de l’individu et de son âme collective… Avec cette notion d’archétype, Jung s’écartait donc radicalement de l’universalisme freudien, même s’il prétendait retrouver l’universel dans les grandes mythologies humaines et dans le symbolisme alchimique ou ésotériste. L’archétype était sans doute plus proche du pattern des culturalistes américains que du différencialisme racial du national-socialisme. Mais, dans le contexte historique de l’avènement du nazisme en Allemagne, les deux thèses se rapprochaient.» Face aux mises en garde de Gustav Bally, «Jung aurait pu alors prendre conscience de l’engrenage dans lequel il se trouvait et donner sa démission. Au lieu de quoi, il répondait à Bally par deux articles publiés dans le même journal en mars 1934», dans lesquels il réaffirma son point de vue. Mais c’est dans son article Sur la situation actuelle de la psychothérapie, publié en avril 1934 et face à la polémique, «qu’il évolua vers une conception inégalitaire du psychisme archétypal»: «ce texte, pro-nazi, antifreudien et antisémite, deviendra tristement célèbre», même s’il fût «le seul réellement nazi» (dit Roudinesco un peu plus loin). «A partir de 1936, Jung songea à démissionner de la direction de l’AAGP et du Zentralblatt. Il le fit en 1940.». «Après avoir publié cet article, Jung changea d’opinion à l’égard de la psyché allemande. L’Allemagne devint alors sous sa plume la mauvaise Allemagne, véritable creuset de tous les maléfices qui dévastaient l’Europe. Quant à Hitler, idéalisé en 1933 sous les traits d’un magnifique réveilleur de l’âme germanique, il était désormais comparé à un sinistre charlatan, «pantin de bois» ou «automate», véritable archétype de l’aryenneté allemande». Tel était le sens de son essai Wotan dont il est question ci-dessous.
- Son essai Wotan publié en 1936 dans la Neue Schweizer Runschau. Il consacre cet essai «aux emportements du mouvement national-socialiste en Allemagne, et qui traduit le regard aussi précis que visionnaire qu’il porte sur les évènements du moment, montrant au déferlement de quelles forces barbares venues du fond de l’histoire germanique on assiste à l’époque»... Il «procède à l’analyse très précise et documentée de l’une des figures les plus archaïques, les plus violentes et les plus obsédantes de la mythologie germanique pour mieux faire voir la réalité de l’Allemagne d’alors, Jung le conclut par un cri d’alarme qui se veut à la mesure de la fascination et de la dépersonnalisation provoquées par une telle mobilisation collective.» (Jung, Que sais-je?). «Wotan», l’essai jusqu’à ce jour le plus controversé, fut publié à Zurich pendant que Jung était à Wiesbaden… Il avait décidé de publier «Wotan» persuadé qu’en précisant clairement sa position une fois pour toutes il serait blanchi des accusations d’antisémitisme… Jung se servait du dieu Wotan en tant qu’Ergreifer pour attaquer directement Hitler…» (Deirdre). Le premier à critiquer fortement l’essai fut Axel von Muralt : «Il reprochait surtout à Jung d‘avoir minimisé le danger réel que représentait le national-socialisme, en le faisant passer pour un mouvement religieux ordinaire de plus. En 1946, von Muralt, dans une excellente analyse rétrospective, déclara que l’erreur suprême de Jung avait été de se montrer réticent à avertir le monde du mal hitlérien, et il vilipenda l’essai en disant qu’il n’était ni plus ni moins qu’un «coup de couteau dans le dos, venant de la Suisse», pour les Allemands qui tentaient réellement de résister.» (Deirdre) «Jung se retournait contre l’Allemagne et contre son Führer, en utilisant les mêmes arguments que ceux qui avaient servi à les glorifier deux ans plus tôt… Persuadé à partir de 1940, qu’Hitler était «l’archétype de la psychologue allemande», Jung multiplia les déclarations germanophobes faisant du Führer un monstre fougueux, semblable à un Wotan ressuscité, coupable surtout d’avoir assassiné l’Europe et persécuté les Juifs. La mauvaise Allemagne fantasmé par Jung devait donc réparation aux non-Allemands et à Jung lui-même. Cette thèse de la faute collective, exprimée en 1945 dans «Nach der Katastrophe» (Après la catastrophe) et dans de nombreux échanges épistolaires n’avait pas grand-chose à voir avec la position d’un Adorno ou d’un Thomas Mann… Au lendemain de la victoire des alliés, Jung ne comprit pas les attaques qui pleuvaient sur lui. Comment aurait-il pu être coupable, lui qui avait à ce point condamné la mauvaise Allemagne?» (Roudinesco). Jung tenta de se dédouaner en 1946 lorsqu’il rencontra le rabbin Leo Baeck (qui avait échappé à l’extermination alors qu’il était à Theresienstadt) et voyant que celui-ci refusait de dialoguer, «il prononça ces mots: «C’est vrai que j’ai dérapé». Ainsi Jung fut-il racheté par le pardon que lui accorda le plus grand penseur de la mystique juive installé dans le futur état hébreu.»
