Des chercheurs ont-ils fait le lien entre musique et magie ?
Question d'origine :
Y a-t-il des penseurs (et des compositeurs) qui ont identifié magie et musique ?
Réponse du Guichet
Musique et magie sont deux domaines qui ont été étudiés corrélativement par des musicologues, des historien·nes, des égyptologues, des philosophes, des ésotéristes... Nous vous donnons ici quelques pistes de lecture pour commencer à étudier le sujet.
Bonjour,
Plusieurs recensions ont été faites de l'ouvrage La musique et la magie : étude sur les origines populaires de l'art musical, son influence et sa fonction dans les sociétés de Jules Combarieu, musicologue, publié en 1909.
Dans le Journal des savants de mai 1910, George Foucard, égyptologue donne son avis sur cet ouvrage et le présente en partie ainsi :
Quelles sont les origines du chant ? A quoi a-t-il servi dans les plus anciennes sociétés ? Ni les réponses des modernes ni celles des écrivains religieux n'ont satisfait M. Combarieu. Il estime — et à bon droit — que le problème doit être rattaché à l'étude de phénomènes qui n'intéressent plus seulement l'artiste, mais l'historien des religions et le sociologue. La thèse qu'il soutient — en cinq parties fort clairement ordonnées — est celle-ci : Le chant profane vient du chant religieux, et ce dernier n'est qu'une transformation du chant magique.
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La thèse qu'il soutient — en cinq parties fort clairement ordonnées — est celle-ci : Le chant profane vient du chant religieux , et ce dernier n'est qu'une transformation du chant magique.
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Le chant magique a une nature très caractérisée ; il est antérieur à tout « système » musical, étranger à toute esthétique, fait non pour l'auditoire, mais pour l'être auquel il s'adresse, et il se rattache au principe magique d'imitation. Il suppose par cela même — la chose eût gagné à être plus résolument dite — la répétition et le rythme , c'est-àdire , en embryon , les éléments essentiels de ce qui sera, bien des millénaires après, l'art musical.
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La seconde partie donne une série d'exemples — mais non un inventaire complet — de l'emploi du chant dans les rapports de l'homme avec le monde physique ou le monde moral; ainsi pour
obtenir la pluie ou le beau temps, ou à l'occasion de la naissance; puis on étudie le chant et 1 amour, le chant et la médecine, le chant destiné à nuire (incantation, évocation, etc.).[...]
La quatrième partie traite du rythme dans la magie et la musique , montre le rôle et l'importance de la répétition, et fait voir avec beaucoup de clarté les humbles origines de la prosodie.
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... la préoccupation magique a eu grande influence , dans les formes comme dans la décoration soi-disant ornementale des instruments, et jusque dans le choix des matériaux , ainsi dans
l'emploi si caractéristique des crânes. C'est encore à des raisons d'ordre magique que serait due la naissance du refrain.[...]
La cinquième partie se propose de voir quelles ont été , dans la série historique, les conséquences de ces données primitives, et quelles sont les survivances.
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Après avoir servi au plus nécessaire de la vie primitive, à conjurer la faim et la soif, à la paix , à la guerre , à la maladie , à la haine , à l'amour, elle a passé dans le domaine religieux, puis dans le domaine lyrique, et de là dans tout l'art profane.
Dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger n°68, 1909, Charles Lalo écrit :
« Etude sur les origines populaires de l'art musical, son influence et sa fonction dans les sociétés. » Voilà un bien beau, bien vaste et encore bien nouveau sujet. On est heureux de le voir aborder par un érudit également au courant des questions musicales et philologiques.
On dit volontiers que la musique exerce sur nous un « charme », qu'elle nous « enchante ». Mais il semble paradoxal de prendre ces métaphores au sens propre. C'est pourtant ce que nous propose M. Combarieu. Pour lui le problème fondamental de l'histoire de la musique est celui des origines. Or l'art profane est issu de l'art religieux. Et si, dans toutes les religions, le chant a toujours été associé intimement à la liturgie, c'est en vertu des pouvoirs manques que la croyance des primitifs lui attribue presque universellement, et dont les survivances se constatent aisément dans les formes les plus développées et les plus modernes de l'art (p. 4, 9).
Ce qu'il y a de commun à la religion et à la magie, c'est la croyance aux esprits, et à leur intervention dans ce monde. Mais la religion les implore, les prie; la magie leur commande, les oblige par des rites. Or le chant est une des formes les plus puissantes du rite. On a donc d'abord chanté les formules magiques; plus tard on les a récitées; plus tard encore, on les a écrites sur des objets, souvent portés comme amulettes. Mais la forme la plus primitive est le chant (p. 12, 345).
