Existe-t-il des études sur l'évolution de la fête des lumières ?
Question d'origine :
La fête dite "des lumières", qui est à l'origine un fête dédiée à la Vierge Marie, donc religieuse et populaire, est devenue un fête "laïque" suite à son appropriation par l'administration municipale lyonnaise, aux alentours de 1989 avec Michel Noir comme maire. Avant, elle consistait essentiellement, pour les Lyonnais, à mettre des lumignons sur le rebord de leurs fenêtres, et ils n'avaient pas besoin d'une débauche de technique pour que le 8 décembre soit une fête. Y a-t-il un sociologue ou un philosophe qui se soit intéressé à cette évolution probablement riche d'enseignement ?
Réponse du Guichet
Rares sont les sociologues ou les philosophes à avoir étudié la fête des lumières, la plupart des études portant avant tout sur son histoire.
Bonjour,
S’il existe de nombreux ouvrages portant sur la fête des lumières et son histoire, les études sociologiques ou les approches philosophiques sont en revanche plus rares. Le phénomène des « fêtes » ou des évènements urbains sont abordés de manière générale et la mention de la fête des lumières n’est bien souvent qu’un exemple parmi d'autres. Ceci étant dit, nous avons trouvé quelques considérations d’ordre sociologique sur la fête des lumières.
Philippe Dujardin dans l’article, « De « l’illumination du 8 décembre » à la « fête des lumières ». Considérations sur un rituel urbain », (Raison présente, 2015/4 (N° 196)) décrit les raisons de la pérennisation de la fête des lumières, qu'elles soient anthropologique, symbolique, religieuse, politique mais aussi « financière ». Sur ces deux dernières raisons, il explique ainsi :
Fortement politisé, idéologisé, le rituel a même fait l’objet d’un surinvestissement idéologique et politique dans la période 1852-1905. Les enjeux étaient considérables : ils portaient sur la nature des régimes, régime impérial puis républicain ; ils portaient sur la politique de ces régimes, à laquelle on opposait encore très franchement une souveraineté et un droit d’origine divine. Toute une conception organique et hiérarchique de la société va s’exprimer dans les cortèges, les processions, les pèlerinages qui se rendent à Fourvière. À dater de 1880 et des premières mesures de laïcisation des espaces publics, la « manifestation » du 8 décembre fournit aux catholiques ultramontains le moyen d’actionner un principe de visibilité que leur contestent les autorités municipales. Ces autorités d’obédience radicale exigent, en effet, le retrait des insignes religieux, interdisent les processions, prohibent les rassemblements. Le 8 décembre, à l’occasion duquel sont dénoncés l’emprise de l’hydre maçonnique, ou les méfaits de la libre pensée, se pose comme un contre 14 Juillet, tenu pour une fête « octroyée » et licencieuse. À cette fête étatique octroyée, les catholiques opposent les propriétés d’un rituel authentique, décent, calme, digne, spontané. Cet investissement politique atteint son paroxysme en 1903, la confrontation des manifestants et des contre-manifestants conduisant à la mort d’un militant catholique. Pareil investissement décroît après 1905. Ce désinvestissement tient à l’effet de la politique de pacification des relations entre cléricaux et anti-cléricaux que tend à mettre en œuvre Edouard Herriot dès son accession à la magistrature municipale. Il tient, dans l’après première guerre mondiale, à la multiplication et à la fragmentation des espaces symboliques : à gauche, les célébrations de la Révolution d’Octobre ou de la mort de Jaurès, s’ajoutent à celles de la Commune ou du 14 Juillet, tandis qu’à droite, la fête de Jeanne d’Arc fournit le motif d’une mobilisation patriotique-nationaliste.C’est sous la troisième République qu’apparaît un autre facteur de pérennisation du rituel, celui de sa marchandisation. De cette instrumentalisation commerciale des illuminations du 8 décembre, nous avons les premières attestations dès 1875. La formule mise au point consiste à faire jouer aux illuminations du 8 décembre la fonction d’ouverture d’une « quinzaine commerciale » étirée. Il s’agit, littéralement, de « faire étalage », du 8 décembre aux festivités profanes de la nouvelle année. Les moyens mis en œuvre jouent de l’éclairage urbain, et surtout du décor des vitrines ; ces décors donnant lieu à des concours, exercice particulièrement prisé du public pour les métiers de bouche.20Les effets de cette emprise commerciale sont considérables : la géographie de la fête change, passant de la colline-qui-prie et des bords de Saône à l’intégralité de ce territoire que l’on nomme à Lyon, la presqu’île, soit l’espace compris entre la rivière, à l’ouest, le fleuve, à l’est. Le sens de la fête change, pour autant que l’un de ses ressorts est désormais celui de « l’exposition », rapporté au jeu de l’abondance, de la profusion. Une relation d’incongruité se construit qui polarise le culte de la Vierge immaculée et les plaisirs ordinaires, communs, notamment ceux de la gastronomie. Mais, ce faisant, l’appropriation de l’espace festif ne dépend plus des dévots de Marie ; il ne dépend plus, non plus, de ceux qui reconnaissent là, sous enrôlement marial, l’espace de la « patrie » lyonnaise. Advient une formule de fête démocratique, au sens rousseauiste du terme : la ville est à elle-même sa propre scène et la foule est à elle-même son propre spectacle.
