Pourquoi Proust avait-il des difficultés à trouver un éditeur ?
Question d'origine :
Cherchant un éditeur en 1912, Proust évoque, dans une lettre à un ami, la difficulté à laquelle il se heurte : "faire accepter des lecteurs un livre qui à vrai dire ne ressemble pas du tout au roman classique."
Pourquoi avait-il des difficultés à trouver un éditeur? Est-ce qu'on peut dire que A la recherche du temps perdu est un "roman d'aventures"?
Réponse du Guichet

A la recherche du temps perdu de Marcel Proust échappe à une classification, à un genre littéraire, d'où son rejet car ne correspondant pas à "l’air du temps", étant "trop différent de ce que le public a l’habitude de lire".
Bonjour,
Revenons tout d’abord sur les incompréhensions des lecteurs professionnels et des maisons d'édition à la réception des écrits de Marcel Proust qui rejetèrent le manuscrit.
Edmond Richard explique ainsi dans Du côté de chez Swann, de Marcel Proust
Une fois son œuvre écrite, Proust eut les plus grandes difficultés pour la faire éditer, d’autant qu’il prétendait la publier en bloc pour qu’elle pût être bien comprise. Mais les éditeurs font la sourde oreille : la Nouvelle Revue Française, entraînée par Gide, refuse; Fasquelle, qui s’était dérobé, finit par refuser; Ollendorf fait de même. Finalement Bernard Grasset, jeune éditeur curieux de nouveaux talents, accepte de publier Du côté de chez Swann à compte d’auteur. L’accueil, en général, fut réticent : Anatole France se déclare incapable de lire le livre ; les amis personnels de Proust sont déconcertés. Le directeur de la maison Ollendorf, cité par André Maurois, ne peut comprendre qu’un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil.
La première satisfaction viendra à Proust du revirement de la N.R.F., où Gide eut le courage et l’honnêteté de reconnaître son erreur. Les éditeurs se disputent alors cet auteur qu’ils dédaignaient la veille. Proust obtient de Grasset qu’il le laisse passer à la N.R.F. qui va publier le deuxième volume, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, couronné par le prix Goncourt le 1er novembre 1919, par 6 voix contre 4 aux Crois de Bois de Roland Dorgelès. Les autres volumes suivront et la gloire de Proust s’affermira sans cesse ….
Dans Les années de la Belle époque 1890-1914, Jean-Jacques Lévêque mentionne aussi les difficultés de Marcel Proust à faire publier son roman :
L’histoire des difficultés de Proust à se faire éditer est un point fort de sa démarche, qui rappelle curieusement celle des peintres ayant à affronter l’ignorance du public, ses préjugés et son horreur de toute nouveauté. «Il avait d’ailleurs tout contre lui. Il était dans une situation pire que celle d’un inconnu, remarque Léon-Pierre Quint. Il avait publié, il y a quinze ans et sans succès, deux livres ; puis des traductions. Il était toujours considéré, dans les milieux littéraires comme un auteur mondain (…) L’ouvrage qu’il avait écrit semblait monstrueux, déjà par sa longueur matérielle. Un sujet sans action, qui n’entrait dans aucun genre déterminé, et lui-même n’osait l’appeler ni roman, ni des mémoires. Il tenait à le publier non seulement sans chapitres, à peu près comme il a paru, mais encore sans alinéas, en pages serrées, compactes. Cela fait entrer davantage le propos, disait-il, dans la continuité du texte.»
En 1911, il avait déjà entièrement mis au propre les 700 premières pages, et il se croyait à l’article de la mort. C’est alors la quête ardente, passionnée et éprouvante d’un éditeur.
Calmann-Lévy se récuse, trouvant l’ouvrage licencieux. ‘La Nouvelle revue Française» le repousse, et pourtant le terrain avait été préparé avec soin par Antoine Bibesco arrangeant un rendez-vous avec Gide qui en est l’éminence grise. Et Gide de s’exclamer ! «N’est-ce pas lui qui écrit des articles dans «Le Figaro» ? Un amateur !».
Refusé, mais sans doute pas lu, par Guide qu’effraie la masse même du manuscrit, il se tourne vers Fasquelle recommandé, cette fois, par Louis de Robert et Gaston Calmette. Refus, parce que «trop différente de ce que le public à l’habitude de lire»
Le catalogue d'exposition Marcel proust. La fabrique de l’œuvre (p.87-88) offre une lecture conjointe de la démarche et de l’œuvre proustiennes et de revenir, encore une fois, sur les nombreuses réticences des lecteurs de l'époque :
Il nous faut imaginer le désarroi des premiers lecteurs, de ceux qui découvrirent du côté de chez Swann en 1913 et qui durent attendre jusqu’en 1927 pour que le sens du roman leur fut dévoilé dans Le Temps retrouvé. Rares furent ceux qui perçurent d’emblée la portée de l’œuvre de Proust. C’est pourquoi il convient de se montrer indulgent avec Jacques Madeleine, le lecteur de la maison Fasquelle,qui eut en 1912 à porter un jugement sur le manuscrit du premier volume, alors appelé «Le Temps perdu», se présentant sous la forme d’une dactylographie monstrueuse, farcie d’additions et de béquets. Son témoignage est extraordinaire: «Au bout des sept cent pages de ce manuscrit (…) après d’infinies désolations d’être noyé dans d’insondables développements et de crispantes impatiences de ne pouvoir jamais remonter à la surface, on n’a aucune, aucune notion de ce dont il s’agit. Qu’est-ce que tout cela vient faire? Qu’est-ce que tout cela signifie ? où tout cela veut-il nous mener? Impossible d’en rien savoir! Impossible d’en pouvoir rien dire!».
