Sauriez-vous nous éclairer sur les origines sociales des prostituées au Maroc et en Tunisie
Question d'origine :
Bonjour,
Durant un cours sur la colonisation auprès d'adultes en réinsertion, j'ai évoqué Bousbir (quartier fermé des prostituées à Casablanca au Maroc) et l'existence de lieux semblables en Algérie et en Tunisie.
Quelques apprenants musulmans ne croyaient pas que des femmes de culture musulmane pouvaient avoir choisi (extrême pauvreté) d'exercer cette activité.
Sauriez-vous nous éclairer sur les origines sociales, géographiques des ces prostituées. Sont-elles venues de force, de leur plein gré ? Étaient-elles des orphelines, avaient-elles été retirées à leur famille ?
Merci d'avance !
Réponse du Guichet

Les prostituées en Afrique du Nord durant la période coloniale, étaient de différentes origines ethniques. Celles qui exerçaient dans les quartiers réservés "indigènes" étaient souvent issues de l'esclavage et de milieux très miséreux.
Bonjour,
Selon le podcast La prostitution en Algérie à l’époque Ottomane et française, la prostitution a été "organisée et mise en place par les autorités françaises dès l’arrivée des premières troupes en 1830" afin d’"enrayer le péril vénérien qui sévit au XIXe siècle et d’assurer la pureté de la race « blanche » en limitant les contacts sexuels entre les deux communautés (européenne et autochtone) au cadre prostitutionnel." Selon Aurélie Perrier, l'invitée de ce podcast, avant cette date les courtisanes avaient une fonction sociale importante, elles étaient musiciennes ou poètes et n'étaient pas stigmatisées. Elles pouvaient exercer cette profession puis intégrer la vie maritale en se soumettant à tous les codes. Ensuite "la courtisane devient simple prostituée" qui exerce dans des maisons de tolérance européenne ou dans des quartiers réservés "indigènes" comme l'explique le document Prostitution coloniale et nationalisme : collaboration corporelle dans ciel de porphyre de Aicha Lemsine par Guettafi SIHEM, Soltani WASSILA, 2018 :
Avec la conquête, l’arrivée massive des militaires à Alger accentue le mouvement, surtout avec la destruction des medersas et des mosquées (en 1836, six mosquées avaient été détruites) pour loger les soldats car l’effectif de l’armée de l’Afrique est passé, pour lutter contre L’émir Abdelkader, de 37.000 hommes en 1830 à 100.000 hommes en 1847. C’est dans ce flot continu de migrants venant de toute l’Europe que se glissent les premières prostituées : italiennes, maltaises, françaises et espagnoles. C’est à partir de cette nouvelle arrivée que s’organisent les premiers trafics de prostitution. Cette prostitution nouvelle, qui se répand rapidement, répond à une demande spécifique des européens. C’est dans les lieux bruissant et mélangés de la Médina que se pratiquent les jeux de hasard, l’alcoolisme et la prostitution avec des filles publiques. La réglementation coloniale met, alors, en adéquation « sans distinction de nations », la prostitution locale et traditionnelle : « indigène » avec la prostitution « migrante / européenne ».
Il faut préciser que le fait prostitutionnel maghrébin à l’époque est né de la combinaison d’une insécurité familiale récurrente et d’une précarité économique qui est l’un des principaux vecteurs du passage à la prostitution.
[...]
On interdisait aux femmes musulmanes de fréquenter des infidèles, les prostituées « indigènes » sont censées rejeter les relations intimes avec les chrétiens. A Tunis, par exemple, dans les années 1930, les filles soumises« indigènes » ne « marchaient qu’avec les Arabes, ni les européens, ni les Israélites, n’étaient admis à profiter de leurs charmes, les règles étaient rigoureuses. Il ne fallait pas mélanger les races » (selon Salardenne). Les maisons de tolérance européennes sont concurrencées par certains établissements « indigènes » de bonne tenue, ils possédaient une clientèle exclusivement européenne. La compétition se fait de plus en plus féroce dans ces lieux populaires.
L'ouvrage La prostitution coloniale [Livre] : Algérie, Tunisie, Maroc : 1830-1962 de Christelle Taraud publié en 2003 confirme cela et donne des précisions sur les origines des prostituées des quartiers réservés :
Le quartier réservé est, en effet, prioritairement destiné à une catégorie particulière de prostituée : les "indigènes". En Algérie, la mise en place de ce système carcéral et coercitif, dès les premières années de la conquête, apporte un raffinement supplémentaire à la tentative de ségrégation des populations confirmée officiellement en 1881 par la promulgation du code de l'indigénat. Dans l'esprit des partisans du système, il faut en effet empêcher "la masse des prostituées indigènes" de contaminer, par le biais des civils et des militaires installés en Afrique du Nord, "la nation française." Au nom d'une urgence épidémiologique réelle, on justifiait donc, d'avance, le racisme d'Etat. p.86
En 1856, dans son tableau de la prostitution en Algérie, le docteur Bertherand donne le classement suivant des métiers mentionnés sur les cartes ou passeports des 508 prostituées cartées de la ville d'Alger : 278 tailleuses et couturières ; 115 domestiques ; 11 blanchisseuses ; 7 marchandes et 3 artistes auxquelles s'ajoutent 94 femmes (presque toutes "indigènes") qui exercent des tâches diverses ou sont sans profession. L'écrasante majorité des prostituées énonçant une profession est constituée d'Européennes précédemment cartées en France et qui sont directement recrutées de métropole par les tenancières de maisons closes. Pour Bertherand, ces femmes se prostituent par "oisiveté, goût exagéré des toilettes et insuffisance du salaire pour vivre". Il suffit, selon lui, pour s'en convaincre, de comparer le déséquilibre d'effectifs entre les 278 tailleuses et couturières et les 11 blanchisseuses : " Or, tout le monde sait que ce dernier état procure à celles qui l'exercent le double au moins du produit de la journée d'une couturière ou d'une lingère."