Il achève sa réflexion en soulignant un autre aspect, celui de la « communalisation » :
Le dernier des types de conditions méritant d’être évoqué a trait à la « communalisation » de la fête. « Communalisation » s’entend dans le sens attesté depuis 1842 : « mettre sous la dépendance d’une commune, un terrain, une opération ». La communalisation du rituel, ressortit à une instrumentalisation de la fête par la collectivité publique territoriale, en l’espèce la ville de Lyon. On entrevoit les prémisses de cette instrumentalisation sous la troisième République et dans l’entre-deux guerres. Mais, pour autant que les sources permettent de l’établir, c’est dans les années 70 du xxe siècle que cette communalisation s’institue, communalisation « faible », jusqu’au départ du mandat municipal de Michel Noir en 1989, puis communalisation « forte », de 1989 à nos jours.La communalisation faible est celle qui, de 1970 jusqu’à nos jours, permet de penser le 8 décembre comme un attracteur symbolique, appelant à lui toutes sortes de manifestations, notamment celles qui ont rapport à l’inauguration des équipements urbains. Se trouve ainsi justifiée l’appellation journalistique du 8 décembre : la « saint Équipement » . Il en va, en effet, des inaugurations du tunnel de Fourvière (1971), de la rue Saint Jean piétonnisée (1978), de la place Louis Pradel (1982), de la place des Terreaux rénovée (1994). Mais ce jour est aussi celui de la tenue de manifestations scientifiques : les entretiens du Centre Jacques Cartier ; de manifestations sportives : la SaintéLyon, course de nuit ; de manifestations culturelles : le Festival musical du Vieux Lyon ; d’opérations politiques fortes : ainsi de la déclaration publique de Michel Noir rompant avec le RPR, en 1990 ; voire, d’opérations symboliques majeures : la commémoration du bicentenaire de la Révolution se jouant étrangement, dans sa dimension symbolique la plus probante, non pas le 14 juillet, mais bien entre le 8 et le 10 décembre 1989 !
Avec Michel Noir, dont le mandat de maire débute au printemps 1989, s’amorce le temps d’une communalisation forte. La politique conduite alors ressortit à une visée, celle du rayonnement national et international d’une ville qui prétend désormais au statut d’eurocité et dont l’attractivité, notamment touristique, est supposée être effet et condition de ce statut. Les moyens mis au service de cette visée de notoriété, et plus spécialement au service de l’événement du 8 décembre, sont humains, par implication directe d’un adjoint de la mairie centrale ; financiers, le budget de la manifestation (hors contribution directe des services techniques de la mairie) atteignant rapidement le million d’euros. Les moyens techniques relèvent d’une politique volontariste de communication. Celle-ci induit de multiples effets : la mise au point d’une nouvelle désignation « Fête des lumières », « Lumières » se substituant à « Illuminations », la création d’un logo, la mise en place d’une procédure de labellisation. Mais il en va aussi, désormais, du déploiement d’une ingénierie, de la manifestation des savoir-faire constitués des éclairagistes publics, des savoir-faire, en cours d’invention, des métiers neufs de la lumière (architecte-lumière, concepteur-lumière, designer-lumière), savoir-faire et compétences mis au service de l’esthétisation pérenne ou éphémère de la ville, dans le cadre d’un « plan lumière ». C’est la qualité et la renommée de ces savoir-faire qui vaut à Lyon d’assurer, depuis 2001, la présidence du réseau international des villes de lumières, Luci (Lighting Urban Community International).
