Quelle est cette citation de Gargantua qui résume bien l'éducation holistique des humanistes ?
Question d'origine :
Je cherche une citation provenant du roman Gargantua et qui résume bien l'éducation holistique des humanistes.
Avez-vous des idées ?
Réponse du Guichet
Le Gargantua de Rabelais peut en effet se lire comme un manifeste pour une éducation humaniste. Celle-ci se définit en opposition par rapport à l'éducation médiévale, jugée abêtissante et radoteuse. Cependant, c'est peut-être dans le Pantagruel, précédent roman de l'auteur, qu'on trouve les citations les plus édifiantes sur ce sujet.
Bonjour,
Selon le CNRTL, est holistique une conception "qui relève de l'holisme, qui considère son objet comme constituant un tout."
Il s'agit donc d'une conception de l'éducation comme un tout, recherchant une certaine complétude. Pour comprendre comment le Gargantua de Rabelais se fait porte-parole d'une telle aspiration, nous consulterons l'ouvrage de Gérard Milhe Poutingon Un Roman pour le Roi : Gargantua, paru aux Presses universitaires de Rouen et du Havre en 2017 et lisible sur OpenEdition, et particulièrement son Chapitre III. L'éducation. Selon celui-ci, le propre de l'éducation humaniste dispensée au bon géant, c'est de s'opposer à l'éducation médiévale :
Quel est le but de cet effort ? Il faut, pour le comprendre, définir brièvement ce que l’on nomme l’« humanisme ». Au xve siècle, umanista est un terme employé dans les universités italiennes pour désigner des professeurs enseignant ce qu’on nommait studia humanitatis (grammaire, rhétorique…). L’humanisme se caractérise par une conception du savoir en rupture avec le Moyen Âge scolastique. Les lettrés avaient en effet pris l’habitude d’étudier les ouvrages antiques à l’aide de commentaires rédigés sous l’autorité de l’Église. Dès la fin du xve siècle, une nouvelle génération de lettrés reproche (injustement) à ses prédécesseurs d’accorder trop d’importance à ces gloses, de s’y consacrer exclusivement, au détriment des textes eux-mêmes et, ainsi, d’oublier le savoir de l’Antiquité. Dans le Pantagruel, Rabelais compare les commentaires scolastiques des Pandectes à des « brodures de merde » (OC, p. 231). Gargantua est contraint par ses précepteurs théologiens d’étudier « le supplementum » (p. 153). Il s’agit donc d’un commentaire, mais on ignore sur quoi il porte. Ce titre satirique suggère que la source commentée n’a aucune importance, seule vaut la glose. En humaniste, Rabelais prône l’accès direct aux textes, sans la médiation trompeuse de commentaires ineptes, écrits par de faux savants ignorant les langues anciennes. Les humanistes reprochaient en effet aux commentateurs scolastiques d’utiliser un latin fautif et sans élégance. Rabelais, lui, adopte la traduction érasmienne sicut lux au lieu de la version de la Vulgate, sicut nix (p. 115). Le sage Ponocrates fait lire directement à son élève « Pline, Athené, Dioscorides, Jullius pollux, Galen, Porphyre, Opian, Polybe, Heliodore, Aristoteles, Aelian et aultres » (p. 223). Eudémon est le produit de cette pédagogie : il impressionne son auditoire par sa maîtrise d’un art oratoire appris à la source, auprès des auteurs antiques, ces « Gracchus, Ciceron ou Emilius » qui revivent en lui (p. 157).
A cela ajoutons la diffusion de la langue grecque et la redécouverte des classiques de l'antiquité hellénique. L'éducation humaniste passe donc par un passé à retrouver, mais pas uniquement par amour des antiquités, car " S’il est précisé ensuite que Gargantua se rendra « à Paris, pour congnoistre quel estoit l’estude des jouvenceaulx de France pour iceluy temps » (p. 159), c’est parce que cette quête vise à donner de nouvelles orientations au présent."