C'est donc chez les primitifs qu'il faut étudier l'origine magique de la musique. M. Combarieu caractérise les primitifs aux points de vue chronologique, sociologique, psychologique et esthétique : il désigne par ce mot les hommes qui ont vécu dans les quatre ou cinq siècles précédant l'apparition des premiers documents historiques (limite variable selon les pays); qui ne pratiquent pas encore les cultes religieux proprement dits; qui vivent par l'instinct plus que par la réflexion et la science: qui ignorent l'art cultivé pour lui-môme ou en vue d'un public; et qui n'agissent que pour des fins utilitaires (p. 16).
C'est un des points les plus contestables du livre. Ces principes posés, M. Combarieu énumère en détail un très grand nombre de faits de magie musicale, empruntés à tous les peuples, et se rapprochant autant que possible, au moins par leurs origines, de la période « primitive » telle qu'elle a été définie. II faut même en élargir singulièrement le sens, puisque nous voyons citer successivement les civilisations les plus diverses, depuis celles de la Chine, de l'Inde ou de l'Egypte, de l'Amérique avant la découverte, de l'antiquité classique, jusqu'au christianisme du moyen âge. (C'est là une des graves difficultés de la méthode adoptée.) Le chant magique est employé presque partout pour produire la pluie et le beau temps; pour favoriser les naissances, l'amour, dont il est le meilleur philtre; pour guérir les maladies; pour perdre un ennemi; et pour bien d'autres effets matériels (2° partie).
Le principe de tous ces faits, c'est la croyance universelle que l'imitation d'un objet, ou la reproduction de son nom, nous donnent un pouvoir sur lui. Or le chant n'est qu'un renforcement passionné de la voix, a fortiori plus décisif qu'elle. Et la musique est par son rythme et ses inflexions une imitation des mouvements intérieurs de l'âme la plupart des philosophes, comme Platon ou Aristote, ne feront qu'amplifier ou systématiser, sans peut-être s'en douter, cette obscure superstition (3° partie).
II reste à examiner de plus près les emprunts précis faits par le langage musical au langage magique.
D'abord le rythme. La répétition en est l'élément essentiel. Or, si elle est agréable par elle-même, elle a aussi une fonction magique importante. Lorsque le médecin antique fait répéter trois fois une formule, ce n'est pas pour amuser son patient c'est pour le guérir. Le rite manuel ne vaut qu'associé à une formule orale; celle-ci n'agit que si elle est chantée; le chant, que s'il est répété un nombre rigoureux de fois. Or ce nombre magique est très souvent 3, 4, ou leurs dérivés : justement les nombres qui fondent les principaux rythmes musicaux. Les formules magiques complexes forment fréquemment de véritables vers (carmen), dont la forme devait être strictement respectée; puis des phrases ou des strophes; or la même ordonnance se retrouve dans un thème musical développé. Les formules magiques répétées, allongées, raccourcies, renversées, présentent une curieuse analogie avec certains procédés restés classiques pour le traitement d'un motif donné. Enfin le genre d'expression attribué aux divers rythmes est lié au sens imitatif qu'ils ont pour le magicien primitif. Si, de nos jours, nos musiciens préfèrent les rythmes irréguliers et brisés, c'est que parallèlement le sentiment religieux disparaît de plus en plus.
La plupart des gammes ont sept notes or le nombre sept a une importance magique considérable. Les théoriciens, qui auraient pu à la rigueur introduire par chromatisme un bien plus grand Nombre de sons dans une gamme, ne se sont-ils pas arrêtés, par une préférence inconsciemment suggérée, à un nombre rituel déjà consacré? Là où la gamme n'a que cinq sons, on rattache aussi ce nombre, comme en Chine, à des idées magiques.
Les modes musicaux, réduits pour nous à deux, le majeur et le mineur, mais plus nombreux chez les Anciens, ont un sens magique au moins par l'expression affective, l'êtes très précis que les Anciens leur attribuaient, car il dérive probablement du genre d'effets que les magiciens primitifs attendaient des formules mélodiques qui en furent, semble-t-il, les types originaires.
