Les hommes sont-ils obligés de recourir à la masturbation voire à la prostitution ?
Question d'origine :
Bonjour:)
Hors les notions "machistes" historiques ou sociétales, existe-t-il un argumentaire strictement médical qui justifie l'idée de nécessité et d'urgence que sous tend l'expression "se soulager" s'agissant des "besoins" d'un homme, qui peuvent le faire recourir à la masturbation (voire la prostitution et même la prédation) ?
Tout à l'inverse, les préceptes chinois du Tao invitent l'homme à l'économie et la bonne gestion de sa semence :) Le Tao de l'Art d'Aimer (Jolan Chang) reprend ces notions et explique la relation étroite entre maîtrise de l'émission du Précieux Trésor - le king - et la bonne santé et longévité.
Et qu'en est-il des "besoins" des femmes ? Curieusement on n'évoque pas cette nécessité pour une femme, hormis la recherche du plaisir qui libère agréablement dopamine et endorphine. Heureusement que la parole se répand quant aux bienfaits de la masturbation :)
Réponse du Guichet

L’idée selon laquelle, «se soulager sexuellement» est une nécessité physiologique pour l'homme, voire un besoin vital (mettant donc en péril sa vie s’il n’est pas assouvi) est en effet assez répandue. Cette idée, qui ne date pas d’hier, a été notamment reprise ces dernières décennies par la «légende des couilles bleues»...
Bonjour,
Si le "syndrome des couilles bleues" ou plus scientifiquement parlant de "l’hypertension épididymaire" est une réalité, elle ne met en aucun cas en danger la vie de la personne qui en souffre et les solutions pour dissiper ce phénomène sont nombreuses. Voici ce qu'il en est dit sur le site WikiHow :
L'hypertension épididymale ou encore appelée syndrome des boules bleues est une douleur qui peut être inconfortable, mais sans danger. Pratiquement tous les hommes en ont fait l'expérience, vous n'êtes donc pas le seul. Cependant, il n'y a pas beaucoup de recherches sur la façon de s'en débarrasser. Heureusement, il existe des techniques qui ont tendance à fonctionner. La solution la plus sure est d'avoir un orgasme, mais vous avez aussi la possibilité d'essayer d'autres options. Dans tous les cas, retenez qu'il n'y a rien à craindre.
Ne vous attendez pas à ce que vos testicules soient bleus. Ne pensez pas que parce qu'on appelle cette condition syndrome des boules bleues ou parfois de testicules bleus, vos testicules deviendront vraiment bleus. Tout au plus, les veines ou le scrotum peuvent donner à la région un aspect bleuté, mais cela n'est généralement pas perceptible. Ne vous attendez pas à voir vos testicules virer au bleu pour diagnostiquer le syndrome de boules bleues.»
Ce syndrome ayant pour origine une excitation sexuelle, l’éjaculation est en effet un bon moyen de s’en débarrasser :
Essayez d'avoir un orgasme pour relâcher la pression. C'est le moyen le plus rapide, le plus simple et sans doute le plus agréable de se débarrasser de la douleur due à l'hypertension épididymale. Après l'orgasme, le sang va s'écouler des parties génitales, ce qui fera disparaitre les douleurs ressenties. Plus tôt vous allez jouir, mieux ce sera ! Vous pouvez soit vous masturber ou avoir des relations sexuelles jusqu'à obtenir un orgasme. Ce qui compte, c'est que vous ayez un orgasme et que vous éjaculiez.
Mais «se soulager» par la masturbation ou une relation sexuelle n’est pas la seule solution pour faire redescendre L'hypertension épididymale. Toujours sur le site de WikiHow, voici ce qui est proposé :
- Appliquez une compresse froide sur les testicules.
- Faites de l'exercice.
- Distrayez-vous avec d'autres activités.
- Évitez de penser au sexe pour ne pas aggraver la situation.
- …
On peut donc dire que les hommes n’ont pas de raison médicale qui justifie de soulager leur excitation sexuelle, même douloureuse, par la masturbation ou un rapport sexuel. Ce sont simplement des solutions parmi d’autres.
La très bonne série documentaire de France Culture LSD a consacré en 2021 une émission «aux vies sans sexualité». Voici ce que l’andrologue et urologue Marc Galiano dit à propos de l’abstinence sexuelle chez l’homme, tout en faisant écho à la fameuse légende des «couilles bleues» :
La légende des couilles bleues
Il n'y a aucun signe extérieur de l'abstinence. Ça, c'est une légende urbaine. Les vésicules séminales sont des petits sacs qui stockent les sécrétions lorsqu'elles sont trop pleines, soit il y a ce besoin d'évacuer, soit il y a une auto destruction des spermatozoïdes. Donc, il n'y a pas un besoin vital. On ne peut pas en mourir. S'il n'y a pas d'éjaculation, si on parle en termes de physiologie, de besoins sexuels, ça n'existe pas. M. Galiano
A la sortie de sa bande dessinée «Une histoire du sexe», voici ce que répondait le psychiatre, anthropologue et sexologue Philippe Brenot au journaliste de Sinemensuel à la question «peut-on vivre sans sexualité?»:
S.M –Peut-on vivre sans sexualité?