(…)
Ce fut à la suite de ce rapport que Fasquelle retourna le manuscrit, sous prétexte qu’il ne pouvait «assumer la publication d’un volume aussi considérable, aussi différent de ce que le public à l’habitude de lire».
(…) Les premières recensions, même favorables, ne dissimulèrent pas l’incompréhension de leurs auteurs, par exemple celle de Francis Chevassu dans Le Figaro, journal dont Proust était proche: «C’est un livre fort original que celui de M; Marcel Proust; mais il risque de déconcerter; car il ne se classe à première vue dans aucun genre» (8 décembre 1013)
(..) Du Côté de chez Swann, et d’abord «Combray», fut souvent pris pour une recueil de souvenirs, et l’on fut éconduit par la complexité de la démarche: c’est «un tout très composé; quoique d’une composition si complexe que je crains que personne ne la perçoive et qu’il apparaisse comme une suite de digressions», confiait d’ailleurs Proust à rené Blum en février 1913"
Ces premiers témoignages montrent combien les lecteurs se sentaient dépourvus face à une œuvre qui ne s'inscrivait dans aucun genre ... et certainement pas dans un roman d'aventures.
Ainsi, l'article publié sur Universalis revient sur cette confusion des genres :
L'intrigue multiple, la comédie des personnages signifient que la Recherche est un roman. Cependant, les longues réflexions ou analyses du narrateur, la méditation esthétique du Temps retrouvé évoquent l'essai. D'autres genres, mineurs, sont également intégrés au récit: des pastiches, des dizaines de lettres. À la recherche du temps perdu inaugure une tendance du xxesiècle, qui abolit les frontières entre genres littéraires, parce que l'œuvre ne se satisfait plus des limites du roman, de l'essai ou du poème, et veut être tout à la fois, une synthèse.
Proust affirme dans la Recherche que tout y a été inventé en vue de sa démonstration. Qu'il s'agisse en effet du comportement humain, de la société, de l'histoire des nations, il veut dégager des lois. L'intelligence les extrait de la réalité et unifie la diversité des êtres et des choses. On a pu considérer que Proust était déchiré entre deux tendances, entre le romancier et le moraliste. Le danger était de tomber dans le roman à thèse, en traitant les héros comme des prétextes, les supports des lois psychologiques ou sociales : «Les êtres les plus bêtes, par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu'ils ne perçoivent pas, mais que l'artiste surprend en eux», écrit Proust. Il faut ajouter les exposés sur la stratégie, les cris de Paris, l'inversion, que le romancier intègre à son récit, en attendant le grand «morceau intellectuel» de «L'Adoration perpétuelle». Mais Proust échappe aux dangers de l'abstraction parce qu'il la dégage toujours, lui-même, de l'individu: il n'y a pas de loi sans évocation du concret, c'est-à-dire du roman. De plus, ces lois évoluent elles aussi, n'échappent pas au temps romanesque, ni au point de vue. Quant à l'esthétique développée dans Le Temps retrouvé, elle est intégrée à la vie du héros principal, comme la sonate de Vinteuil à celle de Swann. La découverte de la vocation artistique est devenue un événement fictif, annoncé par les moments d'extase qui jalonnent le récit, et sont autant de signes. À la recherche du temps perdu est le roman des signes, plus que des idées.
Cependant, les vérités ainsi dégagées, l'analyse toujours poursuivie, l'intégration à l'œuvre de toute la culture de son temps (de la médecine à la stratégie, de la cuisine à l'esthétique) ne sont là que pour enchâsser des moments plus précieux, ceux mêmes avec lesquels le jeune Proust avait voulu composer Les Plaisirs et les jours et Jean Santeuil. Il n'a pu rédiger son roman qu'en renonçant à en faire un long poème en prose, la rêverie intérieure du héros devant contraster avec la prose du monde. Les minutes «affranchies de l'ordre du temps» sont mises en relief par le traitement même du temps, et elles en sont la source. L'intemporel, lié à la poésie, définit les conditions de possibilité de l'œuvre, mais n'en tient pas lieu.