Les instruments musicaux des primitifs sont souvent consacrés chacun à un culte défini, ou bien ils ont des propriétés rituelles. Nous sommes plus à l'aise encore lorsqu'il s'agit de l'origine des principaux genres lyriques ou dramatiques. Nos marches funèbres sont comme un souvenir des lamentations à demi rituelles des chœurs tragiques, et des thrènes populaires en l'honneur d'Adonis. Le mot péan indique une idée de guérison magique. Le musical antique procède du culte de Bacchus; et celui des modernes, du drame liturgique. Les chansons de travail sont faites, bien plus, malgré Bücher, pour appeler l'intervention d'un esprit favorable que pour faciliter le travail lui-même par l'influence mécanique de la mesure. Enfin le refrain, si souvent inintelligible ou inutile, s'explique assez vraisemblablement comme un reste d'incantation (4° partie).
Telles sont les principales formes de la magie musicale. Il est aisé de signaler les nombreuses survivances qu'elle a laissées dans les temps modernes. L'art profane les a héritées par l'intermédiaire des religions organisées. De façon générale, toute « expression musicale » consiste à attacher intimement aux sons ou aux rythmes des sentiments dont la nature psychologique n'a rien de commun avec la leur : ce symbolisme est tout à fait analogue aux procédés magiques et le rayonnement de son action est reconnaissable jusqu'à l'heure présente, où le mot charme ne s'applique plus à des miracles effectués dans le Cosmos, objectivement, mais à ces miracles de transformation morale dont l'âme de l'auditeur est le théâtre (364).Tel est le contenu du volumineux et important ouvrage de M. Combarieu. Rédigé sous une forme très claire, il est nourri d'idées et surtout de faits; il contient un grand nombre de citations musicales ou de récits légendaires, qui constituent un répertoire précieux pour les penseurs, de culture assez différente, que ces sortes de rechercher sont susceptibles d'intéresser car il s'adresse à la fois aux musiciens, aux historiens, aux sociologues, et généralement aux philosophes.
Toutefois, s'il s'adresse à plusieurs sortes de spécialistes à la fois, il est difficile que chacun d'eux soit tout à fait satisfait pour sa part. Tel est l'écueil ordinaire de ces travaux très complexes, de ces synthèses provisoires, qui sont pourtant nécessaires.L'historien s'étonnera de se voir transporté, au cours de chaque chapitre, dans tous les continents et dans toutes les périodes de l'histoire à la fois, sans que les multiples nuances inséparables de faits aussi différents puissent être suffisamment indiquées.
Le sociologue contestera vivement la définition des primitifs », ou celle des rapports de la magie avec la religion. Il sera surtout choqué de voir traiter sur le mème plan tous les « primitifs », qu'il s'agisse des Soudanais actuels, des Mexicains, des Chinois d'on ne sait quelle époque, des Egyptiens du temps des Rhamsès, ou de l'antiquité classique. De pareils mélanges paraîtront certainement choquants à tout le monde dans une ou deux générations; et ils le sont déjà pour les anthropologistes soucieux de faits plus précis aucun des peuples que nous avons cités ne sont pour eux des « primitifs » au sens propre; et l'origine exacte des survivances qu'ils présentent reste tout à fait problématique. Ce défaut est commun à la plupart des théoriciens qui abordent l'anthropologie par l'esthétique : témoin Waltaschek parmi les musiciens; au contraire, ceux qui pour atteindre l'esthétique sont partis de l'anthropologie, comme Grosse, savent l'éviter; mais ils restreignent beaucoup moins ambitieusement leur étude. Grosse, par exemple, à préféré se borner uniquement aux peuples chasseurs, jugés plus primitifs que les pasteurs et les agriculteurs.Le musicien à son tour se demandera si vraiment les éléments précis de son art sont expliqués quand on les a rapprochés de certaines pratiques de la magie. Les nombres 3, 4, 7 jouent un grand rôle dans certaines incantations cela veut-il dire que les rythmes ternaires et binaires ou les gammes à 7 sons aient une origine magique? A ce compte, les phénomènes les plus compliqués s'expliqueraient avec une facilité désespérante. Les faits physiologiques ou psychologiques étudiés par Helmholtz ou Stumpf ont-ils donc aussi une origine sociale? Ne sont-ils pas plutôt une des conditions abstraites des faits sociaux, qui les présupposent? Et lorsqu'on nous dit que la séduction exercée par le chant du rossignol sur sa femelle est un véritable charme magique (p. 58), ou (p. 129) que le chant a pour fonction de renforcer la valeur magique que les formules ont déjà par leur sens verbal (même quand elles sont grammaticalement inintelligibles), on peut se demander s'il s'agit vraiment là ou de magie ou de musique proprement dites.