Au regard de ce contexte général, une périodisation de la mise en notoriété peut ainsi se décliner. Une première période « d’événementialisation » de la fête court de 1989 à 1991 : un scénographe est censé fournir le motif et les moyens d’un « événement » mémorable en centre ville. Une deuxième période, qui court de 1992 à 1998, peut être désignée comme la politique des « temps forts ». La visée des « temps forts » est de permettre l’inscription des 9 arrondissements lyonnais dans le processus festif. On fera donc « tourner » la fête dans les arrondissements, un arrondissement se voyant proposer chaque année d’être le site électif d’une opération majeure. Les 9 arrondissements de Lyon étaient censés y trouver leur compte. Mais, finalement, ils n’y trouveront pas tous leur compte, puisque la politique change à nouveau en 1999, au motif, cette fois, que la formule adoptée est celle d’un « Festival Lyon Lumières ». Formule festivalière qui a notamment pour effet que, désormais, le « 8 » se décline sur quatre jours, de telle manière que la fête mobile soit nécessairement précédée ou suivie d’un week-end ! Même si l’appellation « festival » n’apparaît plus dans la communication officielle des éditions 2002 et 2003, l’idée festivalière est bien là. Preuve en est la brochure de l’édition 2003 « Lyon l’allumée » : dès le premier paragraphe du texte réservé au « Mot du maire », le terme « festival » est employé, la manifestation étant dépeinte comme un « festival d’émotion et de plaisir partagé ». Nous sommes bien dans un temps nouveau de la manifestation, le temps festivalier. Sur l’aire, hautement concurrentielle, de la mise en réputation de villes, Lyon peut désormais prétendre au statut de site d’un festival de la lumière. Et qui plus est, Lyon peut prétendre échapper à l’imitation et/ou à la concurrence, au motif que l’originalité du festival se trouve garantie par l’absolue singularité d’une fête « unique au monde », la fête populaire du 8 décembre.
26En guise de conclusion : étonnons-nous, une fois encore ! Étonnons-nous de la surprenante plasticité de ce rituel, ayant enduré pareils investissements, pareilles métamorphoses, sans cesser d’enchanter les uns, sans cesser de générer le dépit des autres ! Étonnons-nous de l’éminent pouvoir d’archive de ce rituel, en qui se sédimentent mémoire religieuse, mémoire commerciale, mémoire politique, mémoire technique, sans que l’une efface jamais l’autre. En ce sens, le rituel est à lui-même sa propre archive : paradoxe de l’archive vive ?
Flamant, Anouk dans l'article L’incomplète construction des politiques municipales de lutte contre les discriminations raciales. Enquête dans les villes de Lyon, Nantes et Strasbourg (2001-2012) (Revue internationale de politique comparée, Vol. 24., 2018) étudie deux manifestations festives : la « Fête des lumières » et le « Défilé de la Biennale de la danse ».
Pour compléter ces deux premières approches, vous pouvez également consulter les études suivantes
- Christophe Pierucci, Action culturelle, Annuaire des Collectivités Locales, 2015 35 pp. 399-404.Claude Vauclare, Les événements culturels : essai de typologie, Culture études, 2009/3 (n°3), p. 1-8.
- Guy Di Méo Le renouvellement des fêtes et des festivals, ses implications géographiques, Annales de Géographie, t. 114, n°643, 2005.
- Oriane Piquer-Louis, , « Écrire l’hommage : le cas de la Fête des Lumières en 2015 sur Twitter », Communication & langages, 2018/3 (N° 197), p. 93-110.
- "La ville événementielle = the 'events' city", Revue de Géographie de Lyon, 2007.
- "Fête populaire", Dérivations : pour le débat urbain, n° 3, 8 octobre 2016
Pour finir, certains ouvrages abordant la question des « fêtes » permettent de mieux comprendre le processus de la mise en place de fêtes et de rituels d'un point de vue sociologique dont :
La place et le rôle de la fête dans l'espace public : nouvelles fêtes urbaines et nouvelles convivialités en Europe / sous la direction de Banlieues d'Europe, 2006 : Résultat de 15 ans de recherches concernant les manifestations festives européennes, du carnaval le plus traditionnel aux nouvelles formes de fêtes et de convivialités urbaines, de Lyon à Belgrade ou de Belfast à Carthage. Selon les auteurs, la fête recompose les villes divisées, clivées et symbolisent le désir de vie et de villes des habitants, s'opposant ainsi à l'image négative des banlieues.
Et en guise de conclusion, vous pourriez consulter ce mémoire
La Fête des Lumières entre 1950 et 2004 : l'invention de la tradition dans les médias / Anne Tarou ; sous la direction d'Évelyne Cohen,...2010.