Est-il possible d'être empalé sans émettre la moindre plainte ?
Question d'origine :
On raconte que Soleyman el-Halaby (assassin du général Kléber), condamné à mort, est resté plus de 4 heures empalé et le poing droit brûlé sans émettre la moindre plainte. Est-ce réellement possible ? Si oui, comment ?
Réponse du Guichet
D'après nos sources, il est peu probable que Soleyman ait pu supporter son supplice sans aucune plainte... mais pas impossible, notre cerveau recélant de riches stratégies pour atténuer les douleurs aiguës.
Bonjour,
Nous avons consulté les ouvrages suivants sans trouver d'éléments convaincants :
Ces ouvrages, assez grand public, s'attardent assez peu sur l'exécution de Soleyman el-Halaby. Si elles s'accordent pour préciser qu'il eut d'abord le poing (ou le poignet) brûlé, après quoi on l'empala, son agonie durant quatre heures, seul le troisième précise qu'il "mourut dignement, sans pitié pour sa victime, ni pour lui-même". L'auteur met ce calme face à la mort sur le compte du fanatisme : "inspiré" par trois oulémas (théologiens musulmans, qui furent d'ailleurs décapités devant lui juste avant son exécution) pour accomplir son geste, la certitude du paradis lui aurait donné courage.
Il nous est difficile d'attacher une foi totale à cette interprétation, l'auteur Christian Bazin n'étant pas historien et ne citant pas ses sources. Toutefois, la Bibliothèque municipale de Lyon étant un établissement généraliste, nos ressources historiques restent limitées et nous ne trouvons que peu de sources fiables. On trouve sur Gallica quelques documents d'époque, comme un Recueil des pièces relatives à la procédure et au jugement de Soleyman El-Hhaleby, assassin du général en chef Kléber qui comprend les minutes du procès et le jugement en français, en turc et en arable, mais qui a été écrit avant l'exécution de la sentence ; ou encore une Expédition des Français en Egypte anonyme, dont le ton très littéraire nous laisse quelque peu perplexes :
Soleyman montra dans les tortures une constance héroïque. Pour savoir qu'il avait des complices , il fallut que Barthélemi, lieutenant de Mourad-bey, lui promît de délivrer son père s'il faisait des révélations. Soleyman nomma quatre cheicks auxquels il s'était confié, et qui avaient gardé le silence. « J'ai rempli ma pro-messe, dit-il ensuite, hâtez-vous de remplir la vôtre, car mon pauvre père doit être bien inquiet de moi. Soleyman fut condamné à avoir le poing brûlé, à être empalé, et abandonné vif sur le pal, jusqu'à ce que les oiseaux de proie eussent dévoré son corps. Quant aux cheicks, on n'en put saisir que trois. Ils eurent la tête tranchée, et moururent sans courage, comme ils
avaient vécu sans honneur. Il n'en fut pas de même de Soleyman : complètement fanatisé, il souffrit, sans pâlir, tous les genres d'agonie ; et, lorsque procédant au brûlement du poignet, le bourreau le plaisanta sur ce qu'il se plaignait
d'un morceau de bois enflammé qui lui brûlait le coude, il rassembla ses forces, et lui dit, avec autant de fierté que de mépris : " Fais ton devoir en silence; la douleur dont je me plains n'était pas dans la sentence que mes juges ont
prononcée. "
En l'absence de travaux historiques plus fiables, nous avons interrogé un médecin, le docteur Laurent Damon, généraliste mais titulaire d'une capacité d'évaluation et de traitement de la douleur et que nous remercions ici : une agonie silencieuse après un empalement lui semble très peu probable, "à moins que la victime ait eu accès à de l'opium, le seul analgésique disponible à cette époque" même si "tout peut se voir en médecine".
Et de fait, on trouve dans la Relation historique et chirurgicale de l'expédition de l'armée d'Orient, en Egypte et en Syrie de Dominique-Jean Larrey, chirurgien militaire lors de la campagne d'Egypte et probable témoin oculaire de l'exécution, un témoignage qui, sans affirmer que Souleyman n'ait pas crié, atteste de son courage face au supplice :
« Le courage et le sang froid avec lequel Sulayman se laissa brûler la main droite et empaler étonnent l’homme sensible, et prouvent combien la ferme volonté de l’individu influe sur les sensations physiques. Il vécut environ quatre heures, au milieu des plus cruelles souffrances, sans faire entendre une seule plainte. La brûlure de la main s’était portée jusqu’aux os ; et le pal, après avoir dilacéré les viscères du bas-ventre, les nerfs et les vaisseaux, avait fracturé l’os sacrum, deux vertèbres lombaires, et s’était implanté dans le canal vertébral. Je me suis convaincu de ces faits par l’inspection que je fis, quelque temps après, de son cadavre, quoique déjà desséché : j’en ai déposé le squelette au muséum d’histoire naturelle. »
L'ouvrage peut être consulté sur Google livres.