P.B –Oui, mais c’est mieux avec. Quand une grand-mère, autrefois, tapait sur une main en disant: «Touche pas, c’est sale!», cela pouvait arrêter la sexualité pour la vie. En réalité, la sexualité s’apprend mais nous ne le savons pas. J’essaie de le faire comprendre à mes patients, en partant de l’exemple animal. On prend un jeune chimpanzé, on l’isole des congénères, on l’élève, il est parfait, en pleine forme. À 8 ou 9 ans, l’âge de la puberté, on lui présente la plus belle des guenons, aux callosités fessières tout à fait attirantes. Il la regarde, s’approche, renifle un peu… mais il ne s’accouplera jamais ! J’ai vu des enfants totalement isolés des pairs, en général dans des milieux confessionnels très stricts. Vers 25-30 ans, ils essaient d’avoir une sexualité, par exemple lorsqu’ils veulent se marier, et pour certains d’entre eux, hommes ou femmes, ils n’y parviendront jamais ou très maladroitement. Si l’homme s’est un peu masturbé, ça va peut-être fonctionner. Pour une femme, ce sera très compliqué. Car la sexualité est un apprentissage qui doit être très précoce.
S.M– Comment ça marche?
P.B –Le grand écueil de notre société, c’est l’éducation sexuelle, totalement absente de l’école où l’on enseigne seulement la reproduction, la contraception et les MST. La sexualité estaussi totalement absente des études de médecine, de psychiatrie, de psychologie… Nous avons été quelques-uns à créer un diplôme national, le DIU de sexologie et d’étude de la sexualité humaine pour pallier cette lacune. En ce qui concerne la maturation sexuelle, on peut souligner l’importance de la masturbation qui est un élément essentiel de la sexualité. La maturation sexuelle ne va se réaliser que parce qu’il y a autoérotisme et masturbation. Si elle n’est jamais touchée, la région génitale ne fonctionnera pas de façon épanouie. En quelque sorte, la fonction crée l’organe… et l’orgasme. La masturbation se poursuit ensuite tout au long de la vie, elle est un baromètre de la pulsion sexuelle. Contrairement à une idée reçue, elle n’est pas un substitut du coït, elle nourrit le désir pour le couple.
Dans notre grande étude sur 3 400femmes (Les Femmes, le sexe et l’amour, 2012), 40 d’entre elles étaient super-orgasmiques, avec des déclenchements hallucinants. Très peu de stimulation pouvant facilement leur déclencher un orgasme. Leur point commun? Un âge moyen de premier orgasme à 10ans, les plus jeunes de ce groupe à 3, 6, 8ans, les plus âgées à 12 ans ! (l’âge moyen de l’ensemble de la population étant à 14 ans). Ces femmes à la sexualité autonome et très épanouie ont eu en réalité une habitude masturbatoire très précoce, fréquente et continue. C’est un des secrets de l’érotisme féminin.
D’après lui, la sexualité n’est donc pas un besoin physiologique irrépressible, qu’on soit un homme ou une femme. Le désir sexuel peut même être complètement inhibé à l’âge adulte, qu’on soit homme ou femme, notamment s’il n’a pas été éduqué pendant l’enfance. Pour lui, les besoins sexuels, sont avant tout une histoire d’éducation. L'éducation sexuelle, Philippe Brenot, Que sais-je
Ce que vient confirmer le docteur Marc Galiano à la p.135 de son ouvrage Mon sexe et moi, à propos du mythe très répandu des besoins sexuels masculins plus importants que ceux des femmes :
Beaucoup d’hommes y croient eux-mêmes, ils seraient on/off et démarreraient au quart de tour (quand ils fonctionnent bien). Ils considèrent le sexe comme une hygiène sexuelle, à intégrer dans leur hygiène de vie globale. C’est du pipeau. Un mythe culturel, voire lié à l’éducation. Si c’est vrai pour certains (jeunes le plus souvent, et qui pensent avoir besoin de se vider tous les jours»), c’est faux pour la plupart.
Les hommes sont sensibles eux aussi à la pression ou au stress, et attentifs aux conditions générales de leur environnement tout comme les femmes. A 20 ans, ils passent outre et expérimentent le sexe pour l’apprendre (toutes les occasions sont bonnes), mais après, ils sont plus à l’écoute de leurs besoins et ne tirent pas forcément sur tout ce qui bouge, tout le temps». Inversement et socialement, les femmes sont aussi plus à l’écoute de leurs besoins et se rapprochent donc d’un comportement que l’on pensait réservé aux hommes.
