L'intelligence artificielle peut-elle créer des œuvres picturales de valeur ?
Question d'origine :
L'intelligence artificielle peut-elle créer des œuvres picturales de valeur ? Comment prouver qu'une œuvre a une I.A. pour auteur ?
Réponse du Guichet
Les robots deviennent des acteurs autonomes de la création d’œuvres picturales. Ces formes d’art générées par une intelligence artificielle peuvent se voir attribuer une valeur artistique et parfois même marchande. La question de la valeur juridique et donc du droit d’auteur trouve quant à elle des réponses différentes selon les pays.
Le perfectionnement des algorithmes de création rendent la frontière entre œuvre d’art réalisée par une personne et œuvre produite par ordinateur de plus en plus floue. Cependant, les musées et les experts gardent toute leur place dans l'authentification de la provenance d'une œuvre, tout comme dorénavant l'IA elle-même !
Bonjour,
Votre question porte sur deux problématiques liées à la rencontre entre art et intelligence artificielle :
Est-ce que l'intelligence artificielle (IA) peut créer des œuvres picturales de valeur ?
Comment prouver qu'une œuvre a une IA pour auteur ?
VOICI QUELQUES ÉLÉMENTS CONCERNANT VOTRE PREMIÈRE QUESTION
Alors que dès les années 70 de nombreux artistes s’emparent de l’intelligence artificielle (IA) en tant qu’outil à l’appui de leur création, depuis quelques années les robots (du tchèque robota : esclave, corvée) deviennent des acteurs autonomes de la création d’œuvres d’art dans de nombreux domaines artistiques dont celui des œuvres picturales.
En 2016, une association de musées et de chercheurs des Pays-Bas a dévoilé un portrait intitulé The Next Rembrandt, un nouveau tableau créé par ordinateur après analyse de milliers d’œuvres de l’artiste néerlandais du XVIIe siècle, Rembrandt Harmenszoon van Rijn.
Andres Guadamuz, maître de conférences en droit de la propriété intellectuelle, explique le processus dans un article paru en octobre 2017 dans la revue OMPI Magazine (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) :
Appliqués à l’art, à la musique et aux œuvres littéraires, ces algorithmes d’apprentissage automatique apprennent à partir d’informations intégrées par les programmeurs.
Ils s’appuient sur ces données pour créer une nouvelle œuvre et prennent des décisions en toute autonomie, tout au long du processus de création, pour établir à quoi ressemblera le résultat final.
Ce qu’il faut retenir de ce type d’intelligence c’est que si les programmeurs peuvent définir certains paramètres, l’œuvre effectivement créée par le programme informatique en soi – dénommé «réseau neuronal»- est le fruit d’un processus équivalent au processus de réflexion chez l’homme.
Ces formes d’art d’automatisation de la création artistique sont apparues avec les mouvements d’art génératif et d’art algorithmique.
Depuis, elles ne cessent de se multiplier et peuvent se voir attribuer une valeur artistique en remportant des Prix et parfois même marchande lors de ventes aux enchères.
Le 25 octobre 2018, le tableau Portrait d’Edmond de Belamy peint via un programme d’intelligence artificielle est adjugé pour 423 500 dollars par Christie’s lors d’une vente aux enchères.
Plus récemment, une polémique est apparue autour de l’œuvre de Jason Allen qui a remporté le premier Prix d’un concours d’art avec Théâtre d’opéra spatial, créée à l’aide d’une IA : une scène d’opéra futuriste où des interprètes font face à une immense ouverture lumineuse.
Betty Jeulin, avocate, explique quant à elle comment le «prompt art» a permis à une image générée par une IA de remporter le premier prix d’un concours d’art aux Etats-Unis:
A l’instar de Midjourney, les sites DALL-E, NightCafé et Snowpixel proposent d’illustrer les instructions écrites des internautes grâce à une intelligence artificielle et cela porte le nom de «prompt art». En pratique, l’internaute écrit une phrase décrivant l’œuvre qu’il souhaite voir réaliser, par exemple «pays des merveilles postapocalyptique» et l’intelligence artificielle se charge de lui proposer plusieurs réalisations visuelles.
[...]
La journée du 26 août 2022 a marqué un tournant dans l’histoire de la création artistique, puisque pour la première fois une œuvre entièrement générée par une intelligence artificielle, en l’occurrence Midjourney, a remporté le premier prix de la Colorado State Fair Fine Arts Competition. Cette victoire a fait polémique, au point de forcer les organisateurs du concours à revoir leurs critères de validation des œuvres pour l’année 2023.
Par Betty Jeulin, avocate
Article paru le jeudi 15 septembre 2022 dans la revue Village de la Justice: «Prompt art», intelligence artificielle et droit d’auteur.
Cette polémique pose la question de la justification d’une œuvre d’art dont l’artiste est plus robot qu’humain. Qui est alors l’artiste ? L’utilisateur, les développeurs, ou Midjourney lui-même ?