Plus simplement le site espacefrancais.com explique :
A la recherche du temps perdu est une somme romanesque. A la frontière de différents genres (roman psychologique, roman sociologique, roman d’apprentissage, roman poétique, roman philosophique, roman à la première personne) et les englobant tous, cette œuvre laisse transparaître la volonté de retranscrire un univers tout entier (...) mais surtout les bouleversements que connaissent ces mondes au cours du temps. La Recherche s’organise autour d’un principe central, celui de la narration à la première personne, qui commande l’ensemble du récit …
L'Histoire de la littérature française sous la direction de Daniel Couty consacre une notice à Proust dans laquelle il est indiqué (p. 1129-1130) :
Proust est indécis sur la forme et le genre de son œuvre, qui reste encore attachée aux principes de la narration balzacienne (…) d’où une oscillation perpétuelle au cours de cette période d’incubation entre le roman et l’essai (…) Ainsi, Contre Sainte-Beuve, entrepris en 1909, et que l’on peut à bon droit considérer comme la matrice de la recherche, se veut un «un essai classique» qui se double d’un développement romanesque. Contenu dogmatique et récit, tel est le schéma binaire qui commande l’édifice du Temps perdu (…) dès lors, ni le contenu dogmatique ni l’économie générale du récit ne sont affectés, en revanche, l’aventure individuelle s’enrichit d’une réflexion qui touche la sociologie, les pouvoirs du langage et ceux de l’imagination, et la psychologie amoureuse; à quoi s’ajoute la complexité croissante du montage structurel…
Le site dédié à Marcel Proust analyse aussi cette œuvre :
Dans la Recherche, le protagoniste s’exprime à la première personne et s’identifie à l’auteur ; les autres personnages ne sont généralement que des transfigurations de personnages réels que Proust connaissait vraiment. Le roman a la structure d’une grande cathédrale gothique. La découverte du sens de la réalité peut venir de manière totalement inattendue, à travers la mémoire, à partir d’un événement minimal et désinvolte. L’exemple le plus connu est peut-être celui de la madeleine, le dessert que le protagoniste goûte pour la première fois après son enfance et qui rappelle, avec un spectre extrême de sensations, toute une période de sa vie.
Proust est convaincu, comme Baudelaire et les symbolistes, que l’écrivain doit libérer l’essence des sensations en les composant dans une métaphore. L’artiste, par essence, n’invente pas mais découvre. Les sensations et les choses sont immergées dans le flux du transitoire et de l’éphémère, tous deux soumis au temps qui se désintègre et les emporte. L’homme ne fait que s’engager dans une lutte continue contre le temps. Selon Proust, ce n’est que dans sa mémoire que l’homme dans son ensemble peut saisir les transformations incessantes auxquelles le temps soumet les faits, les personnes et les sentiments. Cette conception est basée sur la théorie d’Henri Bergson du «temps créateur» ce que Proust garde à l’esprit dans la formulation de sa théorie philosophique. Bergsonavait déjà parlé de la conscience intérieure et de la coexistence du passé et du présent dans le courant de la conscience.
Pour Proust, la récupération du passé n’est pas toujours possible. Pour ce faire, il distingue deux techniques : la mémoire volontaire et la mémoire spontanée.
Enfin, si vous traitez cette question dans le cadre scolaire, l'ouvrage suivant, actuellement emprunté, pourrait vous intéresser :
Proust / Dorothée Baud et Alexandre Helque, 2003 : "s'adresse particulièrement aux élèves de première toutes sections, de terminale littéraire, de classes préparatoires littéraires ainsi qu'aux étudiants suivant un cursus de lettres. Chaque ouvrage de la collection contient une biographie de l'auteur, une analyse littéraire de son style, ses thèmes..., des fiches de lecture sur ses ouvrages majeurs, des extraits de son œuvre, des sujets corrigés".
Question d'origine :
Cherchant un éditeur en 1912, Proust évoque, dans une lettre à un ami, la difficulté à laquelle il se heurte : "faire accepter des lecteurs un livre qui à vrai dire ne ressemble pas du tout au roman classique."
Est-ce qu'on peut dire que l'oeuvre de Proust est un roman d'aventures?
Merci!
Reformulation :
Réponse du Guichet

Cette bibliographie, non exhaustive, vous permettra d'approfondir l'oeuvre de Marcel Proust.
Bonjour,
Pour compléter notre première réponse et pour que vous puissiez approfondir l'oeuvre de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, nous vous suggérons quelques lectures :
- Proust et son narrataire : dans "A la recherche du temps perdu" / Pascal Alain Ifri, 1983
- Marcel Proust à la recherche d'un éditeur : A la Recherche du Temps perdu face à l'édition / Franck Lhomeau, Alain Coelho, 1988
- Marcel Proust [Revue]. 1, : "A la recherche du temps perdu" : des personnages aux structures / textes réunis par Pierre-Edmond Robert, 1992
- Proust ou le réel retrouvé : le sensible et son expression dans A la recherche du temps perdu / Anne Simon, 2000
- Sur Proust : remarques sur A la recherche du temps perdu / Jean-François Revel, 2004
- Les 100 mots de Proust [Livre] / Michel Erman, 2013
- Introduction à "La recherche du temps perdu" / Bernard de Fallois. Suivi de Maximes et pensées / Marcel Proust, 2021
- Le grand monde de Proust : dictionnaire des personnages de "À la recherche du temps perdu" / Mathilde Brézet, 2022
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