Bonne journée
Réponse du Guichet

S’il n’y a pas d’indication médicale à la masturbation masculine mais plutôt, historiquement, une pathologisation de cette pratique, il y a bien la perception persistante de nos jours d’une sexualité plus pulsionnelle chez les hommes que chez les femmes
Pour une approche historique des représentations changeantes de la masturbation en Occident, nous vous recommandons la lecture du passionnant ouvrage de Thomas Laqueur : Le sexe en solitaire (Paris, Gallimard, 2005).
Masturbation et médecine
A partir du XVIIIe siècle, on observe dans les sociétés occidentales un transfert d’autorité de la religion à la médecine dans l’interprétation et la codification des expériences corporelles. Ce processus aboutit notamment à la naissance de la sexologie dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Loin de justifier le recours à la masturbation, historiquement, la médecine la réprouve comme un véritable fléau. Ainsi, Samuel Tissot, l’un des médecins les plus influents du XIIIe siècle décrit-il dans son traité L'Onanisme, Dissertation sur les maladies produites par la Masturbation (1760) un plaisir mortifère entraînant chez les hommes la perte de virilité et une effrayante liste de pathologies psychiques et somatiques.
Cette perception négative, entraînant une politique de surveillance et de coercition dans les institutions éducatives, ainsi que des développements judiciaires, se poursuit jusque dans la première moitié du XXe siècle.
La perception de la masturbation féminine par la médecine est également négative. On la soupçonne d’avoir pour effet d’hypertrophier le clitoris.
Globalement, on considère que la masturbation détourne hommes et femmes de la reproduction, féminise les uns et masculinise les autres…
L’article en ligne de Grégoire Chamayou et Elsa Dorlin La masturbation réprimée (in Pour La Science n° 338 décembre 2005) revient plus en détail sur ces aspects diagnostiques, préventifs et répressifs.
Le dossier en ligne d’Anton Serdeczny La médecine contre la masturbation (RetroNews n°1 septembre 2021) fait la part paradoxale de la religion et de la pensée des Lumières dans cette répression.
Expliquer le social par la pulsion?
S’il n’y a donc pas d’indication médicale à la masturbation masculine mais plutôt, historiquement, une pathologisation de cette pratique, il y a bien une perception persistante de nos jours d’une sexualité plus pulsionnelle chez les hommes que chez les femmes, laquelle sous-tend parfois encore l’idée que la prostitution permet d’éviter le viol.
L’anthropologue structuraliste Françoise Héritier (Masculin/Féminin, la pensée de la différence Tome 1, Odile Jacob, 1996) voit dans la domination masculine une conséquence du « pouvoir exorbitant d’enfanter des femmes»: il s’agit de contrôler cette fécondité et de s’approprier son produit (un homme ne pouvant être absolument certain de sa paternité biologique). Selon F. Héritier, le corollaire de la «valence différentielle des sexes» est la « licéité absolue de la pulsion sexuelle masculine » : les hommes pourraient considérer n’importe quelle femme (hormis celles déjà «appropriées» par un homme) comme disponible à la satisfaction de leurs pulsions sexuelles considérées comme irrépressibles.
Que l’on adhère à cette explication ou pas, force est de constater que l’infidélité est beaucoup mieux tolérée chez les hommes que chez les femmes dans la plupart des sociétés, que de nos jours encore la prostitution s’exerce essentiellement à l’intention des hommes, mais aussi que les agressions sexuelles et le viol restent encore trop souvent relativisés.
Or expliquer le viol par la pulsion revient à naturaliser le politique. Dans son ouvrage Histoire du viol XVIe-XXe siècle (Paris, Seuil, 1998), l’historien Georges Vigarello a montré comment la considération des femmes comme sujets et citoyennes rend progressivement plus intolérables les violences dont elles sont victimes.
Ces dernières années, plusieurs autrices ont démontré comment les violences sexuelles s’inscrivent, prennent sens et se perpétuent dans un «écosystème» social à part entière :
Noémie Renard : En finir avec la culture du viol (Paris, Les Petits Matin, 2018)
Valérie Rey-Robert : Une culture du viol à la française (Paris, Libertalia, 2019)
De même, dans de multiples ouvrages le politiste et sociologue Lilian Mathieu montre que la prostitution (qu’il n’assimile cependant pas à un viol) naît de la rencontre entre cette représentation de la sexualité masculine pulsionnelle et une réalité macrosociale : la précarité économique touchant massivement les femmes.
Pour une approche plus globale de l’archétype masculin qui accorde une large part aux représentations et pratiques sexuelles, nous vous suggérons la lecture de l’ouvrage de la philosophe Olivia Gazalé Le Mythe de la virilité (Paris, Robert Laffont, 2017).