D'où vient le rituel de ne plus se raser tant qu'on reste qualifié en Coupe de France de Football ?
Question d'origine :
Bonjour, D'où vient ou venait le rituel de ne plus se raser tant que l'on reste qualifié en Coupe de France de Football masculin ?...
Merci
Réponse du Guichet
Plusieurs raisons peuvent expliquer la barbe des footballeurs. Cela peut être le signe d'un rite de passage, d'une superstition de certains sportifs qui "utilisent divers procédés, relevant de la magie personnelle ou empruntés à la religion officielle, pour apprivoiser le sort et dompter l'aléatoire", ou d'enjeux économiques portés par le système pileux "tendances" des joueurs. Cette tradition viendrait du hockey new-yorkais des années 80 où la barbe, "associée à la bataille, à la notion de guerriers", a pris le nom de « playoffs beard ».
Bonjour,
Dans leur article Allez l'O.M. ! Forza Juve !La passion pour le football à Marseille et à Turin / Christian Bromberger, Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini, 8 | 1987, Rituels contemporains, les auteurs constatent des similitudes entre un match de football et une grande cérémonie religieuse :
Tous les ingrédients d'une cérémonie – au moins telle que la conçoit et la pratique la tradition chrétienne – semblent réunis dans ce type de rencontre sportive : des "fidèles" qui expriment leur effervescence émotionnelle selon une rigoureuse codification gestuelle (on s'assoit et on se lève à des moments bien déterminés de la partie...) et vocale ; des "confréries" regroupant les plus fervents (associations de supporters) ; des "officiants" chargés de l'exécution du sacrifice, avec lesquels les "fidèles" "communient" ; une organisation, le club, rigoureusement hiérarchisé, à l'image des appareils ecclésiaux ; des lois valables pour tous (les XVII Lois du Jeu : on emploie toujours des majuscules pour s'y référer), sur lesquelles veille, avec respect et autorité, l'International Board ; un lieu clos consacré au "culte", le stade, et, en son centre, la pelouse, inviolable par d'autres que par les "officiants" (on rapprochera les phénomènes de patriotisme de stade, fût-il ruiniforme, des phénomènes de campanilisme) ; un calendrier "liturgique" régulier qui culmine en certaines phases du cycle annuel (cette régularité est remarquable en Italie où "la partita", le match, et lui seul – il n'y a pas de "lever de rideau" – a toujours lieu le dimanche après-midi) ; une théâtralisation des rapports sociaux dans l'enceinte du stade, à l'image de la rigoureuse distribution des différents groupes sociaux lors des grandes cérémonies religieuses ; la présence obligée, lors des grandes "célébrations", des détenteurs du pouvoir dans la société ; l'attente du "sacrifice", enfin, consacrant, sur un mode mimétique, la victoire des bons sur les méchants, du bien sur le mal, de "nous" sur "les autres" (et, en cas de défaite, l'imprécation contre les forces du mal qui ont perturbé le déroulement et l'issue de la cérémonie : l'arbitre, le vent, la pluie qui a rendu le terrain gras, des officiants manquant de ferveur et de conviction, etc.)...
