Question d'origine :
Bonjour,
Je fais partie d’une association qui est en contact avec de personnes en situation précaire. La question de l’hygiène et de la propreté est posée. Que veut dire être propre ? Propre et pauvre, hygiène sophistiquée, un marqueur social ? J’ai lu des travaux de Corbin par exemple, mais je manque de références y compris sociologiques et philosophiques. Je serais aussi très intéressé par des contemporains à même d’animer une conférence débat à partir de leurs travaux.
Merci de votre aide
Réponse du Guichet
La notion de propreté, autrement dit l'hygiène, a évolué avec le temps et selon les civilisations. Elle est aussi liée au corps social. La pauvreté peut amener à une précarité hygiénique. Voici quelques références qui abordent ces sujets.
Bonjour,
Selon l'article de l'Encyclopédie Universalis accessible via le site de la BML en bibliothèque ou en accès à distance pour nos abonnés,
l'hygiène est classiquement la science qui enseigne les mesures propres à conserver la santé, voire à l'améliorer. Elle a été présente dans toutes les civilisations depuis les plus primitives mais avec une évolution des approches liées aux progrès des connaissances et aux transformations des structures sociales, métamorphose que l'on peut mettre en évidence en retraçant l'histoire de cette discipline depuis ses origines.
Il apparaît alors que le bouleversement des croyances religieuses ou des idées philosophiques, les mutations technologiques et politiques ont eu une grande part dans la naissance de l'hygiène moderne. Ses tendances actuelles reflètent la prise de conscience, par le corps social, de la solidarité de ses membres : souci de coopération, de prévoyance, de planification et de prospective dans le cadre de structures sanitaires solidement étatisées.
L'article retrace ensuite l'histoire de l'hygiène dans l'Antiquité, l'Islam médiéval, de la Renaissance au XVIIIe siècle, au XIXe siècle et au XXIe siècle.
Dans l'entretien avec Monique Eleb, Du corps à la maison : qu’est-ce qu’être propre ?, par Nadia Taïbi, publié dans Sens-Dessous 2014/1 (N° 13), est évoqué le fait que la propreté a une longue histoire en France :
Il y a eu différentes phases pour surmonter des réticences d’ordres distincts. D’abord les interdits liés à la religion et à la décence morale : on ne pouvait pas se voir nu. On se lavait avec une chemise, par petits bouts, les pieds, le visage, à un rythme très différent. On se trempait dans des bassines le dimanche ou une fois par mois, les bains étaient plus de l’ordre de la médecine que de l’hygiène. Il a donc fallu beaucoup de temps pour que toutes les classes sociales acceptent de s’occuper du corps. Car le problème posé par la perception de la propreté est celui plus général du rapport à son corps. Dans Comment j’ai vu 1900, la comtesse de Pange raconte qu’un bain que lui prescrivit son médecin alors qu’elle était petite fille fit une révolution dans son château. De plus, il fallait surmonter les peurs, les constructions mentales, les représentations de la maladie. L’eau était rare et chère et surtout elle a longtemps été perçue comme dangereuse. On pensait que lorsque l’on se mettait de l’eau sur le corps elle entrait par les pores de la peau et que cela rendait malade. Donc, on essayait de se laver le moins possible. Pasteur jouera un rôle important dans cette évolution en montrant que les microbes stagnent sur la peau si on ne se lave pas, et que l’eau devient saine si on la fait bouillir.
Dans le livre La civilisation des moeurs, Norbert Elias "analyse les moeurs de la civilisation occidentale et étudie leur transformation de la fin du Moyen Age à l'époque contemporaine" en citant des textes peu connus. En ce qui concerne l'hygiène, il cite l'ouvrage De Civilitate morum puerilium d'Erasme dans lequel il est dit :
Se moucher dans son bonnet ou sa veste est d'un paysan, dans son bras ou son coude, d'un marchand de poisson; il n'est pas beaucoup plus poli de le faire dans la main, si la morve tombe sur la veste. Si en se mouchant dans les doigts, quelque chose tombe à terre, il faut l'écraser aussitôt avec le pied.
ainsi que Civilité française (Liège 1714) :
Le cracher fréquent est désagréable ; quand il est de nécessité on doit le rendre moins visible que l'on peut et faire en sorte qu'on ne crache ni sur les personnes, ni sur les habits de qui que ce soit, ni méme sur les tisons étant auprès du feu.