Selon Deirdre, l’attitude de Jung reste encore en partie sans réponse: «Reste à savoir pourquoi Jung a choisi ce moment critique pour attirer l’attention «délibérément» sur la question juive, car il n’était pas sans ignorer que les nazis utilisaient sa psychologie pour renforcer leur propagande et justifier la persécution des juifs. Comment a-t-il pu penser modifier quoi que ce soit de l’attitude nazie en mettant cette «blessure purulente» (en parlant de la question juive) au grand jour? Croyait-il sa réputation internationale assez solide pour qu’une simple proposition de sa part suffise à les embarrasser et les oblige à changer leur façon de traiter les juifs? Etait-ce de la naïveté politique? Etait-il malavisé à ce point qu’il croyait son sens moral irrésistible, capable de pousser des fanatiques à s’amender? Ou était-ce tout simplement le fruit de l’orgueil démesuré du jeune garçon qu’il était toujours, du «Taureau», du Tonneau», qui triomphait en faisant fi de tout ce qui se trouvait en travers de son chemin?».
Roudinesco s’appuyant notamment sur l’analyse d’Andrew Samuels, psychanalyste jungien (ayant travaillé dix ans à l’élucidation de cette question) est plus tranchante: «A aucun endroit du livre, écrit Andrew Samuels, Jung ne dit explicitement que lui aussi fut pris dans l’atmosphère du temps, qu’il devint lui aussi dévot de Wotan, qu’il eut lui aussi un «problème» juif»… Elle continue: «Jamais il ne sembla comprendre ce qu’avait été sa participation réelle au nazisme, jamais il n’abandonna sa psychologie archétypale, jamais il ne produisit le moindre commentaire sur le génocide des Juifs, et jamais il ne voulut reconnaître qu’il avait tenu des propos antisémites. Pour seul repentir, il se contenta donc de cet aveu d’un «dérapage»».
Christian Gaillard quant à lui parle de son "regard presbyte", qui l’aurait rendu visionnaire «lorsqu’il dénonce les conséquences en effet bientôt apocalyptiques de l’emprise du très archaïque Wotan sur les foules du national-socialisme en marche», mais qu'il a eu «du coup quelque mal à voir au plus près, là où on met les pieds».
En un grossier résumé, Jung n’a pas condamné fermement le nazisme, il a accepté de collaborer avec les défenseurs d’une vision antisémite de la psychanalyse et avec des institutions aryanisées par les nazis. Il n’a à aucun moment été un partisan du nazisme dans le sens où il n’a pas adhéré au parti, si c’est ce que vous entendez par votre expression «trempé dans ce mouvement». Quant à ses positions vis-à-vis du nazisme et d’Hitler, vous en avez eu un aperçu ci-dessus. Au fil des attaques dès les années 30, Jung a tenu à s’expliquer et se réexpliquer (notamment sur sa théorie des types culturels), accentuant toujours plus l’opprobre qui le frappait et continue à le frapper.
La controverse s’est donc bien appuyée sur des faits et des propos réels, mais l’ampleur et la violence des attaques, comme celle du déni et de la reconstruction enjolivée du passé, est à la hauteur des enjeux de pouvoir et d’influence entre les courants psychanalytiques. Roudinesco dans son article, explique la différence entre les écoles jungiennes anglophones et françaises, les premières étant plus promptes à reconnaître que Jung avait «collaboré avec le nazisme et adhéré à un «antisémitisme culturel»»; différence qu’elle explique entre autre par une difficulté pour l’école française à faire sa place contre l’école freudienne.
Un des arguments des défenseurs de Jung pour prouver qu’il n’était ni collaborateur ni antisémite est que son nom est vite apparu dans la liste Otto des « Ouvrages retirés de la vente par les éditeurs ou interdits par les autorités allemandes». L’on sait par ailleurs que Jung a contribué à aider plusieurs personnes ou familles juives à fuir l’Allemagne nazie, et qu’il a œuvré pour les réfugiés en Suisse. Enfin dans la partie Jung agent secret et après-guerre (de la notice Wikipédia Carl Gustav Jung), vous verrez que son analyse de la psychologie des nazis lui aurait valu l’intérêt puis le recrutement par les services secrets britanniques et américains en tant qu’«agent 488» pour déjouer les plans d’Hitler.
Vous pouvez lire une description de cette polémique dans le même article Wikipédia et notamment les parties La controverse lors de la Seconde Guerre mondiale et Richard Noll et la polémique de la période nazie.
Pour compléter :
La Psychothérapie sous le IIIe Reich : l'Institut Göring / Geoffrey Cocks
Jung à l’épreuve du nazisme (1920-1946), sur France Culture
De l’inconfort à être une psychanalyste jungienne juive, Jan Wiener
Jung et l’Allemagne nazie : les faits, le contexte par Martine Drahon-Gallard
« J’accuse » la fascination de C.G. Jung de 1933 à 1936 par Henri Duplaix
Jung face au nazisme. Cahiers de psychologie jungienne. N 12. Hiver 1977