Pour toutes ces raisons enfin, les idées directrices de ce livre, si claires en apparence, paraîtront au philosophe quelque peu confuses; et la thèse soutenue, peut-être un peu mince. Au fond M. Combarieu a multiplié des rapprochements ingénieux, des assimilations suggestives, plus qu'il n'a retrouvé dans la magie l'origine et la nature primitive de la musique, comme il semblait le promettre. Après toutes ses analyses, la « pensée musicale » nous semble encore douée de la plupart de ses caractères spécifiques, qui n'appartiennent qu'à elle, et qui s'imposent à la magie bien plus qu'elle ne les lui impose. Et la thèse plus positive des origines populaires de la musique se réduit à montrer que cet art, comme tous les autres, comme les sciences et comme toutes les formes de l'activité humaine, eut tout d'abord des fonctions très multiples et très indifférenciées, que nous pouvons être tentés de nommer aujourd'hui magiques, si l'on consent à appeler ainsi toutes les formes inférieures des religions.
Ces faits sont bien connus des sociologues. Mais une telle évolution n'est pas particulière à la musique. On établirait, avec le même luxe d'exemples et de rapprochements, l'origine magique de l'arithmétique ou de la médecine, ou des arts plastiques le mysticisme mathématique, les pratiques de l'envoûtement, le totémisme, fourniraient des arguments en abondance.
Ces considérations ne diminuent pas la valeur du livre de M. Combarieu. Mais peut-être s'est-il exagéré la portée de ses principes et de ses résultats; et sans doute, dans l'état actuel de l'anthropologie, eût-il pu faire œuvre plus véritablement scientifique. Cette exploration d'un domaine peu connu n'en est pas moins fructueuse, et il faut le féliciter de l'avoir tentée hardiment : son ouvrage restera un répertoire considérable de faits utiles à connaître, et d'idées suggestives.
Recension du n°68 de la Revue philosophique de la France et de l'étranger consultable sur Gallica
L'ouvrage Fuga Satanae : musique et démonologie à l'aube des temps modernes de Laurence Wuidar publié en 2018 est "une analyse de la musique écrite dans les manuels d’exorcisme du XVe siècle. Si ces ouvrages répertoriaient les signes de possession démoniaque, ils présentaient aussi des remèdes spirituels et corporels. L'auteur met en évidence le statut de la musique perçue à la fois comme signe de la présence du diable et comme antidote. (Electre)"
A son sujet vous pouvez également lire Laurence Wuidar, Fuga Satanae. Musique et démonologie à l’aube des temps modernes de Julien Véronèse publié dans les « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 150, 2018.
Un dossier intitulé Magie et musique, 1100-1600 dirigé par John Haines et Julien Véronèse, publié dans les Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies 2020 – 1, n° 39 présente les contributeurs, contributrices et plus généralement les sujets :
Nicolas Weill-Parot
Des instruments de musique concurrents de la magie.
Roger Bacon et le pouvoir de la musique / Musical instruments in competition with magic. Roger Bacon and the power of music
Béatrice Delaurenti et Françoise Guichard-Tesson
Regards croisés sur la musique et la magie.
Nicole Oresme et Évrart de Conty / Looking at Music and Magic. Nicole Oresme and Évrart de Conty
Joscelyn Godwin
Music and its powers in the Hypnerotomachia Poliphili (1499) / La musique et ses pouvoirs dans l’Hypnerotomachia Poliphili (1499)
Laurence Wuidar
Du pouvoir causal de la musique dans les rituels magiques à la Renaissance / The causal power of music in magical rituals at the Renaissance
John Haines et Julien Véronèse
De quelques usages du chant liturgique dans les textes latins de magie rituelle à la fin du Moyen Âge / About some uses of liturgical chant in Latin texts of ritual magic at the end of the Middle Ages
Emma Abate et Alexandre Cerveux
Fonctions théurgique et talismanique de la voix chantée d’après le Sode Razaya d’Éléazar de Worms (v. 1165-v. 1230) / Theurgical and talismanic functions of the singing voice in the Sode Razaya of Eléazar of Worms (c. 1165-c. 1230)
Anna Caiozzo
Musique et magie. Quelques évocations folkloriques d’après la culture visuelle de l’Orient médiéval / Music and magic. Some folkloric evocations from the visual culture of the medieval East
Et pour finir, voici deux autres titres dont un en anglais, interrogeant la thématique "musique - magie" et ésotérisme :
- Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909) et l'ésotérisme musical [Livre] : histoire d'une réforme de la musique et des arts / Michel Thiolat ; sous la direction du professeur Jean-Pierre Brach, 2014
- Music and the Occult : French Musical Philosophies, 1750-1950 Eastman Studies in Music / Godwin, Joscelyn. University of Rochester, 1995
Bonne journée.