Où l'ordalie par l'eau a-t-elle été pratiquée pour prouver l'existence de sorcières ?
Question d'origine :
Bonsoir,
A Toulouse, pour savoir si une femme pratiquait la sorcellerie, on la plongeait dans la Garonne du haut du Pont Neuf dans une cage en bois... Si cette femme ne survivait pas, ce n'était pas une sorcière !... Si elle survivait, c'en était forcément une, et par conséquent, on la brûlait.
Cette pratique était-elle aussi appliquée à Lyon ? ou dans d'autres régions de France ? autres pays ?
Je vous remercie pour votre retour et vous souhaite un très bon week-end.
Réponse du Guichet

Alors que les chasses aux sorcières gagnent toute l'Europe, la France y compris, que la pratique de la noyade se diffuse, la ville de Lyon se prête peu aux condamnations pour sorcellerie et ne semble pas faire subir le supplice de l'eau.
Bonjour,
Les chasses aux sorcières, commencées à partir de 1430 ont fait l’objet, ces dernières années, de nombreuses publications dont certaines ayant pour objectif d’innocenter les victimes et de les réhabiliter. Aujourd’hui les chiffres varient encore, les sources étant lacunaires.
Un article publié dans Le Monde rappelle que "le gros de la répression s'est déroulé en Europe, de 1560 à 1630. Il y aurait eu entre 30 000 et 60 000 victimes brûlées, pour environ le double de procès" tandis que l’émission sur France Inter, la chasse aux sorcières n’est pas le fait du Moyen Age relève qu'entre "1430 et 1630, le continent européen a connu 110 000 procès en sorcellerie, dont 48% se sont soldés par une condamnation à mort".
Les pratiques pour déceler les sorciers et sorcières furent diverses (tortures, viols…) et les procès précisaient les condamnations appliquées. En se basant sur diverses sources, l’article wikipedia dresse une Liste de victimes de chasses aux sorcières dans laquelle il est fait mention du nom de la victime, de la date, du lieu mais aussi du verdict. La noyade en fait partie.
Dans Au royaume des sorcières : Voyage au cœur féminin sacré, Christian Doumergue (2022) revient sur cette méthode :
Les ordalies furent régulièrement utilisées par l’Église. Ce fut notamment le cas lors de la lutte contre l’hérésie cathare, un mouvement chrétien dissident qui fut violemment réprimé dans le sud de la France à partir de 1209. Un des épisodes annonciateurs du grand génocide qui allait éradique le catharisme dans le feu et le sang est en effet, précisément, une ordalie. Dominique de Guzmán (vers 1170-1221) qui combat alors, par la parole, les cathares, propose à ses adversaires de mettre leurs livres (jugés sacrilèges par l’Église) dans le feu … pour les sorcières, l’ordalie est d’eau (.. ) différentes descriptions ou gravures permettent de se représenter ces scènes effroyables.
(…)
Entre 1560 et 1660, période durant laquelle elle atteignit son plus haut niveau, la chasse aux sorcières et aux sorciers, fit entre 50 000 et 100 000 victimes. Principalement des femmes (…) les pièces d’archives des procès en sorcellerie parlent d’elles-mêmes à travers les siècles : 80 des accusations concernent des femmes.
De même que Brian P. Levack dans La grande chasse aux sorcières en Europe aux débuts des temps modernes (1991) note que cette pratique est diffuse en Europe :
En Russie, selon le voyageur arabe Abu Hamid al-Gharnati, tous les vingt ans les vieilles femmes de Kiev étaient accusées de sorcellerie et on les jetait dans le Dniepr. Nathalie Z. Davies a aussi signalé des bains de femmes près de La Rochelle, à la fin du XIVe siècle : ainsi pouvait-on, paraît-il, déterminer les femmes adultères.
Vers la fin du XVIe siècle, la pratique s’applique aux sorcières dans une bonne partie de l’Europe, toujours dans les mêmes régions, en particulier sur les deux rives du Rhin et une partie de l’Allemagne. Nous connaissons des cas multiples à Strasbourg et à Bamberg. En mai 1594, une vaste ordalie est organisée par les villageois de la région de Bar-Sur-Seine, à la suite d’une gelée blanche dont la venue tardive a paru anormale. On jette quelques suspects à l’eau, dont un homme auquel, par bonté d’âmes, on attache un poids de cinquante livres. Mais le malheureux, qui est fort gras et qui se débat beaucoup, parvient à remonter à la surface : il est donc coupable.