Il faut remarquer la grande complexité des réactions de notre système nerveux et de notre cerveau face à la douleur. C'est ce que nous apprend Pourquoi la torture ne marche pas : l'interrogatoire à la lumière des neurosciences de Shane O'Mara, professeur de neurosciences à Dublin :
[...] il faut tout d'abord rappeler qu'on a en général tendance à sous-estimer sa capacité d'endurer la douleur. Les recherches montrent notamment qu'on sous-évalue souvent l'intensité et la durée de la douleur qu'on est capable d'endurer volontairement : c'est par exemple le cas dans les études qui demandent à leurs participants de garder le bras plongé dans de l'eau glacée. Il existe également un certain nombre de stratégies permettant de réduire l'intensité de la douleur. [...] Il y a aussi une autre façon de réduire la douleur qui consiste à s'efforcer de concentrer son attention sur un partie du corps qui ne souffre pas. Bien que ces stratégies ne fonctionnent bien sûr qu'à court terme, elles montrent néanmoins que l'expérience de la douleur peut être modulée par un certain nombre de processus cognitifs contrôlés.
De plus, physiologiquement, notre cerveau n'est capable de transmettre l'information de la douleur que d'une manière limitée, en temps comme en intensité. D'autres mécanismes permettent également de limiter l'expérience douloureuse :
Les cellules cérébrales ne sont que temporairement capables de signaler la présence d'un stimulus au cerveau, quelles que soient l'origine et la nature de ce stimulus [...]. Ceci est dû au système nerveux lui-même et cette limitation a une conséquence importante, même si elle varie un peu d'une partie du système nerveux à l'autre. En effet, cette limitation signifie que l'émission des potentiels d'action ne peut pas dépasser un certain taux, ce qui limite à son tour l'expérience de la douleur. Quand on se coince le doigt dans une porte ou quand on se casse un os, on commence par ressentir une douleur intense, mais elle finit bientôt par s'atténuer. Ceci s'explique parce que le cerveau ne peut plus traiter les signaux de douleur passé un certain point : au-delà de ce seuil, des mécanismes de contrôle empêchent la transmission au cerveau de signaux plus importants. De plus, la douleur peut entraîner une réponse analgésique dans certaines circonstances, en particulier grâce au système opiacé du cerveau [...]. Enfin, des réponses inflammatoires locales peuvent indirectement analgésier le site de la douleur. Tout cela peut provoquer une certaine insensibilité pendant quelques secondes, voire plusieurs heures. Passé un certain niveau d'intensité, la douleur peut d'ailleurs aussi provoquer un évanouissement, ce qui limite encore plus la capacité de sensation du sujet.
Par ailleurs, d'éminents spécialistes interrogés par Laure Cailloce dans son article Ce que l'on sait de la douleur, paru en 2019 dans le journal du CNRS, expliquent que l'absence de douleur constitueD'après "une véritable pathologie génétique" mais que de nombreux mystères entourent encore cette expérience sensorielle :
On dispose aujourd’hui d’une véritable cartographie cérébrale de la douleur : « quand on regarde les régions cérébrales actives lors d’un stimulus douloureux, on regarde une « matrice douloureuse » qui comporte environ une quinzaine de régions dans le cerveau, sans que l’on sache encore bien dans quel ordre ces dernières s’allument », détaille Luis Garcia-Larrea. Pour la partie émotionnelle, deux zones corticales sont particulièrement importantes, le cortex cingulaire antérieur et le cortex insulaire antérieur, sans oublier l’amygdale située dans la zone sous-corticale. Une chose est sûre, cependant : si dans le cerveau, les circuits empruntés par le signal douloureux sont séparés, l’expérience ressentie au final par l’individu est bien globale.
L’imagerie cérébrale ne permet en revanche ni de diagnostiquer la douleur chez un patient, ni de la quantifier. « La douleur est une expérience éminemment subjective, et un même stimulus va être ressenti différemment chez une personne ou l’autre, sans que l’on sache bien si la différence se joue au niveau des circuits de la nociception qui véhiculent le message sensoriel, ou au niveau du cortex cérébral lui-même », indique Michel Barrot. Le seul moyen d’évaluer la douleur à ce jour, c’est de demander au patient de la noter sur une échelle subjective (généralement de 0 à 10), une pratique de plus en plus répandue dans le milieu médical qui n’a pas toujours bien pris en compte la souffrance des patients.
Bonne journée.