Dans quelle mesure le livre "Le Voyage en orient" est-il inspiré par la Franc-Maçonnerie?
Question d'origine :
Bonjour !
Gérad de Nerval . Dans quelle mesure le livre 3Le Voyage en orient" est-il inspiré par la franc Maçonnerie?
Merci pour votre réponse.
Réponse du Guichet

Le Voyage en Orient comporte des références à la franc-maçonnerie. La reprise du mythe d'Hiram et de la reine de Saba en font partie.
Bonjour,
Le Voyage en Orient comporte de nombreuses références à la franc-maçonnerie avec, entre autres, la reprise de différents mythes. Ainsi, si vous lisez la version du Voyage en Orient, annotée par Jacques Huré (1997), vous verrez que dans le volume II, la partie XII, Makbénach renvoie à toute une symbolique de la franc-maçonnerie. Les notes se rapportant à cette partie évoquent ces références comme le compas, symbole de l'esprit et de son pouvoir sur la matière dans la franc-maçonnerie.
Besma Nacer retrace ces différents renvois dans «Le devenir «autre» chez Nerval» (Loxias, 74, 2021), dont voici un extrait :
La lecture du Voyage en Orient nervalien éclaire sur l’inspiration originelle de cette expression, orientant vers une interprétation maçonnique. Nerval, pendant la rédaction de ce récit, dont la publication s’étend de 1840 à 1851, a beaucoup voyagé, ce qui lui a permis de s’initier aux mœurs orientales, aux traditions occultes et en particulièrement à la franc-maçonnerie. Il en résulte que des références maçonniques abondent dans son œuvre, notamment celles qui concernent l’initiation au grade de maître.
Or, les sources ayant mis en place les fondations du grade de «maître» se trouvent dans le mythe d’Hiram, mythe qui apparaît dans le livre sacré, la Bible, puis devient un récit légendaire. La légende raconte que l’architecte Hiram Abiff est mandaté par le roi Salomon afin de concevoir le plan du temple de Jérusalem. Il est nommé à la tête de milliers d’ouvriers qu’il divise en trois groupes ayant chacun un mot de passe à indiquer lors de la distribution des salaires: les efforts des maîtres étaient mieux récompensés que ceux des compagnons et des apprentis.
Les mots de passe secrets ont suscité la convoitise chez les ouvriers les moins gradés et ont créé une situation conflictuelle au sein des groupes. Alors le récit participe à faire du personnage un objet de culte sacré chez les francs-maçons: Hiram a été assassiné à la fin des travaux du temple par trois compagnons déloyaux à cause du secret qu’il ne voulait pas révéler.
Par la suite, ces compagnons enterrèrent l’architecte sans avoir obtenu le code des maîtres. Cependant, la terre fraîchement remuée pouvait attirer les soupçons, aussi pour donner un sens à cette terre remuée, ils plantèrent une branche d’acacia à l’endroit où le corps était enseveli et cette simple branche est devenue le témoin de la métamorphose de l’initié lors de son passage en terre dans la mesure où elle symbolise la renaissance sous une forme végétale de l’être. Hiram est ainsi l’archétype de l’initié qui accepte de mourir pour pouvoir renaître sous une nouvelle forme.
Cette légende est reprise par Gérard de Nerval dans «Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, Prince des Génies» qu’il intègre dans un récit consacré à la découverte de l’Orient. Récit dont la rédaction justifie le déplacement qu’il a réellement effectué et qui constitue le cœur fond de son roman. Jean Richer dit du poète: «Une curiosité le guide à travers les bibliothèques et à travers les pays proches ou lointains. C’est qu’il n’y cherche jamais que lui-même, le secret de son destin, les images dont peu à peu se constitue son mythe3». Cela suppose que l’auteur de Lorely n’entame sa pérégrination que dans le but de se découvrir. Le cœur même du Voyage en Orient, récit en partie autobiographique, illustre une transformation considérée par le corps maçonnique comme une renaissance au bout de laquelle l’initié accède à un nouveau statut. Très vite le voyage autobiographique, que l’auteur attribue à un personnage nommé Gérard, se transforme en une double quête: une quête identitaire et une quête passionnelle. Il insère dans son texte quatre micro-récits relatant chacun une histoire d’un ambassadeur, qu’il soit celui d’une religion ou d’une organisation ouvrière, proposant par ce biais une vision personnelle de la création sans perdre de vue quelques éléments de sa vie personnelle. Ainsi, son personnage voyageur, loin de réaliser le fantasme de l’auteur, se voit réduit à une solitude éternelle: en l’éloignant de Saléma, Nerval fait de lui son double dans l’infortune amoureuse. En effet, fortement touché par son histoire avec Jenny Colon qui lui inspire Aurélia en 1855, l’auteur ne peut que se reconnaître dans l’homme trahi par ses semblables qu’est Hiram.
Le cœur de la légende produit le récit de la quête d’une nouvelle vie dont deux épisodes sont emblématiques: «l’Histoire du Calife Hakem» et «l’Histoire de la Reine du Matin». Dans la première légende, l’histoire est attribuée à un compagnon qui raconte les initiations égyptiennes, semblables d’après l’auteur à celles utilisées en franc-maçonnerie: «Les Druses ont été comparés successivement aux pythagoriciens, aux esséniens, aux gnostiques, et il semble aussi que les templiers, les rose-croix et les francs-maçons modernes leur aient emprunté beaucoup d’idée4.» Et, dans la seconde légende, le récit rapporte une autre tradition mythique de la cérémonie maçonnique lors de l’ascension au grade de maître: celle qui reproduit le meurtre d’Hiram (Adoniram) et durant laquelle le néophyte apprend à se délaisser de son être profane pour devenir un individu supérieur.