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Le football apparaît, en fait, comme un univers refuge et créateur de pratiques magico-religieuses, où l'on croit, sur un mode mi-parodique, mi-fervent là aussi, à l'efficacité symbolique. La densité des usages de cette nature est d'autant plus remarquable que rien ne prédispose le football, dans son histoire sportive, à être le dépositaire de tels investissements, contrairement, par exemple, aux sports d'Extrême-Orient qui s'inscrivent dans une riche tradition religieuse ou à l'athlétisme, qui a eu ses théologiens (tel P. de Coubertin). Joueurs et supporters – on peut parler ici d'homologie des comportements bien que ceux-ci n'aient pas le même champ d'application – utilisent divers procédés, relevant de la magie personnelle ou empruntés à la religion officielle, pour apprivoiser le sort et dompter l'aléatoire. Dans le premier cas de figure, ces rites sont fondés le plus souvent, sur le principe de l'analogie, ou, pour reprendre la terminologie de J.G. Frazer, sur la loi de similitude ("un effet est similaire à sa cause") et sur celui de la vertu du contact, la loi de contagion, selon l'expression du même auteur ("deux choses qui ont été en contact à un certain moment continuent d'agir l'une sur l'autre, alors même que ce contact a cessé.") Chez les joueurs, le choix des équipements et des emplacements est ainsi marqué du sceau du fétichisme : un maillot ou un short qui ont inauguré une série victorieuse seront portés systématiquement au fil d'une saison, voire d'une carrière. Zoff, l'ancien gardien de la Juve et de l'équipe nationale italienne, portait ainsi le même short au fil des saisons, au point de susciter les indignations hygiénistes du médecin de sa fédération ! Mais cette vigilance propitiatoire s'exerce surtout – cela n'étonnera pas – dans le choix et la préparation des chaussures : "Quand j'étais jeune, nous dit J-F. Domergue, je cirais mes crampons chez moi ; puis, un jour, j'ai oublié de le faire et je les ai cirées dans le vestiaire ; c'est ce jour-là que j'ai marqué mon premier but. Depuis, je cire tout le temps mes crampons dans le vestiaire." Parmi les joueurs actuels de l'O.M., c'est sans doute A. Giresse qui a poussé le plus loin les applications de la loi de similitude : "J'ai une pièce, un cellier, chez moi, où je les range toutes ; j'en ai 50-60 environ. Chaque chaussure a son histoire. Je connais tous les matches qu'a faits une paire de chaussures, et souvent j'en tiens compte... Il m'est arrivé de dire : `Je prends ces chaussures parce qu'elles ont déjà fait un 0-0'... et effectivement, ça a marché... Inversement, avec une autre paire, j'ai pu jouer deux fois avec et me blesser deux fois, donc, je ne les mets plus." D'autres joueurs enfilent toujours la chaussure droite avant la chaussure gauche, ou encore frappent leurs semelles, avant le début du match, contre les poteaux, pour amadouer le destin. Le choix des emplacements est aussi régi par les mêmes lois : occupation de la même place dans l'autocar qui mène au stade, au vestiaire, coutume de débuter la partie, nous l'avons dit, du même côté du terrain (quitte à inverser cette pratique si le sort s'est montré défavorable). D'autres usages témoignent encore de cette même vigilance fétichiste : ne pas se raser lors d'un cycle de matches de coupe (complexe de Samson), fixer la photo de son adversaire direct pendant les jours précédant une rencontre importante, etc.
D'après l'article de Ouest France Pourquoi les sportifs ne se rasent plus pour gagner ?, 24 novembre 2017, cette tradition, "associée à la bataille, à la notion de guerriers", viendrait du hockey :
Depuis plusieurs années, une superstition s’est également fait connaître et remporte un franc succès : ne plus se raser pour espérer gagner. Le principe varie peu : une fois que vous êtes lancé dans une compétition éliminatoire, des phases finales ou des play-offs, vous laissez vos rasoirs de côté et vous n’y touchez plus jusqu’à ce vous soyez battu.
En Amérique du Nord, cette barbe a pris un nom : la « playoffs beard », une page Wikipedia a même été créée à ce sujet, et au fur et à mesure, les supporters des clubs concernés s’y sont mis aussi. D’où la légende de la barbe qui pousse, qui pousse, et qui gagne…
Les versions varient mais d’une manière générale, toutes concordent vers le hockey, dans les années 80, du côté de New York. À cette époque, les Islanders, deuxième club de la ville derrière les Rangers, se sont mis à gagner tous leurs matchs, à décrocher des trophées à la pelle. « Un gars a commencé à porter la barbe, puis les autres avaient juste suivi », s’était souvenu Duane Sutter, joueur de l’équipe, dans la revue For The Win. Ce n’était donc pas plus compliqué que cela, ça n’allait pas chercher bien loin…
Jusque-là, il y avait bien eu le tennisman Björn Borg qui ne se rasait pas quand il disputait – et gagnait Wimbledon – mais cet effet de mode n’était alors que peu répandu dans le sport.