En ce qui concerne les manières de table, il reprend un extrait des Règles de la Bien-séance et de la Civilité Chrétienne (Rouen 1729). Des choses dont doit se servir lorsqu'on est à table (p.87), de La Salle :
Il est malhonneste de se servir de sa serviette pour s'essuier le visage ; il l'est encore bien plus de s'en frotter les dents et ce serait une faute des plus grossières contre la Civilité de s'en servir pour se moucher...
Par ailleurs, Georges Vigarello, dans Histoire du corps aborde aussi la question de l'hygiène. Il y est indiqué que la conception de la propreté que nous connaissons de nos jours n'émerge que progressivement au cours du XIXe siècle. Nous vous renvoyons tout particulièrement à la lecture du tome 2 et au chapitre intitulé Hygiène du corps et travail des apparences.
Du même auteur nous vous conseillons la lecture de l'ouvrage Le propre et le sale : l'hygiène du corps depuis le Moyen Age :
Encombrement des espaces, netteté de la peau, intimité sensible, les critères anciens du propre et du sale ne sont plus ceux d'aujourd'hui. Des faits apparemment identiques ne déclenchent au fil du temps ni les mêmes appréciations ni les mêmes réactions : la transpiration collant à la peau, le cheveu supportant la vermine, l'odeur émanant des corps. La propreté de nos pères, celle de l'Europe classique par exemple, n'est pas la nôtre : elle peut exister sans le recours à l'eau, en favorisant quasi exclusivement l'apparence extérieure, l'habit. L'histoire du propre et du sale est ainsi celle d'un lent raffinement. Elle montre comment se fabriquent les seuils du goût et du dégoût. Comment ils s'imposent, comment ils changent, comment ils réveillent, dans leurs différences avec les nôtres, la conscience de notre propre sensibilité.
Cette histoire est aussi davantage. Elle montre encore comment s'enracinent, au plus près des repères corporels, des différences marquantes entre les groupes sociaux. La dentelle blanche de l'aristocrate du Grand Siècle n'a aucun rapport avec le chanvre écru du laboureur. Non que cette différence soit celle de l'ustensile ou de l'accessoire. Elle est d'abord celle du corps. Elle concerne ce qui le constitue au plus profond, ce qu'il sent, ce qu'il respire, ce dans quoi il est immergé. Elle révèle alors combien la distance sociale, devenue abîme, tient au sentiment de ne pas avoir le même corps.
Cette histoire enfin plonge au coeur de la sensibilité culturelle. Le propre et le sale orchestrent un ordre immédiat du monde, colorent les contacts, les matières, les proximités. Avec leurs changements temporels bascule, tout simplement, l'horizon des matérialités. Source : 4e de couv.
Pour ce qui est de la notion de précarité et de propreté, la lecture du livre de Patrick Declerck, Les naufragés, est assez éclairante. Quand la désocialisation d'un individu socialement précaire est arrivée à un certain stade, il explique qu'une personne se dissocie de son corps jusqu'à le considérer comme un objet étranger qui ne suscite aucun intérêt.
Voici d'autres références à propos de l'hygiène puis de l'hygiène et la précarité :
- Le corps des peuples [Livre] : us et coutumes de la propreté et de la séduction / Anne Varichon, 2003
- Liberté, égalité, propreté [Livre] : la morale de l'hygiène au XIXe siècle / Julia Csergo, 1988
- Les applications sociales de la solidarité [Livre] : la propreté et l'hygiène / Dr Paul Brouardel, 1904
- Soins faciles pour la propreté de la bouche... par M. Bourdet,... suivis de l'art de soigner les pieds... [Livre], 1782
- Curieuses histoires de la propreté / Martine Magnin, 2022
- Hygiène n’est pas propreté. Pour une nouvelle définition de la promotion de l’hygiène en aide humanitaire d’urgence par L. LAROSE | Société française de santé publique | Santé publique 2001/1 - N° 13 ISSN 0995-3914 | pages 77 à 88
- Santé, précarité et exclusion [Livre] / Emilio La Rosa, 1998
- Combattre la pauvreté [Livre] : Vulnérabilités sociales et sanitaires de 1880 à nos jours / Axelle Brodiez-Dolino, 2013
- Baromètre hygiène et précarité hygiénique en france commandé par l’association Dons Solidaires à l’institut IFOP, et publié le 16 mars 2021, dresse un état des lieux de l’évolution de la précarité hygiénique et de son impact sur l’estime de soi et l’insertion sociale.
Bonne journée.