L'éducation médiévale est une déception pour Gargantua. Elle se résume à une suite de commentaires repliés sur eux-mêmes, et ses maîtres "incitent le géant à réciter l’alphabet par cœur et à l’envers". A l'inverse de l'enseignement de Ponocrates, le second maître de notre héros et modèle de l'éducateur humaniste :
La méthode de Ponocrates est, elle, centrée sur l’élève. Plutôt que de le contraindre à de longues lectures indigestes, il parvient à lui donner le goût de l’étude au moyen d’activités ludiques ou pratiques. Alors que les « sophistes » accordaient une grande importance à la mémoire, Ponocrates privilégie l’explication : il « remonstre » (explique) (p. 195 et 215). L’enseignement des théologiens était exclusivement livresque ; celui de Ponocrates laisse une large place à l’observation de la nature, à l’éducation sportive et à l’art de chevalerie. En deux chapitres, Rabelais expose un programme d’enseignement vaste et complet. Il met ainsi en pratique ce que dit Gargantua dans la lettre à son fils. Après avoir longuement décrit l’ensemble des connaissances que le jeune Pantagruel doit acquérir, le géant conclut en effet : « Somme, que je voie un abysme de science » (OC, p. 245). Le roman applique ainsi l’idéal d’un savoir encyclopédique. C’est dans le Pantagruel que figure la première attestation imprimée du mot encyclopédie en français. Tiré du grec via le latin encyclopedia, il signifie, à partir d’une définition de Quintilien, « éducation circulaire, embrassant le cercle, la totalité, des connaissances6 ». Cette francisation a d’abord été effectuée par Budé dans l’Institution du prince. Le programme imposé par Ponocrates, fondé autant sur des connaissances intellectuelles universelles que sur des exploits physiques, autant sur la théorie que sur la pratique, autant sur l’étude que sur le jeu, est démesuré, donc symbolique. Il loue l’idéal d’une érudition circulaire permettant le contact entre toutes les disciplines.
Toutefois l'érudition ne vaut jamais pour elle-même : le savoir, chéri des humanistes, n'est pas indemne d'une certaine suspicion. Et ce pour des raisons religieuses : c'est "le désir de connaissance qui a entraîné la Chute", et même Erasme disait que " Mieux vaut être moins savant et aimer plus, qu’être plus savant et ne pas aimer". L'humilité doit rester une valeur cardinale, et la poursuite du savoir un moyen de constater sa propre ignorance.
Dans l'économie du roman, dont vous trouverez facilement plusieurs éditions sur Wikisource, l'éducation du géant couvre une dizaine de chapitres, de "Comment Gargantua feut institué par un Sophiste en lettres latines" (Chapitre XIIII) à "Comment Gargantua employoit le temps quand l’air estoit pluvieux" (Chapitre XXIIII). Ponocrates apparaît à la fin du chapitre XV, "Comment Gargantua fut mis soubz aultres pedagoges.". C'est donc dans les chapitres suivants que vous grapillerez les citations suivantes :
"Puis estudioyt quelque meschante demye heure, les yeulx assis dessus son livre, mais (comme dict le Comicque) son ame estoit en la cuysine."
"Pour mieux ce faire, l’indroduisait ès compagnies des gens savants que là étaient, à l’émulation desquels lui crut l’esprit et le désir d’étudier autrement et se faire valoir."
"en tel train d’étude le mit qu’il ne perdait heure quelconque du jour : ains tout son temps consommait en lettres et honnête savoir"
"Ainsi fut gouverné Gargantua, et continuait ce procès : de jour en jour, profitant comme entendez que peut faire un jeune homme, selon son âge, de bon sens, en tel exercice ainsi continué, lequel, combien que semblât pour le commencement difficile, en la continuation tant doux fut, léger et délectable, que mieux ressemblait un passe-temps de roi que l’étude d’un écolier."
A la fin du roman, Gargantua fait construire un lieu idéal pour une communauté de jeunes gens "bien nés et bien instruits". Cette évocation utopique d'une société parfaite, l'abbaye de Thélème représente les valeurs d'une éducation humaniste :
En leur règle n’était que cette clause :
FAIS CE QUE VOUDRAS,
parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversants en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire de vice, lequel ils nommaient honneur.
Pour une œuvre foisonnante comme celle de Rabelais, la moisson est un peu frugale, nous en convenons. C'est dû à la logique romanesque : c'est moins par des aphorismes généralisants que par l'action, les dialogues et la confrontation des personnages, que la pensée de l'auteur de déploie.
C'est peut-être dans le Pantagruel, son premier roman, qu'on trouvera la formulation la plus explicite de l'idéal d'éducation humaniste. Rappelons-le, Pantagruel est le fils de Gargantua. Dans sa jeunesse, son père lui écrit une longue lettre pour l'exorter à se cultiver avec passion, alors qu'il a entrepris une tournée des universités françaises. Voici des extraits de cette missive, nous mettons en gras des phrases qui pourraient vous intéresser :
« Et ce que présentement t’écris n’est tant afin qu’en ce train vertueux tu vives, que d’ainsi vivre et avoir vécu tu te réjouisses et te rafraîchisses en courage pareil pour l’avenir. À laquelle entreprise parfaire et consommer, il te peut assez souvenir comment je n’ai rien épargné, mais ainsi y ai-je secouru comme si je n’eusse autre trésor en ce monde que de te voir une fois en ma vie absolu et parfait tant en vertu, honnêteté et prudhommie, comme en tout savoir libéral et honnête, et tel te laisser après ma mort comme un miroir représentant la personne de moi ton père, et sinon tant excellent et tel de fait comme je te souhaite, certes bien tel en désir.