À la fin des années 1980, les Flames de Calgary, toujours en hockey, s’y sont mis aussi, puis c’était au tour des Devils du New Jersey à la mi-temps des années 1990… L’affaire était entendue. D’autres sports américains ont fini par reprendre cette superstition, et compte tenu de l’impact des sports américains sur les autres sports mondiaux, l’idée a fini par traverser l’Atlantique pour arriver en Europe… Depuis, en plus, se laisser pousser la barbe est devenu très populaire. Succès garanti.
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Dans l’imaginaire et d’un point de vue historique, la barbe est associée à la bataille, à la notion de guerriers. D’où le rapprochement avec le sport, avec le combat, la lutte. « Plus la bataille est difficile et longue, moins on a le temps de se raser. C'est ce qui est arrivé sur le front, dans les tranchées, pendant la Première Guerre mondiale », avait confié Olivier Bauer, professeur de théologie à l’Université de Montréal, au Journal de Montréal.
Plus récemment, Stéphane Héas dans son article « Prolégomènes aux trichologiques contemporaines dans les sports de haut niveau », Apparence(s), 10 | 2021, explique qu'en effet le poil joue un rôle important dans les rapports sociaux et peut être analysé au prisme des sportifs très présents dans les médias :
L’apparence physique a été l’objet de nombreuses analyses en sciences humaines et sociales, soulignant son importance à la fois normative et interactive. La beauté, par exemple, ou bien la stature corporelle, constitue des critères de hiérarchisation sociale, culturelle et économique. De la même manière, l’apparence pileuse intervient dans les relations, qu’elles soient les plus sociales (rencontres publiques, relations professionnelles, scolaires) ou les plus intimes (relations familiales, rencontres amoureuses ou sexuelles). Étant donné la présence massmédiatique des sports de haut niveau dans les sociétés contemporaines aujourd’hui, l’analyse des apparences pileuses des sportives et des sportifs les plus en vue révèle les anthroposociologiques sous-jacentes. La force des stéréotypes pileux confirme les relations entre les sexes, tout en « jouant » avec les rapports de genre. Le poil, apparent ou non, reste un acteur social clé de l’apparence humaine, en confirmant le poids des codes corporels genrés.
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Notre analyse exploratoire cible la population des sportifs de haut niveau, dans quelques activités physiques fortement médiatisées comme le football, le basketball ou le tennis. Elle rappelle combien les usages corporels peuvent être variés, tout autant que les significations attribuées à la barbe, et plus largement, aux coiffures. Les focales et les raccourcis médiatiques peuvent être dangereux. L’attention scientifique montre la variété des signes sur un « même objet » : la barbe contemporaine, et par extension, l’apparence pileuse.
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Nous assistons à une médiatisation en masse et à la spectacularisation des « têtes » sportives. La figure marchande du sportif a largement contré le stéréotype négatif qui prévalait, notamment pour les sports populaires comme le football (« tout dans les muscles/pieds, rien dans la tête ! »). Aujourd’hui, l’apparence des sportifs est donc largement visible et reconnue par la masse des spectateurs et téléspectateurs. Le visage contribue évidemment à cette reconnaissance sociale étendue. Les chevelures et les barbes sont devenues des indicateurs saillants.
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Les formes de trichophilie sportive, elles, semblent davantage reposer sur des éléments symboliques partagés au sein d’un groupe ou d’une subculture. Ainsi en est-il probablement de la chevelure longue des sportifs en lien avec le mythe de la force physique dans les sports collectifs comme le football ou le rugby. Tel Samson, un international de rugby comme Sébastien Chabal est devenu particulièrement repérable sur le terrain, lorsqu’il a commencé à laisser pousser ses cheveux et sa barbe. Car au début de sa carrière, son look pileux était banal, conforme. Ensuite, il a pu effrayer par son apparence cromagnonesque certains de ses adversaires, et bâtir, avec l’aide des médias et de ses sponsors, un début de légende, dénommée parfois la « Chabalmania » (sic).