En Angleterre, pourtant souvent atypique dans l’histoire de la sorcellerie, on a volontiers recouru à l’épreuve de l’eau, même en plein XVIIe siècle. M. Hopkins, le chercheur de sorcières, l’utilise, mais il pense à juste titre que, comme dans toutes les ordalies, les résultats n’étaient pas toujours faciles à interpréter. On avait souvent des doutes, par exemple en Essex, dans le cas de la veuve Comon. Le 13 juillet 1699 (..) on jeta cette femme à l’eau, à la suite de simples soupçons. Elle revint à la surface. Six jours plus tard, on recommença ; la victime insista encore pour surnager ; après cinq nouveaux jours de réflexion, le 24 juillet 1699, on procéda à une ultime épreuve. La veuve Coman remontait toujours à la surface. Devant l’évidence de la preuve, on finit par la brûler, ce qui arriva le 27 décembre 1699.
En Europe continentale, les protestations, voire les interdictions du bain datent à ce moment-là de presque un siècle. En France, une affaire avait attiré l’attention des juges d’appel parisiens. Elle se situait en 1594, dans le village de Dinteville, près de Chaumont, en Champagne. Un couple fut soupçonné sans aucune preuve valable, alors qu’il niait tout. On jeta trois fois de suite la femme à l’eau. Elle remonta à la surface. Les autorités locales condamnèrent le mari, Sébastien Breton, au bannissement, et la femme, décidément trop légère, au bûcher. Le parlement de Paris s’émut de l’absence de toute preuve et, après rapport d’un juriste renommé, Louis Servin il rendit un arrêté le 1er décembre 1601, interdisant « à tous juges du ressort d’utiliser la preuve par immersion ».
Dans les Pays-Bas espagnols aussi, on vit le danger de cette justice populaire sans fondement et le Grand Conseil de Malines écrivit au Conseil privé qui siégeait à Bruxelles pour qu’on interdît aux juges subalternes ces façons arbitraires de désigner les sorciers, notamment celles qui consistaient à « les jeter en l’eau (…) mais non plus qu’en Angleterre, la raison ne l’emporte sur le continent avant les années du milieu du XVIIe siècle. Le procédé du bain, s’il révolte les juristes, est volontiers admis par la population en raison de sa simplicité et de son faible coût (…) En 1635, un paysan bourguignon, Lazare Lamy, est soupçonné de sorcellerie dans son village de Saffres et réclame lui-même le jugement...
L’ouvrage étudie les procès et cas de sorcellerie par pays et montre que, pour la France (dans ses frontières, c’est-à-dire sans ses marches partagées avec l’Empire, Savoie, Franche-Comté, Lorrain, Alsace, région du Nord sous contrôle espagnol), la pratique était moindre avec une estimation inférieure à 500 condamnations.
En outre, Alfred Soman, dans l’article « La décriminalisation de la sorcellerie en France » (Histoire, Économie et Société, vol. 4, n°2, 1985, p. 179-203) relate lui, aussi, des cas de condamnation par noyade :
Toujours en France, à Sommes-Yèvre, une « sorcière dénoncée par deux de ses enfants au pied de la potence : deux officiers et des particuliers furent chargés « d’avoir emprisonné en une cave deffuncte Ysabeau La Nayanne, femme de Jehan Piort, icelle menée ignominieusement et violamment à l’estang dudict sommyevre, preicipitée en icelluy par deux diverses fois …
Ce même article revient sur des condamnations trouvées dans les archives du parlement de Paris, sur la période de 1540-1670 regardant 1254 individus prévenus dont
En 1582, à Champguyon (Seine-et-Marne) Etiennette Le Piffe tourmentée et noyée, sa fille violée
En 1587, à Reims, Poncette, veuve d’Adam de Laistret, ruée de coups de pierre pendant l’épreuve de l’eau
En 1587, à Condé-les-Autry (Ardennes), baignade et tourments en prison : deux femmes mortes sur le lieu …
1587, à La Neuville-au-Pont (Marne), Baignade
1587, à Juinville (Ardennes) Guyot Girard brûlé par la foule après baignade ; Isabeau La Nayanne tourmentée après baignade, morte de ses blessures
1588 Viel-St-Rémy (Ardennes) Jeanne Mitouhard pendue et brûlée de nuit ; sa sœur marguerite « jectée dans ung sac à l’eaue »
1594 Dinteville (Haute-Marne) Jeanne Simoni baignée puis tourmentée par le feu
1637 ( ?), Viviers-sur-Artaut Jeanne Clement et deux hommes (dont Claude Marson) baignés, tourmentés et brûlés à l’instigation du seigneur
1640, Belval-en-Aragonne (Marne) Catherine Lemoyne baignée puis fusillée
1641 Bragelon (Aube) barbe Jolly et son fils Rohc Guillaume baignés, tourmentés, assommés
Enfin, l’auteur s’intéresse à la répartition des condamnations pour sorcellerie sur le territoire français.
Durant cette période, Lyon semble n’avoir que peu pratiqué la chasse aux sorcières. L’article publié sur wikipedia souligne d’ailleurs que Lyon se révèle moins assidue en matière de chasse aux sorcières que ce qui se passe dans les contrées voisines, dans les pays de l'Ain, la Bresse et le Bugey.