« Mais, encore que mon feu père, de bonne mémoire, Grandgousier, eût adonné tout son étude à ce que je profitasse en toute perfection et savoir politique et que mon labeur et étude correspondît très bien, voire encore outrepassât son désir, toutefois, comme tu peux bien entendre, le temps n’était tant idoine ni commode ès lettres comme est de présent, et n’avais copie de tels précepteurs comme tu as eu. Le temps était encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Goths qui avaient mis à destruction toute bonne littérature. Mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon âge rendue ès lettres, et y vois tel amendement que de présent à difficulté serais-je reçu en la première classe des petits grimauds, qui, en mon âge viril étais (non à tort) réputé le plus savant dudit siècle.
[...]
« Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se dise savant ; hébraïque, chaldaïque, latine. Les impressions tant élégantes et correctes en usance qui ont été inventées de mon âge par inspiration divine, comme, à contre-fil, l’artillerie par suggestion diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, qu’il m’est avis que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien, n’était telle commodité d’étude qu’on y voit maintenant, et ne se faudra plus dorénavant trouver en place ni en compagnie, qui ne sera bien expoli en l’officine de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prêcheurs de mon temps.
« Que dirai-je ? Les femmes et filles ont aspiré à cette louange et manne céleste de bonne doctrine. Tant y a qu’en l’âge où je suis, j’ai été contraint d’apprendre les lettres grecques, lesquelles je n’avais contemné comme Caton, mais je n’avais eu loisir de comprendre en mon jeune âge, et volontiers me délecte à lire les Moraux de Plutarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias et Antiquités d’Atheneus, attendant l’heure qu’il plaira à Dieu mon créateur m’appeler et commander issir de cette terre.
« Par quoi, mon fils, je t’admoneste qu’emploies ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertus. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Épistémon, dont l’un par vives et vocales instructions, l’autre par louables exemples, te peut endoctriner. J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement, premièrement la grecque, comme le veut Quintilien ; secondement la latine, et puis l’hébraïque pour les saintes lettres, et la chaldaïque et arabique pareillement, et que tu formes ton style, quant à la grecque, à l’imitation de Platon, quant à la latine, à Cicéron ; qu’il n’y ait histoire que tu ne tiennes en mémoire présente, à quoi t’aidera la cosmographie de ceux qui en ont écrit. Des arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique, je t’en donnai quelque goût quand tu étais encore petit, en l’âge de cinq à six ans ; poursuis la reste, et d’astronomie saches-en tous les canons. Laisse-moi l’astrologie divinatrice et l’art de Lullius, comme abus et vanités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes et me les confères avec philosophie.
« Et quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t’y adonnes curieusement qu’il n’y ait mer, rivière ni fontaine dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes et fructices des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout Orient et Midi, rien ne te soit inconnu.
« Puis, soigneusement revisite les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans contemner les talmudistes et cabalistes, et par fréquentes anatomies acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde qui est l’homme. Et par lesquelles heures du jour commence à visiter les saintes lettres, premièrement en grec le Nouveau Testament et Épîtres des Apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament. Somme, que je voie un abîme de science, car dorénavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra issir de cette tranquillité et repos d’étude et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et nos amis secourir en tous leurs affaires contre les assauts des malfaisants. Et veux que, de bref, tu essaies combien tu as profité, ce que tu ne pourras mieux faire que tenant conclusions en tout savoir, publiquement, envers tous et contre tous, et hantant les gens lettrés qui sont tant à Paris comme ailleurs.
« Mais parce que, selon le sage Salomon, sapience n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu et en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foi, formée de charité, être à lui adjoint, en sorte que jamais n’en sois désemparé par péché. Aie suspects les abus du monde. Ne mets ton cœur à vanité, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable à tous tes prochains et les aime comme toi-même. Révère tes précepteurs, fuis les compagnies de gens esquels tu ne veux point ressembler, et, les grâces que Dieu t’a données, icelles ne reçois en vain. Et quand tu connaîtras que auras tout le savoir de par delà acquis, retourne vers moi afin que je te voie et donne ma bénédiction devant que mourir.
« Mon fils, la paix et grâce de Notre Seigneur soit avec toi, amen. D’Utopie, ce dix-septième jour du mois de mars.
« Ton père,
« Gargantua. »
Bonne journée.