Tout en se confrontant à ces mystères, le voyageur nervalien réalise que ses projets ne peuvent pas se concrétiser malgré ses efforts. C’est pour cette raison qu’il tente d’accomplir son dessein par procuration à travers ces différents personnages historiques ou légendaires, lesquels ne réussissent pas non plus là où le narrateur a échoué. Néanmoins, Voyage en Orient met en avant l’histoire d’une création littéraire à laquelle personne ne semblait croire parmi les proches de Gérard de Nerval.
Dans une étude antérieure, La Reine de Saba ou Amour et Franc-Maçonnerie (Littératures, p. 17-36), André Lebois s’intéresse aussi à ce sujet et écrit que "Dans le Voyage en Orient, il se réclamait de tout un mouvement dont il recherchait les origines : la Franc-Maçonnerie".
Lebois étudie la théosophie et note que
« de leur tradition se réclame plus ou moins ouvertement ce qu’on pourrait nommer la mythologie et l’éthique de la maçonnerie. Par-delà le Temple de Saint Bernard, on rejoint le Temple de Salomon et son architecte hiram– comme le nomme Nerval Adoniram (..) A travers ces mythes brille la resplendissante figure, riche à la fois de suggestions poétiques et de signification occulte, de la bien-aimée d’Adoniram, Balkis, reine de Saba.
A son propos, on assiste à un véritable détournement, par la Maçonnerie spéculative, de la légende contée par la Bible ou les glossateurs du catholicisme éthiopien, resté tout imprégné de judaïsme (…) Nerval retient du «mythe les passages aimables, mais il l’enrichit et le rattache aux traditions occultes. L’Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince des Génies, qui est le joyau du Voyage en Orient, devrait se nommer Les Amours de Balkis et d’Adoniram. C’est une exaltation de la Franc-Maçonnerie, étudiée dans sa genèse; c’est aussi une attaque contre l’esprit clérical et obscurantiste, représenté par Salomon, son grand-prêtre Sadoc et les trois ouvriers félons, Phanor, le maçon, Amrou, le charpentier, Méthousaël, le mineur, ennemis d’Adoniram par haine et ambition déçue. Aux ordres de Salomon, sectateur borné d’Adonaï, ils voudront empêcher l’achèvement du Grand œuvre – la mer d’airian’; ulcérés par leur échec, ils vont jusqu’au merutre d’Adoniram, qu’ils exécutent avec les outils mêmes de la maçonnerie: le marteau, le ciseau et le compas.
Nerval voit chez les Druses le climat mental de ses songes.Le fondateur de leur religion est le calife hakem, dont le voyageur nous conte la belle histoire avec autant d’émotion et de lyrisme que si c’était la sienne. «Les akkals druses ont les franc-maçons de l’Orient» (…) pendant la révolution, la Maçonnerie française avait fondé les loges des druses réunis, des Commandeurs du Liban. Nerval est donc en pays connu (…) Nerval ressuscite un mythe d’une importance capitale;..
A ce propos, Henri Prouteau nous apprend dans Littérature et maçonnerie (p. 345-346) qu’en 1843,
écrivant son «Voyage en orient», il va tenir vis-à-vis de certains de ses correspondants un langage assez singulier; dans la partie intitulée «les femmes du Caire», Gérard de Nerval écrit de l’un de ses personnages:«Il passa à florence pour chrétien; il le devint peut-être .. mais c’était un Druse, toujours … (au fond, la religion druse n’est qu’une sort de franc-maçonnerie, pour parler selon les idées modernes»
Sur ce point, il écrit dans sa correspondance avec Timothée O’Neddy :
Apprends maintenant une chose dont je n’avais moi-même qu’une vague idée: mes akkals druses sont les francs-maçons de l’Orient (…) Dans leur besoin de dominer des nations de races et de religions différentes, il est évident que ce sont eux qui ont établi ce système d’affiliations maçonniques, tout empreint, au reste des coutumes locales. Les idées orientales qui, par la suite, pénétrèrent dans leur ordre ont été cause en partie des accusations d’hérésie qu’ils subirent en Europe. La Franc-maçonnerie a, comme tu sais, hérité de la doctrine des templiers; voilà le rapport établi, voilà pourquoi les druses parlent de leurs coregionaires d’Europe dispersés dans divers pays (..) j’ai été nourri dans l’horreur du meurtre d’Adoniram et dans l’admiration du saint Temple …
Pour approfondir le sujet, nous vosu suggérons les études suivantes :
- Levionnois, Louis , « Nerval était - il franc - maçon ? » , Cahiers Gérard de Nerval , n ° 4 , 1981.
- Milner Max, Religions et religion dans le voyage en Orient de Gérard de Nerval, Romantisme, 1985, n°50. Religions et religion. pp. 41-52.
- L Knapp Bettina, "Gérard de Nerval : the queen of Sheba and theoccult", Nineteenth-Century French Studies, voL4, N0 3, 1976, p. 244-257.
- Histoire de la franc-maçonnerie au XIXe siècle / André Combes, 1998.
Par ailleurs le 14 février 2023, sera publié La légende d'Hiram, ouvrage qui devrait vous intéresser puisque "consacré à la légende d'Hiram, importante dans les rites maçonniques relatifs au grade de maître. Le premier texte est une étude retraçant les origines du grade, son rôle, ses fonctions et son utilité initiatique. Dans le second texte, extrait du Voyage en Orient, G. de Nerval, proche des milieux maçonniques de son temps, restitue les éléments fondamentaux du mythe d'Hiram".