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Des tendances plus ou moins durables sont repérables. Elles participent de la singularisation des sportifs de haut niveau face aux tenues standardisées des sports. En effet, dans les sports les plus médiatisés, et même à un niveau faible de compétition, les maillots, les teeshirts, les shorts ou les survêtements sont semblables pour permettre de distinguer les équipes ou les nations entre elles. Ce n’est que dans les sports les plus professionnalisés que les noms ou les prénoms des joueurs sont indiqués sur leur tenue. Dans ce contexte, arborer une coiffure particulière ou une barbe permet de se distinguer, et d’être distingué, plus facilement des autres.
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Puisqu’ils sont particulièrement médiatisés, les sportifs de l’élite du sport de haut niveau sont scrutés. Leurs changements de chevelure sont remarquables et remarqués. Les joueurs de la NBA qui arborent une barbe lors d’une saison alors qu’auparavant ils étaient glabres, comme Aaron Baynes, Steven Adams ou James Harden, interrogent, surtout dans le contexte géopolitique du terrorisme islamiste où la barbe sans moustache peut devenir un marqueur stigmatisant.
En dehors même des volontés et désirs des premiers concernés, les sportifs, ces changements peuvent aussi faire référence à des éléments rituels ou des événements majeurs d’une vie, les fameuses life crisis de l’ethnologie. Ces évolutions pileuses remarquables, remarquées, sont décrites par les médias à partir de la notion de rites de passage ès modifications capillaires.
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Après ce parcours pileux survolé dans le sport de haut niveau, du moins tel qu’il est médiatisé, la question de la tutelle de l’argent sur le sport de haut niveau est posée. En effet, étant donné les masses salariales, et plus largement les enjeux économiques astronomiques des spectacles sportifs les plus médiatisés, notamment professionnels, il est nécessaire de se demander si ces « modes », ces événements pileux qui parfois produisent des tendances, ne sont pas directement instrumentalisés par les premiers bénéficiaires, au premier chef desquels les propriétaires des clubs, les équipementiers et les diffuseurs d’images sportives ?
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Ces quelques éléments d’analyse de sources de seconde main soulignent la force du poil : sa repousse est contrôlée, coûte que coûte. Il s’agit, dans nos sociétés contemporaines, de valoriser le poil masculin viril et de réduire le poil corporel féminin, considéré comme disgracieux, tout en colorant ses cheveux avec les risques sanitaires induits par ces produits chimiques...
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Une dernière interrogation affleure. Au fil des semaines de compétition, le changement pileux (coiffure, barbe) semble correspondre à des moments clefs d’une saison, si ce n’est d’une carrière. S’agit-il d’une pratique expiatoire dans le sport comme dans la vie : après un échec sportif, après des problèmes judiciaires, il s’agirait de faire peau neuve ? La place des superstitions dans le sport de haut niveau est un phénomène à peine abordé scientifiquement : difficile de ne pas considérer que le fait de changer brutalement de coupe de cheveux, d’arborer une configuration de barbe particulière peut conduire un sportif à penser qu’il sera plus efficace sportivement parlant (inscrire des buts, gagner, effrayer les adversaires, etc.).
Pour aller plus loin :
La place des cheveux et des poils dans les rituels et le sacré /Christian Bromberger, conférence présentée au 23ème forum Peau Humaine et Société, à Paris, le 18 septembre 2015
Eluère, Manon, et Stéphane Héas. « Superstitions, cultures et sports, entre croyances et rationalisations. Le cas exploratoire d’une équipe féminine professionnelle de volleyball en France », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, vol. 113, no. 1, 2017, pp. 25-55.
Bonne journée.