La question de la valeur juridique et donc du droit d’auteur pour une création entièrement générée par une IA trouve ainsi des réponses différentes selon les pays.
La législation des pays d’Europe et des États-Unis d’Amérique déclare que l’œuvre d’art créée par un ordinateur ne peut pas être considérée comme une œuvre originale et donc ne peut pas être protégée au titre du droit d’auteur.
Andres Guadamuz cité précedemment l’explique ainsi :
Rappelons que les œuvres de création ne peuvent bénéficier d’une protection au titre du droit d’auteur que si elles présentent un caractère original. En règle générale, pour satisfaire à ce critère d’originalité, l’auteur ne peut être qu’une personne.
[...]
Cette décision est généralement interprétée comme signifiant qu’une œuvre originale doit être le reflet de la personnalité de son auteur, ce qui signifie qu’une intervention humaine est indispensable pour qu’une œuvre puisse être protégée par le droit d’auteur.
Cependant certains pays comme le Royaume-Uni attribuent la paternité de l’œuvre au programmeur. La législation sur le droit d’auteur du Royaume-Uni stipule que «dans le cas d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique créée au moyen d’un ordinateur, la personne ayant pris les dispositions nécessaires pour créer ladite œuvre sera réputée en être l’auteur». Cette même loi précise qu’on entend par «œuvre créée par ordinateur» toute «œuvre créée par ordinateur dans des conditions excluant toute intervention humaine».
Anna Carolina, dans son article du 30 septembre 2022 sur Konbini.com, témoigne du cas de Kris Kashtanova, graphiste à New York, qui a réussi à obtenir des droits d’autrice sur sa bande dessinée Zarya of the Dawn produite grâce à une IA.
Andres Guadamuz souligne que des questions persistent :
Est-ce que l’IA rend les artistes moins «auteur.rice.s» de leurs créations ou bien parle-t-on d’une collaboration vertueuse comme avec n’importe quel outil de travail ?
[...]
Le prochain grand débat portera sur la question de savoir si les ordinateurs peuvent bénéficier du même statut et des mêmes droits que les personnes. Mais c’est une toute autre histoire.
VOICI QUELQUES ÉLÉMENTS CONCERNANT VOTRE SECONDE INTERROGATION.
La généralisation du recours à l’intelligence artificielle par les artistes et le perfectionnement des algorithmes de création rendent la frontière entre œuvre d’art réalisée par une personne et œuvre produite par ordinateur de plus en plus floue. Il se pourrait ainsi que nous ne parvenions plus à faire la différence entre un contenu créé par l’homme et un contenu créé par des algorithmes intelligents.
C’est la question qui sous-tend l’étude de Harsha Gangadharbatla publiée dans le journal scientifique Empirical Studies of the Arts, le 16 février dernier. Le professeur de l’Université du Colorado a réalisé une étude sur un échantillon de 211 personnes âgées de 20 à 89 ans pour estimer à quel point les personnes non-expertes en art pouvaient différencier un tableau « peint » par une intelligence artificielle d’une œuvre humaine. Le résultat est perturbant : les répondants se sont en grande majorité (75 à 85%) trompés lorsqu’il a fallu dire quelles œuvres venaient de l’IA et lesquelles venaient d’un humain.
"J’ai toujours pensé qu’il y avait une âme que l’humain déversait dans son œuvre. Quand une machine crée l’œuvre, comment les gens l’interprètent-ils ? Sont-ils toujours émus ?
Pour l’instant, vous savez exactement comment l’intelligence a fait une œuvre d’art, mais ce ne sera peut-être pas le cas à l’avenir…" Harsha Gangadharbatla
La revue Connaissance des Arts dans son article du 26 février 2021 analyse cette étude et affirme que les musées et les experts gardent toute leur place dans l'authentification de la provenance d'une œuvre, tout comme dorénavant l'IA !
Le manque de rigueur dans la méthodologie, notamment au niveau des échantillons et du choix des tableaux, questionne donc la validité des résultats, mais ouvre néanmoins des pistes de réflexion intéressantes sur l’utilisation de l’IA dans l’art et sur l’importance des experts dans les maisons d’enchères et les musées qui, eux, peuvent aisément distinguer un vrai d’un faux.
Bonne journée !
POUR APPROFONDIR LA RÉFLEXION
- Les ressources numériques
la Presse en ligne, comme les plateformes Europresse et Cafeyn.
- Les documents du catalogue de la BML
L'art numérique [Livre] / Edmond Couchot, Norbert Hillaire
Philosophie et art numérique [Livre] : un monde extraterrestre / Martine Bubb
Art et numérique en résonance [Livre] / Dominique Moulon ; introduction de Norbert Hillaire
L'art numérique [Livre] / Christiane Paul ; trad. de l'anglais par Dominique Lablanche
A la recherche du visage perdu dans l'art numérique [Livre] / Miguel Almiron