Les croix-roussiens mécontents ont-ils jeté Jacquard ou son invention dans la Saône ?
Question d'origine :
On raconte souvent l'histoire de Jacquard et de la colère des canuts lors de l'invetion de la mécanique qui porte son nom ; et on entend souvent dire que la première mécanique aurait été jetée à la saône (ou dans le Rhône, au choix) par les croix-roussiens mécontents. Est-ce vrai ?
Réponse du Guichet

Les récits du «martyr» de Jacquard exposé à la haine des ouvriers en soie conspuant «le destructeur du travail du peuple» furent nombreux après la mort de l’inventeur. D’après les ouvrages récents que nous avons consultés sur Jacquard et l’insurrection des canuts de Lyon la véracité de ces récits posthumes serait discutable. D’ailleurs, nous n’avons trouvé dans ces publications aucune mention d’une machine à tisser jetée dans les eaux du Rhône ou de la Saône par les ouvriers croix-roussiens.
Dans l’article Le martyre de Jacquard ou le mythe de l’inventeur héroïque (Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 16|2009), il est dit
Tout au long du XIXe siècle, Jacquard a suscité d’innombrables biographies populaires. Elles mettent toutes en scène – à la manière d’une vie de saint – les étapes du martyre de l’inventeur en butte à l’hostilité des ouvriers. Sa mécanique aurait même été détruite en place publique par la foule mécontente. Pourtant, cet épisode de la vie de Jacquard apparaît après la mort de l’inventeur, elle est une construction tardive visant à montrer le geste héroïque du mécanicien contraint de braver tous les dangers pour faire triompher le progrès et la modernité.
Plus loin,
Selon les récits de la vie de Jacquard rédigés tout au long du XIXe siècle, des émeutes éclatent dans la ville, l’artisan est prêt à être jeté dans la Saône ; sa machine aurait été brûlée en place publique et le conseil des prud’ hommes aurait ordonné sa destruction. Pourtant, dans sa thèse, Pierre Cayez est formel : « Aucune archive ne confirme que Jacquard fut jeté en Saône par les ouvriers mécontents et privés de leur travail. » L'industrialisation lyonnaise au XIXème : du grand commerce à l'industrie (Tome 1, p. 141)
Dans l’ouvrage Histoire de la machine Jacquard, chapitre 6, L’accueil de la mécanique dite à la Jacquard par les ouvriers de soie, leurs révoltes, l’auteur commence par cette sentence: «il est nécessaire de rétablir la vérité», avant de conclure: « il n’y a jamais eu de révoltes et ceci pour de multiples raisons» :
Chaque machine dite à la «Jacquard» ne supprimait qu’un seul emploi, celui des tireurs de lacs. Tous les autres métiers du processus textile étaient conservés […] Par contre les machines sont imparfaites, certains acheteurs portent plainte auprès du conseil des Prud’hommes. Jacquard sera condamné à reprendre quelques machines. A tort, les panégyristes feront de Jacquard un martyr de son invention. Hedde écrit: «On criait bien; au Rhône, au Rhône les mécaniques! Non pas pour la raison de la simplification du tissage, comme on a voulu le faire croire, mais pour la raison bien naturelle que les acheteurs avaient été indignement trompés». Etudes séritechniques sur Vaucanson
Sur l’historiographie présentant les canuts comme «décalés» par rapport à une modernité libérale ou révolutionnaire qui s’annonçait dans la France du milieu du XIXeme siècle, nous signalons à votre attention l’article «Archaïsme et modernité à Lyon en novembre 1831» paru dans l’ouvrage Archives de soie: fabrique et insurrections à Lyon au début des années 1830
Bonne journée