La formulation d'une activité professionnelle dépasse pourtant le cadre de l'alibi et traduit le caractère temporaire de l'état de prostituée autant que l'existence d'un véritable salariat féminin fait de petits métiers à faibles qualifications et moindres revenus, mais à grande pénibilité. Il est donc probable que ces femmes ont exercé, à un moment de leur vie, l'activité à laquelle elles font référence et qu'elles l'ont quittée (provisoirement ou définitivement) pour se prostituer. A contrario, les prostituées "indigènes" apparaissent infiniment moins réceptives, en 1856, à cette catégorisation. Encore faut-il s'interroger sur la composition ethnique et sociale des femmes retenues dans le panel par Bertherand. Sous le vocable "indigènes", ce dernier réunit en effet indistinctement des Mauresques, des Kabyles, des Négresses et des Juives dont les modalités d'être à la ville sont aussi différentes que les activités rémunérées qu'elles peuvent éventuellement y exercer.
Les Négresses et les Kabyles, pour des raisons différentes, forment l'embryon d'un prolétariat féminin algérois. Le plus souvent anciennes esclaves, les premières oscillent généralement entre le travail domestique libre et mal rémunéré qu'elles accomplissent officiellement et l'illégalisme sexuel officieux qu'elles pratiquent, relativement couramment, pour arrondir leurs fins de mois. Les secondes appartiennent à une population traditionnellement mal intégrée à la médina. A la veille de l'intervention françaises à Alger, "les Laghouati partagent avec les Kabyles le commerce de l'huile et s'occupent plus spécialement des convois de bêtes de somme. Ce sont surtout les M'Ziti de petite Kabylie, dont les chefs, en vertu d'accords passés avec le Beylik, assurent aussi la liberté de communication entre Alger et Constantine. Les autres Kabyles [...] sont mal vus des Turcs qui limitent le plus possible leur entrée dans la ville [...]. Les M'Ziti travaillent au marché au blé ou ils sont mesureurs ou portefaix. Les autres ne trouvent à s'employer que comme journaliers dans les maisons de campagne des citadins ou les briqueteries et carrières des faubourgs. Les plus chaceux se placent comme domestiques chez les consuls et négociant chrétiens. Beaucoup dorment hors de l'enceinte d'Alger soit dans les grottes de Bal el Oued, soit dans les taudis de Bab Azoum". Ces endroits, qui servent encore dans les années 1930 d'entrepôts aux marchands de volailles kabyles venus du bled, s'apparentent à des cours des miracles où errent la nuit mendiants, infimres, miséreux et prostituées.
Les taudis de Bab Azoum sont d'ailleurs mitoyens du quartier juif où se recrute l'essentiel de la population prostitutionnelle de cette communauté. p.199-201
[...]
Le docteur Bertherand le concède de manière explicite : "Il faut bien reconnaître, la position malheureuse dans laquelle se trouvent un grand nombre de familles indigènes conduit fatalement les femmes à la misère et au commerce de leur corps." p.199-201
[...]
... le recrutement des filles soumises du quartier réservé se fait prioritairement parmi les prolétaires des bidonvilles casablancais, généralement des travailleurs de la terre, mais aussi des petits boutiquiers, des artisans, des ouvriers non qualifiés, des gardiens et des chaouchs dont l'origine citadine récente marque le déclassement, la difficile intégration à un tissu urbain en recomposition et la pauvreté endémique. En ce sens, les prostituées sont bien "les filles non qualifiées de classes non qualifiées". p. 2025-206
Si vous souhaitez aller plus loin sur cette question, vous pouvez lire les ouvrages ou articles suivants :
- Prostitution coloniale et postcoloniale. Colonial and postcolonial prostitution / Hélène Hazera, Germaine Aziz, Souad El Maysour et al., 2019 (trad. 2020)
- Sexualités, identités & corps colonisés : XV siècle-XXIe siècle / sous la direction de Gilles Boetsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et al., 2019.
- Tourisme et prostitution coloniales : la visite de Bousbir à Casablanca (1924-1955) / Jean-François Staszak, 2015
- Amour interdit : marginalité, prostitution, colonialisme (Maghreb, 1830-1962) / Christelle Taraud, 2012
- Taraud, Christelle. «La prostitution féminine juive dans l'Algérie coloniale. Entre fantasmes et réalités (1830-1962)», Archives Juives, vol. 44, no. 2, 2011, pp. 77-85.
- Urbanisme, hygienisme et prostitution a Casablanca dans les annees 1920,Christelle Taraud, 2006
- Barkahum FERHATI : Lecture d'histoire sociale de la prostitution : le cas de la « prostitution dite « Ouled-Naïl » à Bou-Saada (1830-1962) » / Omar Carlier, 2003
Et ceux-ci, plus anciens :
- De la prostitution dans la ville d'Alger depuis la conquête / E. A. Duchesne, 1853
- De la prostitution en Algérie / par le docteur A. Bertherand, 1859
Bonne journée.