Question d'origine :
Bonjour,
Je réfléchis à la thématique Nature / Culture, et notamment à l'idée qu'on oppose majoritairement les deux notions.
J'aimerais savoir comment s'articulent ces deux notions. Comment expliquer que l'appelation "nature' est, d'une part relativement selon les peuples, et d'autre part, absorbée dans la dimension culturelle ?
Afin de pouvoir m'emparer de ce sujet, j'aimerais plutot réfléchir, avec votre aide, à une approche plutot pratique (et moins philosophique).
Merci beaucoup le guichet du savoir :)
Réponse du Guichet
La question de la dichotomie nature-culture ouvre le débat autour de notions fondamentales pour la perception du monde. Elle peut aussi moduler la compréhension des enjeux sociétaux actuels.
Au XXe siècle, l’anthropologie a élaboré un concept-clé, celui de la culture, en le déshabillant de ses significations classiques. Par la suite, d’autres disciplines se sont emparées de cette notion, tout en l’adaptant à leurs champs de recherches. La culture a été étudiée en lien avec des notions avec lesquelles elle s’accorde, comme diversité culturelle ou contacts de cultures, mais aussi, a contrario, dans des contextes dont elle se démarquerait, comme par exemple la notion de personnalité ou de nature. Ces notions reflètent la perception que nous, Occidentaux, pouvons avoir de nous-mêmes et de notre environnement. Néanmoins, d’autres cultures ont proposé différentes perspectives, intéressantes et singulières. Prenons deux exemples issus de deux cultures différentes: le Japon et la Nouvelle-Calédonie.
En japonais, shizen, le terme même par lequel le concept de nature est traduit, n’exprime que l’un des sens que le mot nature revêt en Occident. Shizen se rapproche le plus du terme phusis, le principe qui fait qu’un être se développe conformément à sa nature, qu’il est tel qu’il est.
Shizen ne correspond donc pas à l’idée d’une sphère de phénomènes indépendants de l’action humaine, propre à l’Occident, parce que la pensée japonaise ne conçoit pas l’homme comme un être séparé de ce qui l’entoure, elle n’objective pas la nature. Selon Augustin Berque, auteur du remarquable livre Le Sauvage et l’Artifice. Les Japonais devant la nature, qu’aussi bien les anthropologues, les historiens de la pensée et les amateurs du Japon liront avec appétit, la culture naît d’une relation profonde à la nature. Il y a un «trajet», un regard qui va de l’une à l’autre.
De manière analogique, en Nouvelle-Calédonie, l’environnement est compris comme un espace indistinct de soi, où s’épanouit le collectif. Pour les Mélanésiens, la nature "est chargée d’une histoire humaine qui est aussi la sienne propre", écrivait Maurice Leenhardt dans Gens de la Grande Terre.
La relation des Kanaks à la nature et ses composantes trouve une expression singulière dans le Code de l’environnement de la province sud, mentionnant que "l’identité Kanak en particulier, est fondée sur un lien spécifique à la terre et à la mer" (voir article "La lente consécration de la nature, sujet de droit : le monde est-il enfin Stone ? de Victor David.
L’anthropologue Philippe Descola qui s’est consacré à l’étude des modes de socialisation de la nature en Amazonie, a vécu parmi les Indiens Jivaros qui s’appellent eux-mêmes Achuar. Ce peuple considère que la plupart des êtres vivants, animaux et plantes, possèdent une âme analogue à celle des humains, ce qui leur permet de raisonner, d’éprouver des sentiments, de communiquer et même de se voir comme des humains, malgré leur apparence animale ou végétale.
«Leur humanité est morale, elle repose sur l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes ; ce n’est pas une humanité physique, qui reposerait sur l’apparence qu’ils présentent au regard d’autrui», écrit l’auteur dans son livre Diversité des natures, diversité des cultures, où il expose de manière très claire et synthétique, à travers de nombreux exemples, la porosité entre ces notions et leur inévitables interférences.
Ainsi, l’apparente évidence que revêt la séparation des domaines s’estompe : c’est le rôle de l’anthropologie que de relever les différentes façons de percevoir et de les expliquer. Mais il va bien plus loin dans son œuvre Par-delà nature et culture, redessinant les lignes continues et discontinues entre nature et culture, en redéfinissant les champs des sciences pour replacer l’homme et son environnement dans une configuration nouvelle. Un débat essentiel pour répondre aux défis de notre société.
Pour aller plus loin :
Histoire naturelle et anthropologie de Jacques Barrau, in Espace géographique, tome 6, n°3, 1977 ;
Une écologie de la connaissance est-elle possible ? de Robert Crépeau, in Anthropologie et Sociétés, volume 20, n°3, 1996 ;
Sur la notion de culture en anthropologie de Pascal Perrineau, in Revue française de Science politique, n°5, 1975.