Ce constat est partagé par Paul Leutrat dans La Sorcellerie lyonnaise puisque les régions les plus touchées furent « les Flandres, la Lorraine, La franche-Comté, la Normandie, le Dauphiné et la Gascogne et qu’il n'y eut à Lyon que des « broutilles » et « les phénomènes de sorcellerie, constatés, le plus souvent , rentrent dans le cadre d’une tradition populaire ». Dans ce même ouvrage, il est fait mention au XIVe siècle de condamnations au bûcher pour des lépreux (p.39) .
De semblables verdicts apparaissent dans les comptes des châtelains de Bresse et du Bugey.
Félix et Bruno Benoit reviennent sur les cas d'Hérésies, diableries et sorcelleries à Lyon et sa région (2007) et constatent que les procès de sorcellerie à Lyon demeurent marginaux et plus importants dans les alentours :
En 1465, Amédée IX devient duc de Savoie. Épileptique, il laisse gouverner sa femme, Yolande de France, sœur de Louis XI. Celle-ci, confite en dévotion et conseillée par des frères inquisiteurs obsédés par l’existence du diable, multiplie les bûchets et gibets jusqu’à sa mort survenue en 1478 (…) On brûle à Rossilon, Innimont, Bourg, Saint-Maurice-de-Gourdans, Pont-de-Vaux, Pérouges, Lagnieux, Oyonnax ….
Ils comptabilisent "Trente un bûchers, quatre pendaisons, une décapitation, une flagellation" mais aucune noyade !
De même, dans la Bresse « une trentaine de bûchers sont allumés de 1491 à 1508 (.. ) cent dix ans de répression ont donné cent neuf condamnations dont cent cinq de 1464 à 1525 » en Bresse, en Bugey et dans le pays de Gex.
Les auteurs rapportent que « pendant qu’en Bresse et en Bugey l’Inquisition se déchaîne, la fièvre antisorcière ne semble pas gagner Lyon. En effet, lors de quelques sondages dans la série G (série des affaires religieuses avant 1789) des Archives du rhône, on ne découvre que peu de procès de sorcellerie » .
Nous pouvons néanmoins noter deux épisodes spécifiques : la Vauderie à Lyon (1430-1480) et le procès des sorciers entre1742 et 1745.
Dans le premier cas, l'article de Wikpedia Hérétismes et sorcellerie à Lyon indique :
Un texte latin situe cependant un épisode célèbre de la chasse aux sorcières nommé Vauderye de Lyonois en brief, vers 1437-3910 selon les découvertes récentes de Franck Mercier et Martine Osterero. L'histoire de cette vauderie (supposée résurgence des Vaudois) est celle d'une chasse aux sorcières avortée menée par l'inquisition lyonnaise probablement par l’ordre des Prêcheurs du couvent des dominicains de Lyon. Jean Tacot et Thomas Girbelli en sont les représentants actifs, leurs tentatives d'éradication des crimes de sorcellerie butant contre l'opposition de l'archevêque de Lyon qui y est peu favorable. Pour démêler l'affaire, on fait appel à Pierre Balarin, Jean de Bames et à Guichard Bastier, jurisconsultes à Lyon au sein d'une commission de conciliation. L'inquisiteur, devant le peu de résultat de ces entreprises, fait appel au Roi, sans succès. Il aurait alors selon Franck Mercier et Martine Osterero écrit ce court texte Vauderye de Lyonois en brief afin de démontrer l'étendue du danger pour convaincre les autorités de prendre des mesures judiciaires extraordinaires.
Vous trouverez des détails dans
L' énigme de la Vauderie de Lyon : enquête sur l'essor de la chasse aux sorcières entre France et Empire (1430-1480) / Franck Mercier, Martine Ostorero, 2015
Pour finir et approfondir la question, nous vous suggérons les lectures suivantes :
La sorcière et l'Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe, des origines aux grands bûchers / Guy Bechtel, 2000.
Sorcières et sorcelleries / textes de Catherine Chène et Martine Osterero, Michèle Clément...[et al.] ; sous la direction de Christine Planté, 2002.
Sorcières : histoire d'une persécution / Patrick Ravignant ; préface de Sara Bourre, 2021.
L'holocauste des sorcières d'Alsace : un effroyable massacre au coeur de l'Europe humaniste / Jacques Roehrig, 2018.
Le sang des sorcières / Carole Sandrel, 2016
Sorcières !: la grande chasse / Ludovic Viallet / 2013
Le roi et la sorcière : l'Europe des bûchers, XVe-XVIIIe siècle / Robert Muchembled, 1993
Barthélemy Dominique. Présence de l'aveu dans le déroulement des ordalies (IXe-XIIIe siècle), L'aveu. Antiquité et Moyen Âge. Actes de la table ronde de Rome (28-30 mars 1984) Rome : École Française de Rome, 1986. pp. 191-214.